ÊTRE TOURBILLON, DEVENIR ÉCUME
(texte en devenir, qui ignore sa fin)
C’est dans la philosophie que la grammaire prend ses sources, et non l’inverse.
Jean Beaufret,
«Libres propos au sujet de 'Qu’est-ce que la philosophie ?'»,
Leçons de philosophie (1), p.28.
En rachâchant, Straub/Huillet — Duras.
1
(Tiens !?…)
Un tourbillon, comment ça se fait !? Il y au moins deux façons de faire résonner cette phrase :
— Comment ça se fait ?
Le point d’interrogation pointe sur la matière, le matériau, la composition : comme une recette : quels ingrédients, quelle quantité, quel temps de cuisson ou de repos avant la dégustation. C’est le comment qui commande. Il se passe quelque chose. Quelque chose apparaît, changeant. Tout est chair.
— Comment ça se fait !
Dans ce comment-là sommeille un pourquoi : une cause qui agit, qui pousse vers un effet. Il n’y a pas d’effet sans cause. Rien n’existe sans raison. Tout est calcul, programme, discours.
Deux visages, deux figures pour une même rencontre : celle de la roche et de l’eau, sous le ciel romain, en ce lieu proche de l’Isola tiberina.
2
L’eau est faite pour couler sur la roche vers la mer, pour briller au soleil, pour être bleue sous l’azur ou grise dans la brume. La roche se révèle dans toute sa dureté au contact de l’eau, et ainsi lui indique le chemin. Son chemin, singulier, qui ne fait sens que pour elle. Mais il arrive aussi que leur relation s’inverse : c’est alors que « le fleuve transporte la montagne » selon la vision de Giuseppe Penone, et son courant se fait intranquille. La montagne devenue rocher, pierre, caillou. Bandes de pierres, bandes de cailloux, comme : bandes de voyous ! C’est alors que l’eau, au hasard d’une de ses mauvaises rencontres va avoir la surprise de venir à sa propre rencontre. Elle devient tourbillon. Le tourbillon, création de la nature.
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Le jour où il s’est fait remarquer
Quand on cherche à se faire remarquer, on n’a pas pas forcément bonne réputation. Simplement, peut-être, la demande est trop forte, trop pesante pour l’autre qui la reçoit : elle fait obstruction, elle lui laisse peu d’espace pour s’y reconnaître un minimum et exister dans la présence de l’autre, non par un effet de miroir, mais de pli. Les présences qui nous permettent d’ex-sister, celles qui nous en empêchent. Différence entre s’identifier (parfois trop, au risque de se perdre) et se reconnaître (un point hors de soi qui nous fait exister le monde, et plus seulement être présent au monde). Ce « relai de l’espace étranger » qui nous place « en situation de prise » (Maldiney).
Le jour où le tourbillon s’est fait remarquer, je ne pensais pas du tout à lui. Je m’étais un peu perdue (fascinée) devant la sculpture de Maderno en l’église de Santa Cecilia, dans le Trastevere romain, par-delà le Tevere. Pour retourner in centro, je suis sortie de mes habitudes et j’ai emprunté un autre pont : celui qui rejoint le quartier du Ghetto par l’isola tiberina. Et je pensais à Santa Cecilia, à ce corps abandonné, à cette goutte de sang blanc, à comment la filmer.
Le tourbillon s’est fait remarquer par sa rage, visuelle et sonore. Les deux masses de l’eau se heurtant sans répit, l’une au devant de l’autre, inséparables, « à l’image d’une totalité » (Penone), existant, produisant le pli du tourbillon. Une sculpture mouvante blanche. Le sculpteur : le fleuve.
Lectures
Essere fiume (Giuseppe
Penone)
Parménide, Le poème (Jean Beaufret)
Comprendre (1961), L'esthétique des rythmes (1967), (Henri Maldiney, in Regard, parole, espace, L’Âge d’Homme, 1973)
4
Les vertiges de l'oubli
Donc, le Tibre vient à sa rencontre. Il se regarde, il se boit des yeux, il s'étreint :
« Je suis le fleuve » peut dire le courant a monte,
« Je suis le fleuve » peut dire le courant a valle,
bavant d'écume, dans cet effort contre-nature de rebrousser chemin.
Au bord de la folie.
Pris dans cette autocaptation, que nous les parlants pourrions
nommer
« tourbillon », le fleuve se cite, s'autoréférencie,
se définit par lui même : «Je suis celui qui suis » ?
Se prend-il pour le Dieu de la Bible ? Sans commencement ni fin ? Éternel ?
Pour moi qui le regarde, il est le fleuve, mais il est aussi
le tourbillon, éructant, fabriquant d'écume. Condamné, pour
exister, à fabriquer, toujours, toujours, toujours, ce blanc mouvant,
déchiqueté, ou pulvérisé, selon les images qui nous
viennent par les mots.
Le fleuve-tourbillon est voué à cracher sans cesse
son écume, sa vérité à lui. Il ne prend forme, ne
s'actualise, que dans cette vérité-là, étrangère
aux puissances du faux, ignorante du mensonge et de l'erreur, mais soumise aux
risques de l'oubli menaçant les eaux de retourner à la vie d'un
fleuve tranquille.
Le tourbillon, gardien, au travers des vicissitudes terrestres,
d'un monde très ancien, en Grèce, quand la vérité,
par son caractère privatif (a-) rimait avec le Léthé,
la mort, l'oubli, le sommeil.
L'aletheia. Alors, non plus sa vérité mais ses vérités.
Chaque forme du tourbillon reçoit de la précédente la charge
de transmettre le rythme qui va les laisser apparaître, à la
façon
dont les rhapsodes grecs se transmettaient les versions des mythes.
Le rythme, c'est
le mythe du tourbillon. La totalité du récit est toujours un attente
de la version (forme) suivante afin qu'il ne soit pas oublié. La
vérité du
tourbillon est toujours changeante, toujours aspirante d'une nouvelle forme pour
devenir réalité.
Forme, rythme, récit. Trois en un. Tourbillon.
Lectures
Dany-Robert Dufour, Les mystères de la trinité,
Gallimard, 1990
Souvenir de Jean Beaufret et Henri Maldiney
Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Seuil,
1979
Jean Oury, séminaire de Sainte-Anne, séance du 20
décembre
2006.
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