LA PETITE SIRÈNE , par Hans Christian Andersen
Traduit du danois par Paul Leyssac et publié pour la première fois en France dans le recueil CONTES PAR ANDERSEN à la librairie Stock, Paris, rue du Vieux Colombier, dans la collection "Maïa", en 1930.
Bien loin, en pleine mer, l'eau est bleue comme les pétales d’un bleuet et transparente comme du cristal, mais elle est si profonde qu’aucune ancre n’en toucherait jamais le fond, et qu'il faudrait bon nombre de clochers entassés les uns sur les autres pour arriver à la surface. Là est le domaine du peuple de la mer.
Maintenant n'allez pas vous imaginer qu’on n’y voit que du sable blanc. Bien au contraire, les plantes et les arbres les plus extraordinaires y poussent ; leurs ramures et leurs feuilles sont tellement souples qu'elles frissonnent comme les êtres vivants au moindre mouvement de l'eau. Tous les poissons, grands et petits, vont et viennent entre les branches, tout comme les oiseaux dans l'air.
Au fin fond des profondeurs se trouve le château du roi des mers. Les murs sont de corail et les grandes fenêtres en ogive du plus bel ambre, mais le toit est recouvert de coquillages qui s'ouvrent et se ferment suivant le flux et le reflux des vagues, et tous — spectacle merveilleux ! — renferment des perles si belles qu’une seule ferait honneur à la couronne d'une reine.
Le roi des mers était veuf depuis de longues années, mais sa vieille mère dirigeait la maison. C'était une maîtresse femme, si fière de sa haute naissance qu’elle portait douze huîtres à sa queue de poisson, tandis que les autres personnes de qualité n'avaient droit qu'à six. — Outre cela, elle avait beaucoup de mérites, surtout celui d’aimer tendrement ses petites-filles, les six jeunes princesses des mers. Elles étaient toutes charmantes, mais la plus jeune était la plus jolie. Elle avait la peau douce et fine comme une feuille de rose et ses yeux étaient bleus comme un lac profond ; seulement, comme ses sœurs, elle n'avait pas de pieds : son corps se terminait en queue de poisson.
Toute la sainte journée les princesses pouvaient s’amuser dans les grandes salles du château, où les fleurs vivantes poussaient dans le mur même. Quand on ouvrait les grandes fenêtres d’ambre jaune, les poissons entraient, comme chez nous les hirondelles ; ils venaient manger dans la main des petites princesses et se laissaient caresser par elles
Devant le château s’étendait un grand jardin planté d’arbres d’un rouge ardent ou d’un bleu foncé. Les fruits brillaient comme de l’or et les fleurs, qui agitaient sans cesse leurs feuilles et leurs tiges, ressemblaient à des flammes. Le sol était de sable fin, mais bleu comme un feu de soufre. Tout, en ces lieux, baignait dans une clarté étrange et bleuâtre, on se serait cru dans les airs, au sein de l’azur, plutôt qu'au fond des mers profondes. Par les jours de grand calme, on apercevait le soleil, pareil à une fleur de pourpre déversant de son calice des flots de lumière.
Chacune des princesses avait son coin de jardin qu’elle pouvait bêcher et planter à sa fantaisie. L'une d’elle donna à son jardin la forme d'une baleine, une autre préférait celle d’une sirène, mais la plus jeune fit le sien à l’image du soleil, tout rond, et planté uniquement de fleurs écarlates.
C'était une enfant étrange, réfléchie et silencieuse. Tandis que ses sœurs s’amusaient avec mille objets divers provenant de navires naufragés, elle ne voulait pour elle que des fleurs rouges qui ressemblaient au soleil là-haut, et une statue de jeune garçon, une admirable statue en marbre blanc, échouée au fond de la mer. Elle avait planté un saule pleureur, au feuillage rosé, qui poussait merveilleusement ; ses branches, souples et fraîches, se penchaient sur la statue et répandaient sur le sable au reflet bleu une ombre violette perpétuellement en mouvement comme les feuilles ; on aurait dit que la cime et les racines s’amusaient à se faire des gentillesses.
Rien ne valait pour elle le bonheur d'entendre parler du monde de là-haut, où vivent les hommes, et sa vieille grand’mère dut raconter tout ce qu'elle savait sur les navires, les villes, les hommes et les animaux. Elle était surtout charmée par l’idée que sur la terre les fleurs sentent bon — car au fond de la mer elles n’ont point de parfum, —que les forêts sont vertes, et que les petits poissons qu’on y voit nager entre les branches chantent délicieusement. La petite princesse n’ayant jamais vu d’oiseaux, la vieille grand’mère était bien obligée, pour se faire comprendre, d’appeler les oiseaux des poissons.
« Quand vous aurez quinze ans », dit la grand-mère, « vous aurez la permission de monter à la surface de la mer, de vous asseoir sur les rochers au clair de lune, pour voir passer les grands navires ; vous verrez aussi les forêts et les villes ! »
L’année suivante, l’aînée des sœurs allait atteindre sa quinzième année. Il y avait juste un an de différence entre elles ; la plus jeune devait par conséquent attendre cinq longues années avant de pouvoir monter à la surface de la mer et apprendre à connaître notre monde.
Mais elles se promettaient mutuellement de bien se raconter tout ce qu'elles auraient vu et le plus admiré le premier jour, car grand’mère ne leur racontait jamais assez ; il restait tant de choses qu’elles désiraient savoir !
La plus impatiente était certainement la plus jeune sœur, celle qui avait tant d’années à attendre et qui était si tranquille et si pensive. Souvent la nuit elle se tenait à la fenêtre ouverte, cherchant à percer de ses regards l’azur des flots que des poissons fouettaient de leurs queues et de leurs nageoires. Elle pouvait voir la lune et les étoiles ; seulement, vues à travers l'eau, elles paraissaient toutes pâles mais plus grandes qu'à nos yeux. Lorsqu’une ombre noire les voilait, elle savait que c'était ou une baleine ou un navire avec des hommes à bord qui passait au-dessus d’elle. Certes, ils ne se doutaient pas qu'une adorable petite sirène leur tendait ses blanches mains.
Le jour vint où l'aînée des sœurs atteignit sa quinzième année et put monter à la surface.
A son retour, elle avait mille choses à raconter, mais, d’après elle, le plus merveilleux avait été de rester étendue sur un banc de sable près de la côte par un beau clair de lune, de voir la grande ville où les lumières brillaient comme des centaines d'étoiles, d'écouter la belle musique, le brouhaha des voitures et des passants, de regarder les flèches et les tours d'églises et d'entendre sonner les cloches ; tout cela l’attirait d’autant plus qu’elle ne pouvait vivre sur la terre.
Ah! comme la petite sœur prêtait l’oreille ! Et dès lors, quand elle se tenait le soir près de la fenêtre ouverte, regardant à travers les ondes bleues, elle pensait à la ville avec ses lumières et son brouhaha, et il lui semblait que le son des cloches parvenait jusqu'à elle.
L’année suivante, la seconde sœur eut la permission de monter et de nager où bon lui semblerait. Elles sortit la tête de l’eau juste au moment où le soleil touchait l’horizon et pour elle rien ne pouvait rivaliser avec ce spectacle. « Tout le ciel semblait de l’or fondu », dit-elle, « et les nuages, oh ! les nuages, leur beauté, dépassait tout ce que l’on pouvait imaginer ! » Roses et violets, ils passaient au-dessus de la tête, mais plus rapide encore que les nuages passait une nuée de cygnes sauvages, pareille à un voile blanc lancé vers le ciel ; elle aurait voulu le suivre, mais le soleil disparut et les teintes roses ne tardèrent pas à s’évanouir.
L'année d’après, ce fut le tour de la troisième sœur. Elle était la plus hardie, aussi eut-elle le courage de remonter le cours d'un grand fleuve qui se jetait dans la mer. Elle vit de belles collines vertes, plantées de vignes, des châteaux et des fermes entourés des forêts superbes. Elle entendit chanter les oiseaux. Et la bonne chaleur du soleil ardent la forçait souvent à plonger sous l’eau pour rafraîchir son visage brûlant. Dans une anse, elle trouva une bande de petits êtres humains qui pataugeaient tout nus dans l'eau ; elle voulu jouer avec eux, mais ils se sauvèrent tous effrayés, et un petit animal noir — c'était un chien, mais elle n'en avait jamais vu — se mit à aboyer si terriblement qu'elle en eut peur et regagna la pleine mer. Mais jamais elle n’oublierait les belles forêts, les collines vertes, et les jolis enfants qui savaient nager, bien qu’ils n’eussent point une queue de poisson.
La quatrième sœur était moins courageuse. Elle resta au milieu de la pleine mer : l’immensité de la nappe d’eau qui s’étendait autour d’elle et le ciel qui s’arrondissait comme un énorme globe de cristal l’enthousiasmaient. Elle avait aperçu des navires, mais de si loin qu’ils avaient l’air de goëlands ; d’amusants dauphins faisaient des culbutes et de grosses baleines lançaient de l'eau par les narines, si bien qu’on eût dit des centaines de jets d'eau.
Arriva le tour de la cinquième sirène. Son anniversaire tombait en hiver, de sorte qu’elle vit des choses qu’aucune de ses sœurs n’avait pu voir à sa première montée. La mer était d’un vert glauque et, tout autour, il y avait de grandes montagnes de glace, pareilles à de grosses perles, seulement beaucoup plus grosses que des tours d’église faites de main d’homme. Elles affectaient les formes les plus bizarres et étincelaient comme des diamants. La petite sirène s’était assise, raconta-t-elle, sur une des plus hautes et, frappés de terreur, tous les navires avaient fui l’endroit où elle se tenait, laissant sa longue chevelure flotter au gré du vent. Mais vers le soir, le ciel se couvrit et un orage éclata. La mer déchaînée souleva d’énormes blocs de glace, illuminés par le feu des éclairs. L’épouvante et la détresse se répandirent sur tous les navires où l’on cargua les voiles ; mais elle resta tranquillement assise sur la montagne de glace regardant zigzaguer les éclairs sur la mer lumineuse.
La première fois que les sœurs sortaient de l’eau, elles revenaient émerveillées de tout ce qu’elles avaient vu ; mais, pouvant monter à loisir, bientôt elles ne s’en souciaient plus autant ; il leur tardait de revenir à leur demeure et, au bout d’un mois, elles déclaraient qu’on était beaucoup mieux au fond des mers et que tout y était plus beau.
Le soir, les cinq sœurs, se tenant par la main, montaient ensemble à la surface des flots. Elles avaient des voix enchanteresses et, s’il survenait quelque orage, elles nageaient devant les navires prêts à sombrer, chantant les merveilles du fond de la mer et criant aux marins de ne rien redouter. Mais ceux-ci ne comprenaient pas : ils croyaient que c’était le vent qui soufflait ; et jamais ils ne virent les merveilles de l’abîme, car, sitôt le navire coulé, ils se noyaient et n’arrivaient qu’à l’état de cadavres au château du roi des mers.
Quand les sœurs montaient ainsi enlacées, la petite sœur, restée seule, les suivait du regard ; elle aurait eu bien envie de pleurer, mais une sirène n’a point de larmes et n'en souffre que davantage.
« Que n'ai-je quinze ans ! » soupirait-elle ; « je sens combien j'aimerais le monde d’en haut et tous ceux qui l’habitent ! »
Enfin le jour vint où elle atteignit ses quinze ans.
« Te voilà grande », dit la vieille reine douairière ; « viens, que je te fasse belle comme tes sœurs. » Et elle lui posa sur la tête une couronne de lis blancs dont chaque pétale était formé d’une demi-perle et, comme signe de sa haute naissance, huit grosses huîtres durent s’attacher à la queue de poisson de la princesse.
« Cela me fait mal », dit la petite sirène.
« Il faut prendre son mal en patience, si on veut être belle », dit la grand’mère.
Oh ! comme elle aurait voulu secouer toute cette parure et rejeter cette couronne si lourde ! Les fleurs rouges de son jardin lui allaient beaucoup mieux, mais elle n'osait rien changer. « Au revoir », dit-elle ; et légère comme une bulle d’air, elle monta à travers les eaux.
Le soleil venait de se coucher lorsqu'elle apparut à la surface de la mer, mais les nuages resplendissaient encore comme de l’or et des roses. L'étoile du soir brillait pure belle dans un ciel rose pâle, l'air était doux et frais, la mer calme et paisible. Près d’elle se trouvait un grand trois-mâts, une seule voile dehors, car il n'y avait pas un souffle de vent. Beaucoup de matelots étaient assis sur les vergues et sur les cordages. Une musique jouait à bord et, à mesure que la nuit tombait, des centaines de lanternes de couleur s’allumaient : on aurait dit des pavillons de toutes les nations de la terre. La petite sirène nagea jusqu'à la fenêtre du grand salon, chaque fois que l’eau la soulevait, elle apercevait par les vitres transparentes toute une société de personnes en grande toilette. Mais le plus beau de tous était un jeune prince aux grands yeux noirs ; Il n’avait que seize ans et la fête était précisément donnée pour célébrer son anniversaire.
Les matelots dansaient sur le pont et, au moment où le jeune prince se montra, plus de cent fusées s’élevèrent dans l’air, répandant une clarté pareille à celle du jour. La petite sirène eut peur et plongea sous l'eau, mais bientôt elle reparut et alors il lui sembla que toutes les étoiles du ciel descendaient sur elle ; jamais elle n'avait vu pareille feu d’artifice : de grands soleils tournoyaient, de magnifiques poissons de feu fendaient l'air et se reflétaient dans la nappe d’eau limpide et calme. Le navire était si bien éclairé qu'on pouvait y distinguer jusqu’au moindre cordage et les gens encore mieux. Oh ! qu’il était beau, le jeune prince ! Il allait, serrait les mains des matelots, riait, causait gaiement, cependant que la musique montait dans la belle nuit sereine.
Il se faisait tard, mais la petite sirène ne pouvait quitter des yeux le navire et le jeune prince charmant. Peu à peu les lanternes de couleur s’éteignirent, les fusées et les coups de canon cessèrent mais, dans les profondeurs, la mer commençait à gronder. Les voiles se déployèrent l’une après l’autre et le navire fila rapide. Les vagues grossissaient ; des nuages noirs s’amoncelaient, au loin brillaient les éclairs : l’orage s’annonçait épouvantable ! Les marins carguaient les voiles et le grand navire glissait à toute vitesse sur la mer en courroux. Les ondes, se dressant comme des montagnes noires, menaçaient de l’engloutir, mais le bâtiment plongeait, tel un cygne au creux des vagues en furie pour s’élever l’instant d’après sur les crêtes tumultueuses.
Cette course effarée enchantait la petite sirène, mais ne plaisait guère à l’équipage. Le vaisseau craquait de toutes parts, la charpente cédait sous le choc des vagues, le grand mât cassa comme un roseau, le navire pencha de côté et l'eau pénétra dans la cale. Alors seulement la petite sirène comprit que l’équipage était en danger ; elle-même dut se garder des épaves et des poutres qui l’environnaient.
L’obscurité était si profonde qu'elle ne distinguait absolument plus rien, sauf quand un éclair déchirait la nuit et rendait visible tout le monde à bord. Dans la confusion générale, elle cherchait des yeux le jeune prince et elle le vit disparaître dans les eaux noires au moment où le navire coula. Transportée de joie elle crut d’abord qu’il allait descendre vers son palais, mais elle se rappela vite que les hommes ne peuvent vivre dans l'eau et qu'il serait mort avant d’arriver au château de son père. Ah ! non ! il ne fallait pas qu'il mourût ! Au risque de se faire écraser, elle nagea entre les épaves, plongea à plusieurs reprises et parvint enfin à rejoindre le prince dont les forces commençaient à s’épuiser. Il ne pouvait pas lutter contre les vagues, ses beaux yeux se fermaient, et sans la petite sirène il était perdu ; mais elle lui souleva la tête, et, le soutenant dans ses bras, s’abandonna avec lui au caprice des flots.
Vers le matin, l’orage était passé, mais du navire il ne restait plus trace. Le soleil, qui se levait rouge et superbe, semblait ramener sur les joues du prince les couleurs de la vie, mais ses yeux restaient clos. La petite sirène embrassa son beau front et releva ses cheveux mouillés ; elle lui trouva une ressemblance avec la statue de marbre de son petit jardin et fit des vœux pour qu’il revînt à la vie.
Elle voyait maintenant devant elle la terre ferme avec des grandes montagnes bleues aux cimes couvertes de neige. Au pied des montagnes se dressaient de belles forêts vertes, et, sur la lisière, un monument, église ou monastère, elle n’aurait su dire. Dans le jardin fleurissaient des citronniers et des orangers, et devant la porte s’élevaient des hauts palmiers. La mer formait une petite baie calme mais très profonde et, au pied de la falaise, le sable était fin et blanc. C’est là qu’elle déposa le beau prince, la tête soigneusement relevée et tournée vers le soleil.
Les cloches du grand monument blanc se mirent à sonner et une troupe de jeunes filles apparut dans le jardin. Alors la petite sirène se couvrit les cheveux et la tête d’écume pour cacher sa petite figure et se réfugia derrière de grosses pierres pour voir ce qui arriverait au pauvre prince.
Presque aussitôt une jeune fille passa devant lui, s’arrêta effrayée, mais se remit bien vite et alla chercher d’autres personnes. La petite sirène vit que le prince avait repris ses sens et qu’il souriait à tout le monde — à elle seule il ne souriait pas : il ignorait absolument que c’était elle qui l’avait sauvé. Elle avait le cœur gros, et quand on eut conduit le prince dans le grand monument, elle plongea tristement dans la mer pour regagner le château de son père.
Elle avait toujours été silencieuse et réfléchie ; à partir de ce jour, elle le fut encore davantage. Ses sœurs la questionnèrent sur ce qu'elle avait vu à sa première montée, mais elle ne leur raconta rien.
Bien souvent, matin et soir, elle retournait à l’endroit où elle avait laissé le prince. Elle vit mûrir les fruits du jardin, elle vit fondre la neige des hautes cimes, mais pour le prince, elle ne le vit point, et chaque fois elle revenait plus triste. Sa seule consolation était de s’asseoir dans son petit jardin et d’entourer de ses bras la belle statue de marbre qui ressemblait au prince. Elle ne soignait plus ses fleurs qui poussaient à leur gré et enchevêtraient leurs tiges et leurs feuilles dans les ramures des arbres, en sorte qu’il régnait toujours une certaine obscurité.
A la longue elle n'y tint plus et se confia à une de ses sœurs. Celle-ci s’empressa de tout raconter, mais seulement aux autres sœurs et à quelques sirènes qui ne le répétèrent qu’à leurs amies intimes. Parmi elles, il s’en trouvait une connaissait le prince, elle aussi avait vu la fête à bord du navire ; elle savait d'où venait le prince et où était son royaume.
« Viens, petite sœur » dirent les autres princesses, et, se donnant la main, elles montèrent enlacées devant le château du prince.
Ce château était construit en pierre d’un jaune pâle et luisant, avec de grands escaliers de marbre dont un descendait jusqu’au bord de la mer. De magnifiques coupoles dorées s’élevaient au-dessus du toit et entre les colonnes des galeries étaient disposées des statues de marbre qu’on eût dit vivantes. À travers les grandes vitres on voyait de beaux salons avec des tentures et des tapis superbes, les murs étaient couverts d’admirables tableaux qu’on avait plaisir à regarder. Au milieu du grand salon une fontaine lançait ses eaux jusqu’à la coupole en verre du plafond. Les rayons du soleil irisaient le jet d’eau et les plantes rares du bassin.
La petite sirène connaissait maintenant la demeure du prince. Elle y revint souvent, le soir aussi bien que la nuit. Aucune de ses sœurs ne s’était aventurée aussi près de la côte, mais elle eut le courage de remonter le canal étroit et de s’asseoir sous le grand balcon de marbre qui, au clair de lune, projetait son ombre sur l’eau. Elle y voyait le jeune prince, qui se croyait absolument seul.
Maintes fois, le soir, elle le vit naviguer, au son de la musique, dans son riche bateau pavoisé ; couchée dans les roseaux verts, elle le suivait du regard ; et si quelqu’un apercevait son voile blanc, il croyait voir s’élever un cygne.
Souvent la nuit elle entendait les pêcheurs dire beaucoup de bien du jeune prince et elle se réjouissait de lui avoir sauvé la vie. Elle se rappelait combien elle l’avait tenu fermement appuyé contre elle, et comme elle avait embrassé son front. Lui, il ignorait absolument tout cela et ne pouvait même pas rêver à elle.
De jour en jour, elle aimait davantage les hommes et désirait plus ardemment vivre au milieu d’eux. Leur monde lui paraissait beaucoup plus vaste que le sien, leurs forêts et leurs champs s’étendaient à perte de vue ; ils étaient capables de franchir les mers sur des navires et de monter jusqu’au sommet des montagnes, au-dessus des nuages. Il y avait mille choses qu’elle désirait savoir et comme ses sœurs ne pouvaient répondre à toutes ses questions, elle s’adressa à la vieille grand’mère qui connaissait très bien le monde supérieur : c’est ainsi qu’à juste titre elle désignait les pays au-dessus des mers.
« Est-ce que les hommes, s’ils ne se noient pas, vivent éternellement ? » demanda la petite sirène ; « ou bien meurent-ils sur terre, comme nous au fond des mers ? »
« Oui », répondit la vieille grand’mère, « il faut aussi qu’ils meurent ; leur existence est même plus courte que la nôtre. Nous pouvons vivre trois cents ans, mais quand nous cessons d'exister ici nous nous transformons en un peu d’écume de mer ; nous n’avons même pas une tombe au milieu des nôtres. Nous n'avons pas d'âme immortelle et pour nous tout finit à la mort ; nous sommes comme le roseau qui, une fois coupé, ne reverdit plus jamais ! Les hommes au contraire possède une âme qui vit éternellement, et survit à leur corps qui se change en poussière. Elle s'élève à travers les airs jusqu'aux étoiles brillantes. Comme nous, nous montons du fond de la mer pour voir les pays des hommes, eux s’élèvent à de délicieux endroits inconnus, que nous ne verrons jamais. »
« Et pourquoi n'avons-nous pas une âme éternelle aussi ? » dit tristement la petite sirène; « je donnerais les centaines d'années que j'ai à vivre pour être de la race des humains, ne fût-ce qu’un jour, et avoir ensuite ma part dans le monde célèste ! »
« Ne pense pas donc pas à toutes ces choses-là », dit la grand’mère, « nous sommes bien plus heureux ici que les hommes là-haut.
« Il faut donc un jour que je meure et que je ne sois qu’un peu d’écume sur la mer ? Je n’entendrai plus le murmure des vagues, je ne verrai plus ni les belles fleurs ni le soleil flamboyant. Ne puis-je absolument rien faire pour obtenir une âme immortelle ? »
« Non », dit la vieille ; « il faudrait pour cela qu’un homme s’éprit d’amour pour toi, qu’il t’aimât plus que père et mère. S’il te jurait une fidélité éternelle et faisait unir par un prêtre sa main droite à la tienne, en t’aimant de tout son cœur et de toute sa pensée, alors son âme entrerait en communion intime avec ton corps et tu participerais au bonheur des hommes ; il te donnerait une âme tout en gardant la sienne. Mais cela n’arrivera jamais. Ta queue de poisson, que nous regardons ici comme la plus grande beauté, les hommes la trouvent hideuse. Ils n’y entendent rien, pour être belle à leurs yeux, il faut avoir deux grossiers supports qu’ils appellent des jambes ».
La petite sirène soupira tristement et regarda sa queue de poisson.
« Soyons contents » dit la vieille, « sautons, dansons et amusons-nous pendant nos trois cents ans ; c’est ma fois un temps raisonnable ; le repos n’en sera que meilleur après. Ce soir, nous avons bal à la Cour ! »
Jamais, sur terre, on ne vit pareille splendeur. Les parois et le plafond de la salle de bal étaient en cristal épais mais transparent. Des centaines de coquillages roses et verts, alignés de chaque côté, éclairaient toute la salle de feux bleuâtres et illuminaient, à travers les murs transparents, toute la mer environnante ; on voyait accourir vers les parois d’innombrables poissons, grands et petits ; il y en avait dont les écailles semblaient de pourpre, d’autres d’or et d’argent. Au milieu de la salle coulait une large rivière, sur laquelle des dauphins et des sirènes dansaient au son de leurs propres voix, infiniment plus belles que celles des hommes. Personne ne chanta aussi bien que la petite sirène. Elle eut un tel succès que pour un moment elle se sentit transportée de joie, car elle savait que ni dans la mer ni sur la terre, il n’y avait de voix comparable à la sienne. Mais le souvenir du monde supérieur lui revint ; elle ne pouvait oublier le beau prince ni secouer le chagrin qui lui venait de ne pas posséder comme lui une âme immortelle. Elle quitta doucement la fête et le château pour aller s’asseoir tristement dans son petit jardin. Là, elle entendit le son du cor qui arrivait jusqu’à elle et elle se dit : « c’est lui qui passe là-haut ! lui que j’aime plus que père et mère, lui qui occupe toutes mes pensées, à qui je confierais le bonheur de ma vie ! Je risquerai tout au monde pour arriver à lui et gagner une âme immortelle ! Pendant que mes sœurs s’amusent dans le château de mon père, j’irai trouver la sorcière de la mer ; elle m’a toujours fait une peur atroce, mais peut-être pourra-t-elle m’aider et me donner un bon conseil ! »
La petite sirène sortit de son jardin et se dirigea vers les eaux tourbillonnantes, derrière lesquelles se trouvaient la demeure de la sorcière. Jamais elle n’avait passé par là ; pas une fleur, pas un brin d’herbe n’y poussait ; un sable gris s’étendait jusqu’à l’endroit où les eaux tournoyaient comme des roues de moulin, emportant et engloutissant tout ce qui atteignait leur furie. Il lui fallait traverser toutes ces terreurs pour arriver jusqu’au territoire de la sorcière. Il fallait encore cheminer longuement sur une boue chaude et bouillonnante que la sorcière appelait sa tourbière. Derrière, au milieu d’une forêt bizarre, se trouvait sa maison. Tous les arbres et tous les buissons étaient des polypes, moitié animaux, moitié plantes, qui avaient l’air de serpent à cent têtes sortant de terre ; toutes les branches étaient de longs bras visqueux aux doigts souples et molasses comme des chenilles qui s’entortillaient autour de tout ce qu’ils pouvaient saisir et ne le lâchaient plus jamais. Frappée d’épouvante, la petite sirène s’arrêta : son cœur battait à se rompre et elle fut sur le point de s’en retourner ; mais elle pensa au prince, à l’âme immortelle des hommes et reprit courage. Elle noua autour de sa tête ses longs cheveux flottants, pour que les polypes ne pussent la saisir, croisa les mains sur sa poitrine et passa comme une flèche à travers les horribles polypes qui allongeaient vers elle leurs bras et leurs doigts flexibles. Elle vit que tous serraient quelque chose dans leurs tentacules, soit des squelettes blancs de naufragés, soit des gouvernails, des coffres ou des carcasses d’animaux ; et pour comble d’horreur elle vit une petite sirène qu’ils avaient saisie et étouffée.
Elle parvint enfin à une grande clairière gluante où les couleuvres d’eau se vautraient en montrant leur ventre hideux, d’un jaune sale. Au milieu de cette forêt se trouvait une maison construite d’ossements de naufragés. C’est là que se tenait la sorcière. Elle faisait manger un crapaud dans sa main, comme on fait manger du sucre aux petits canaris. Elle appelait d’horribles couleuvres d’eau ses petits poussins, et les laissait se pelotonner sur sa grosse poitrine flasque.
« Je sais bien ce qui t’amène », dit la sorcière ; « c’est insensé ce que tu désires ; mais cependant je m’y prêterai, car cela te portera malheur, ma toute belle princesse. Tu veux te débarrasser de ta queue de poisson et la remplacer par deux de ces supports sur lesquels marchent les hommes, pour que le jeune prince tombe amoureux de toi, t’épouse et te procure une âme immortelle. » Ce disant, la sorcière éclata d’un rire si atroce que les crapauds et les couleuvres roulèrent à ses pieds.
« Tu arrives juste à temps, car demain matin, au lever du soleil, il eût été trop tard, il aurait fallu attendre une année entière. Je vais te préparer un philtre, que tu emporteras à terre au point du jour. Tu iras t’asseoir sur la côte pour le boire ; alors ta queue de poisson se rétrécira et se partagera en ce que les hommes appellent deux belles jambes. Mais cela te fera mal, comme si on te coupait le corps d’une lame tranchante. Cela fait, chacun te déclarera la plus charmante créature qu’il ait jamais vue. Tu conserveras ta démarche légère et gracieuse, mais chaque pas te sera aussi douloureux que si tu marchais sur des couteaux. Je pourrais t’aider si tu veux accepter toutes ces souffrances. »
« Je les accepte », dit la petite sirène, la voix tremblante ; car elle pensait au prince et à l’âme immortelle qu’elle allait gagner.
« Mais souviens-toi », continua la sorcière, « que du moment où tu auras pris la forme humaine, jamais plus tu ne pourras redevenir sirène, jamais plus tu ne pourras descendre au fond des eaux pour voir tes sœurs et le château de ton père. Si tu ne t’attaches le prince au point qu’il oublie pour toi père et mère, s’il ne se donne à toi de tout son cœur et de toute son âme et s’il ne fait bénir votre union par un prêtre, jamais tu n’auras une âme immortelle. S’il en épouse une autre, le premier matin qui suivra son mariage ton cœur se brisera et tu ne seras plus qu’un peu d’écume sur les flots. »
« J’y consens », dit la petite sirène, pâle comme une morte.
« Mais moi aussi j’entends avoir mon salaire », dit la sorcière, « et ce n’est pas peu de chose que je te demanderai. Ta voix est la plus belle qui soit au royaume de la mer et tu comptes t’en servir pour séduire ton prince ; mais cette voix-là tu me la donnera en échange de mon philtre ; je veux ce que tu as de plus beau ! car il faut que je te verse de mon propre sang pour que le philtre soit acéré comme une épée à deux tranchants ! »
« Mais si tu prends ma voix », dit la petite sirène, « que me restera-t-il ? »
« ton corps adorable, ta démarche légère et gracieuse, et tes yeux expressifs ; cela te suffira bien pour séduire le cœur d’un homme. Allons ! as-tu perdu courage ? Tire ta petite langue, que je la coupe et je te donnerai mon philtre ! »
« Soit », dit la petite sirène, et la sorcière mit le chaudron sur le feu pour faire bouillir le breuvage magique. « La propreté a du bon », dit-elle, en frottant le chaudron avec un paquet de couleuvres. Puis elle se fit une entaille à la poitrine et laissa son sang noir couler goutte à goutte. La vapeur prenait des formes bizarres et affreuses. À chaque instant la sorcière ajoutait quelque nouvel ingrédient, et, au moment où le mélange se mit à bouillonner, on crut entendre des gémissements de crocodiles. Le philtre, une fois préparé, ressemblait à de l’eau claire !
« Le voilà », dit la sorcière. Puis elle coupa la langue à la sirène qui dès lors fut muette et ne put ni parler ni chanter.
« Si les polypes veulent te saisir quand tu traverseras ma forêt », dit la sorcière, « tu n’as qu’à leur jeter une seule goutte de mon breuvage et leurs bras et leurs doigts éclateront en mille morceaux. »
Mais ce ne fut point nécessaire. Quand les polypes virent luire le philtre dans sa main comme une étoile brillante, ils reculèrent épouvantés et elle put rapidement traverser la forêt, la tourbière et les eaux tourbillonnantes.
Elle vit le château de son père : les lumières étaient éteintes, tout le monde dormait sans doute, mais elle n’osait y entrer maintenant qu’elle était muette, qu’elle allait les quitter pour toujours. Il lui semblait que son cœur se brisait de chagrin. Elle se glissa dans le jardin, cueillit une fleur au parterre de chacune de ses sœurs, envoya du bout des doigts mille et mille baisers au château et monta à travers l’azur des flots.
Le soleil n’était pas encore levé quand elle aperçut le château du prince et, par un beau clair de lune, monta le grand escalier de marbre. La petite sirène but le philtre : ce fut comme si une épée tranchante partageait son corps fragile ; elle perdit connaissance et resta comme morte. Quand elle revint à elle, le soleil brillait, elle éprouvait une douleur cuisante, mais devant elle, la regardant de ses beaux yeux noirs, se tenait le jeune prince. Elle baissa les yeux et vit que sa queue de poisson avait disparu : à la place elle avait deux petites jambes adorables. Seulement, comme elle était toute nue, elle s’enveloppa de sa longue et belle chevelure. Le prince lui demanda qui elle était, et d’où elle venait, mais pour toute réponse, ne pouvant parler, elle fixa sur lui son beau regard si doux et pourtant si triste. Il la prit par la main pour la conduire au château. Comme l’avait dit la sorcière, chaque pas lui causait une douleur aussi vive que si elle eût marché sur des couteaux : mais elle l’endura volontiers et, légère comme une bulle d’air, elle monta, conduite par le prince qui admirait comme tout le monde sa démarche légère et gracieuse.
On l’habilla de soie et de mousseline : elle apparut belle entre les belles, mais muettes, ne pouvant ni chanter ni parler. De gracieuses esclaves, vêtues d’or et de soie, chantèrent devant le prince et la famille royale. Il y en eut une qui chanta mieux que les autres ; le prince l’applaudit en souriant et la petite sirène se sentit toute triste : elle savait qu’elle-même aurait bien mieux chanté, et elle se dit : « Ah ! s’il savait que pour être auprès de lui, j’ai sacrifié ma voix à tout jamais ! »
Les esclaves exécutèrent ensuite de gracieuses danses au son d’une musique douce et charmante. À cette vue la petite sirène arrondit gracieusement ses beaux bras blancs, se leva sur la pointe des pieds et dansa sans presque toucher le parquet, dansa comme jamais personne n’avait dansé. Chaque mouvement faisait ressortir sa beauté et ses yeux parlaient au cœur mieux que le chant des esclaves. Tout le monde était en extase, surtout le prince qui l’appelait sa charmante enfant trouvée ; elle dansa encore et encore bien qu’elle souffrit le martyre chaque fois que son petit pied touchait terre. Le prince dit qu’il la garderait toujours auprès de lui et elle eut la permission de dormir devant sa porte, sur un coussin de velours.
Il lui fit faire un costume d’amazone pour qu’elle pût le suivre à cheval. Avec lui, elle traversa les grands bois parfumés où les branches vertes frôlaient son épaule et où les petits oiseaux chantaient dans le feuillage. Avec lui, elle gravit les hautes montagnes ; ses petits pieds saignaient,mais sans y prendre garde, elle le suivait toujours : et, au-dessus d’eux, ils voyaient les nuages flotter comme une bande d’oiseaux volant vers les pays lointains.
La nuit, tandis que tous dormaient au château, elle descendait le grand escalier de marbre et allait rafraîchir dans l’eau froide de la mer ses pieds meurtris et brûlants. Et elle songeait à tous les siens au-dessous d’elle dans les profondeurs des eaux.
Une nuit, elle aperçut ses sœurs qui nageaient enlacées et chantaient tristement. Elle les appela d’un signe. Elles la reconnurent et lui dirent quel grand chagrin leur avait causé son départ. Dès lors elles revinrent chaque nuit. Une fois même elle vit tout au loin sa vieille grand’mère qui depuis de longues années n’était pas montée à la surface et, près d’elle, le roi des mers, sa couronne sur la tête. Ils lui tendirent les mains, mais n’osèrent l’approcher d’aussi près que ses sœurs.
De jour en jour le prince la chérissait davantage, mais il l’aimait comme on aime une douce et aimable enfant ; jamais l’idée de l’épouser ne lui vint à l’esprit. Or, il fallait qu’il en fît sa femme pour qu’elle obtînt une âme immortelle ; ou bien, s’il en épousait une autre, le lendemain des noces la petite sirène ne serait plus qu’un peu d’écume sur la mer.
« M’aimes-tu plus que toutes les autres ? » semblaient lui demander les deux yeux de la petite sirène, quand il la prenait dans ses bras et l’embrassait sur le front.
« Oui », lui répondait le prince, « je t’aime plus que les autres, car personne n’a aussi bon cœur que toi et personne ne m’est aussi dévouée que toi ; puis tu ressembles à une jeune fille que j’ai vue un jour, mais que je ne retrouverai probablement jamais. J’étais à bord d’un navire qui fit naufrage et les vagues me rejetèrent sur la rive, près d’un temple desservi par des jeunes filles. La plus jeune me trouva et me sauva la vie. Je ne l’ai vue que deux fois et je n’aimerai qu’elle au monde ; mais toi, tu lui ressembles ; il y a même des moments où il me semble que tu prends la place de son image dans mon cœur. Elle appartient au temple. C’est une bonne étoile qui t’a amenée vers moi, jamais nous ne sous séparerons ! » « Hélàs ! » pensa la petite sirène, « il ignore que c’est moi qui l’ai sauvé, moi qui l’ai porté à travers les flots jusqu’au temple et suis restée là, cachée, pour voir si l’on viendrait lui porter secours. J’ai vu la jeune fille qu’il aime plus que moi ! » Et la petite sirène poussa un gros soupir. Pleurer, elle ne le pouvait pas. « Il dit qu’elle appartient au temple : ils ne se rencontreront plus, tandis que moi je suis près de lui, je le vois tous les jours ; je le soignerai, je l’aimerai, je lui sacrifierai ma vie ! »
Or, un jour, le bruit se répandit que le prince allait épouser une belle princesse, la fille du roi voisin.
« C’est pourquoi, disait-on, il équipe un si superbe navire. Il part sous prétexte de visiter le royaume voisin, mais, en réalité, c’est pour voir la princesse. » La petite sirène secouait le tête en riant ; mieux que personne elle connaissait le cœur et les pensées du prince. « Il faut que je parte », lui avait-il dit, « mes parents exigent que je voie la belle princesse ; mais ils ne me forceront pas à la ramener ici comme ma femme. Je ne puis l’aimer, elle ne ressemble pas comme toi à la jeune fille du temps ; s’il me fallait un jour en épouser quelque autre, c’est plutôt toi que je choisirais, ma muette enfant trouvée aux beaux yeux parlants ! » Et il baisa ses lèvres vermeilles, joua avec ses longs cheveux, et reposa la tête près de son cœur qui rêva alors d’un bonheur humain et d’une âme immortelle.
« Tu ne crains pas la mer, ma pauvre enfant ? » lui dit-il, quand ils se trouvèrent à bord du superbe bateau qui les emportait vers les pays du roi voisin.
Il se mit à lui parler de la mer, tantôt calme et tantôt fouettée par la tempête, des poissons étranges, et de tout ce que les plongeurs voient au fond des eaux. Elle souriait, car mieux que personnes elle connaissait les secrets des profondeurs de la mer.
Au clair de lune, quand tous dormaient, sauf le timonier, elle restait accoudée au bastingage, plongeant ses regards dans les eaux limpides. Il lui semblait voir le palais paternel et là, sa vieille grand’mère, la couronne d’argent sur la tête, suivant des yeux la quille du navire. Ses sœurs étaient sorties de l’eau et la regardaient douloureusement en tordant leurs blanches mains. Souriante, elle leur fit signe que tout allait bien. Mais le mousse s’approcha et les sœurs disparurent, laissant croire au marin que les blancheurs qu’il avait aperçues n’était que de l’écume.
Le lendemain matin, le navire entra dans le port de la belle ville où résidait le roi voisin. Les cloches sonnaient, la musique retentissait du haut des grandes tours, et les soldats présentaient les armes sous les drapeaux flottants. Chaque jour, il y avait fête et bal, mais la princesse n’était pas encore là ; elle avait été élevée loin du pays, dans un temple où on lui avait enseigné toutes les vertus royales. Enfin elle arriva. La petite sirène était impatiente de voir sa beauté et elle dut reconnaître qu’elle n’avait jamais rien vu d’aussi charmant que la princesse. Elle avait la peau blanche et fine et, sous les longs cils, ses beaux yeux bleus avaient un air de candeur et de bonté.
« C’est toi ! » s’écria le prince, « toi qui m’a sauvé quand j’étais étendu comme mort sur la côte » ; et il serra dans ses bras sa fiancée rougissante. « Que je suis donc heureux », dit-il à la petite sirène, « jamais je ne me serais attendu à un tel bonheur. Mes vœux les plus chers sont comblés. Toi qui m’aimes plus que personne, tu te réjouiras de mon bonheur. » Et la petite sirène lui baisa la main, la mort dans l’âme. Le lendemain de ses noces la verrait morte, un peu d’écume sur la mer.
Les cloches carillonnaient et dans toutes les rues les hérauts annonçaient les fiançailles. Sur tous les autels une huile parfumée brûlait dans les lampes d’argent ; les prêtres agitaient les encensoirs. Les deux fiancés se donnèrent la main et reçurent de l’évêque la bénédiction nuptiale. Habillée d’or et de soie, la petite sirène portait la traîne de la mariée ; mais elle n’entendait point la musique solennelle, ses yeux ne voyaient pas la cérémonie sainte. Elle pensait à sa dernière nuit et à tout ce qu’elle avait perdu dans ce monde.
Le soir même, les jeunes époux s’embarquèrent au bruit des coups de canon. Les drapeaux flottaient au vent, et au milieu du bateau se dressait une tente royale, d’or et de pourpre, garnie de magnifiques coussins où les époux reposeraient dans la nuit sereine et fraîche.
Le vent gonfla les voiles et le navire glissa doucement sur la mer limpide.
À la tombée de la nuit, des lanternes multicolores furent allumées et les matelots se mirent à danser sur le pont. La petite sirène se souvint de sa première sortie des vagues, alors qu’elle avait assisté à une fête pareille toute pleine d’une même allégresse. Légère comme une hirondelle au vol, elle se mêla à la danse et au milieu d’applaudissements enthousiastes et unanimes, elle dansa comme elle n’avait jamais dansé. Ses petits pieds étaient comme transpercés par des lames, mais l’angoisse de son cœur était si grande qu’elle ne le sentit point. Elle savait que c’était le dernier soir où elle voyait celui pour qui elle avait quitté sa maison et sa famille, donné sa voix merveilleuse et souffert le martyre, jour après jour, sans qu’il s’en doutât. C’était la dernière nuit qu’elle respirait le même air que lui, la dernière nuit qu’elle voyait la mer profonde et le ciel étoilé. Une nuit éternelle sans pensée, sans rêve l’attendait, elle qui n’avait pas d’âme et ne pouvait en gagner une.
Minuit était passé que la joie et la gaîté régnaient encore ; elle aussi riait et dansait, la mort dans le cœur. Le prince embrassa son adorable femme tandis qu’elle caressait ses beaux cheveux noirs ; et la main dans la main ils allèrent chercher le repos sous la tente dorée ;
Tout rentra dans le silence ; seul le timonier restait au gouvernail. La petite sirène appuya ses bras blancs sur le bastingage et regarda vers l’orient, du côté de l’aurore. Elle savait que le premier rayon de soleil la tuerait. Alors, elle vit sortir des ondes ses sœurs, pâles comme elle ; leurs longs cheveux ne flottaient plus au vent, ils étaient coupés.
« Nous les avons donnés à la sorcière pour qu’elle te porte secours et que tu ne meures pas cette nuit. Voici un couteau qu’elle nous a donné, tu vois comme il est effilé. Avant le lever du soleil il faut que tu l’enfonces dans le cœur du prince et quand son sang chaud rejaillira sur tes pieds ils se rejoindront en queue de poisson. Tu redeviendras sirène, tu pourras redescendre vers nos demeures et vivre tes trois cents ans avant de n’être plus qu’une légère écume. Dépêche-toi ! Avant le lever du soleil il faut qu’un de vous deux meure ! Notre vieille grand’mère a tant de chagrin que ses cheveux blancs sont tombés comme les nôtres sous les ciseaux de la sorcière. Tue le prince et reviens chez nous ! Mais dépêche-toi ! Regarde cette lueur rouge à l’horizon : dans quelques minutes le soleil va se lever et alors tu es perdue. » Puis poussant un profond soupir, elle disparurent dans les flots.
La petite sirène écarta le rideau de pourpre de la tente et vit la jeune et belle épouse qui dormait, la tête appuyée sur la poitrine du prince. Elle se pencha sur le prince et embrassa son beau front ; elle regarda le ciel où montait l’aurore, puis le couteau affilé, puis de nouveau le prince. À ce moment il murmura le nom de son épouse ; même en dormant il ne rêvait qu’à elle ; le couteau trembla dans la main de la petite sirène, puis elle le lança bien droit dans la mer. À l’endroit où il tomba les vagues s’empourprèrent : on eût dit que des gouttes de sang jaillissaient de l’eau. Les yeux déjà voilés, elle regarda une dernière fois le prince et se précipita dans la mer, où elle sentit son corps se dissoudre en écume.
À l’instant même, le soleil se leva, ses rayons doux et bienfaisants tombèrent sur la froide écume et la petite sirène ne sentit point la mort. Elle vit le beau soleil et au-dessus d’elle flottaient des êtres aériens d’une beauté idéale, si diaphanes qu’ils laissaient transparaître et les voiles blanches du navire et les nuages roses du ciel. Leurs voix étaient une musique, mais si subtile et si pure que nulle oreille humaine ne pouvait la saisir, pas plus que leurs corps n’étaient visibles à des yeux humains. Sans ailes, de par leur légèreté même, ils flottaient dans les airs, et la petite sirène vit qu’elle avait comme un corps qui se dégageait de plus en plus de l’écume.
« Où vais-je ? » demanda-t-elle ?, de sa nouvelle voix, au timbre exquis et subtil.
« Chez les filles de l’air ! » lui fut-il répondu. « La sirène n’a point d’âme et ne peut l’obtenir à moins de se faire aimer par un homme ; sa vie éternelle dépend d’un pouvoir en dehors d’elle. Pas plus que les sirènes, les filles de l’air n’ont d’âme, mais elles peuvent en mériter un par leurs bonnes actions. Aux pays chauds où l’air torride et pestilentiel tue les hommes, nous portons la fraîcheur, nous répandons le parfum des fleurs dans l’atmosphère pour apaiser et soulager les souffrances. Lorsque nous avons fait pendant trois cents ans le plus de bien qu’il nous a été possible, nous recevons une âme immortelle et nous participons à l’éternelle félicité des hommes. Toi aussi, pauvre petite sirène, tous les efforts de ton cœur tendaient au même but. Par tes souffrances, par ta vaillance à les supporter, tu t’es élevée jusqu’au monde des esprits aériens, et maintenant tu vas pouvoir par trois cents ans de bonnes actions te créer toi-même une âme immortelle. » Alors la petite sirène éleva ses bras diaphanes vers le soleil du bon Dieu et pour la première fois de sa vie elle versa des larmes.
À bord du navire le bruit et le mouvement commençaient à reprendre. Elle vit le prince et sa belle épouse la chercher partout, puis regarder tristement la mer, s’imaginant sans doute qu’elle s’était précipitée dans les flots. Invisible, elle dépose un baiser sur le front de la jeune femme et, souriant au prince, elle s’éleva avec ses compagnes sur un nuage rose qui flottaient dans l’air.
« Ainsi donc, dans trois cents ans nous entrerons dans le royaume de Dieu ! »
« Il se peut que nous y soyons admises plus tôt », dit doucement l’une d’elles. « Nous entrerons invisibles dans les maisons où il y a des enfants, et chaque fois que nous trouvons un enfant qui fait le bonheur de ses parents et mérite leur tendresse, le bon Dieu abrège notre temps d’épreuve. L’enfant ne se doute pas que nous traversons sa chambre et si, dans notre joie de le voir si sage, nous sourions, nos trois cents ans sont diminués d’une année ; mais par contre, si nous voyons un enfant insupportable et désobéissant et que nous pleurons de chagrin, chaque larme ajoute un jour à notre temps d’épreuve ! ».