« Voir ce que tu ne verras jamais »
Apparition
I
Je me suis levée et j’ai entrouvert les persiennes. Le soleil est sorti de l’horizon des collines. Il fait déjà chaud. Il est sept heures moins le quart environ. Je suis allée dans la cuisine me préparer le petit-déjeuner. En attendant que la macchinetta fasse monter le café, je suis retournée dans la chambre. Et je m’aperçois que je ne suis plus seule.
Ce n’est pas un « objet » mais une « chose ».
Sur le large mur blanc opposé à la fenêtre, se tient, debout, dans la pénombre, verticale, une image. Svelte et souple. Onduleuse. Immobile. Lumineuse et muette. Je suis franchement troublée car c’est notre première rencontre et pourtant cela fait dix-sept ans que je passe tous les étés, ici, dans le pays étrusque. La situation est d’autant plus émouvante qu’il me reste deux jours et deux nuits seulement à vivre dans cet appartement. Je déménage. Il était temps que l’on se connaisse !
La surprise passée, je trouve luxueux d’avoir un « Turrell », juste pour moi, à l’heure du petit-déjeuner. Le prochain départ de la maison, la disparition programmée (par la trajectoire du soleil) de mon « Mendota Stoppage » , je mélange un peu tout. Je me dis qu’il faudrait filmer. Mais j’ai plutôt envie de vivre cette rencontre car je sais que lorsque j’ai une caméra en main, je vis un autre temps. C’est intense mais c’est comme si ce n’était pas exactement ma vie. Le « j’ex-iste » est plus fort que le « je vis ».
Dit autrement : c’est toujours la même chose : à chaque fois que je dois me décider à filmer il y a comme une sorte d’angoisse, liée à l’intensité qui accompagne, je le sais, cette expérience. C’est comme ça. Et puis la caméra est déjà rangée dans une valise … Non, ce n’est pas vrai. D’ailleurs il y a encore une cassette à l’intérieur et la batterie est pleine. La veille j’en suis venue à ce que je me suis refusée au cours de toutes ces années car c’est vraiment trop kitsch de filmer la banda de Scansano sur la place sous l’œil du sempiternel Garibaldi statufié. Au moment de quitter ce village pour toujours, j’ai oublié mes scrupules et me suis enhardie à enregistrer la scène.
II
C’est un face à face. Un dialogue. Un je/tu. Un jeu qui s’inverse car l’image aussi dit je et me tutoie. Il y a eu souvent au lever du soleil des jeux d’ombres sur les murs de cette chambre mais jamais une telle vibration de lumière et surtout une telle forme, debout, à taille humaine, qui en fait simultanément une présence et une image. Comme un alter ego, mais aussi comme mon image dans un miroir dans laquelle je ne me reconnaîtrais pas tout à fait, et qui serait pourtant à sa juste place. « Inquiétante étrangeté ».
C’est sûr, je n’ai pas formulé tout ça dans l’instant de la rencontre. Il n’y a eu que de la surprise, de l’étonnement. Mais le ressenti, non encore analysé, a été celui-là.
III
Je n’ai pas filmé longtemps. Je me suis arrêtée quand mon geste s’est épuisé. Quand on se dit : « Ça suffit, ce n’est plus la peine ». Ce n’est pas seulement le geste qui s’épuise mais la rencontre, la relation. A moins de répéter le geste, avec un sentiment irritant de faire du « surplace » ou d’en faire trop et de tout gâcher.
L’image me tient en respect.
Une démarche souple et lente pour m’approcher d’elle. Immobile, tout au moins en apparence, sur son mur. Mon déplacement donne la bougeotte à son image sur l’écran latéral de contrôle de ma petite caméra.
Se mettre en jambe, trouver le rythme pour la rencontre. A un certain moment je
sais que je peux ajouter à mon geste le faux déplacement du zoom. Le jaune de la matière lumineuse envahit l’écran. Je ne peux ignorer — je le vois — que cette matière est faite aussi, inextricablement, du mur blanc, jauni et de ses impuretés. Je ressens vraiment l’optique de la caméra comme une prothèse (je pense à Leroi-Gourhan) me donnant accès, me faisant voir autre chose. Une chose qui ne se montre que dans la matière de l’image-optique (produite par la caméra).
Quand je filme, je m’absente à ce que je filme ou bien c’est ce que je filme qui s’absente. Je ne sais pas comment dire, mais l’angoisse d’avant filmage est certainement liée à ce paradoxe (c’est tout au moins ce que je fantasme).
L’image-optique s’intercale entre nous. Son intrusion, sa position de tiers n’est pas une simple « mise à distance ». Elle ne s’ajoute pas linéairement à cette relation duelle, de face à face, de fascination, de captation imaginaire (cf. Narcisse). Elle y apporte de la discontinuité. Elle la coupe et l’empêche de se fixer. Un jeu à trois s’instaure dans l’unité temporelle apparente de l’événement, dans le présent de la rencontre et du filmage. Comme si tour à tour il y avait un des trois « éléments » qui devait s’absenter, être mis à l’écart, pour que « ça » fonctionne.
*
Sur le versant « production »,
il y a moi (mon corps) - la caméra - la lumière
Sur le versant « présence »,
il y a moi (mon corps) - l’image qui se forme sur l’écran - la forme de l’image sur le mur.
Mémoire du geste.
Je n’ai pas filmé depuis l’été 2002 lorsque j’avais essayé de travailler avec le zoom, l’ouverture du diaph et la saturation de la lumière (Etude I et Contatti). En reprenant la caméra en cette fin août 2003, je retrouve instinctivement le même geste. Les traces les plus fraîches dans ma mémoire corporelle.
(Cette première « vue » dure 6’ 43”.)
Différence et Répétition
Je n’ai pas assisté à la disparition de la forme. Je crois que j’ai été prise par autre chose (le café chaud ?). J’ai oublié. Je ne sais plus.
Je suis incapable d’expliquer scientifiquement, optiquement, comment s’est formée cette projection lumineuse. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le comment c’est fait mais ce que cela donne à mon regard.
Le lendemain matin, — mon dernier matin dans cette maison (le surlendemain, je partirai trop tôt pour assister au lever du soleil), j’ai envie d’une seconde rencontre.
Comment a-t-Elle disparu ? Comment la lumière (envahissant progressivement l’espace de la chambre) a-t-elle anéanti la lumière (cette figure onduleuse) ?
Pour répéter un événement similaire, revoir l’image-projection sur le mur, je tatônne.
Entre les persiennes, la fenêtre et les contro-finestre (ces petits volets de bois intérieurs qui épousent la forme des vitres), il faut malgré tout que je retrouve le chemin en chicane emprunté la veille par la lumière solaire.
Cette fois-ci je décide de revenir à un geste antérieur qui m’est plus habituel que le jeu avec le zoom et le diaph: filmer dans la longue durée pour voir ce qui se passe et éprouver ma résistance. Ce deuxième matin, il ne sera question que de la mise à l’épreuve et du pouvoir de l’image. Voir ce qui va se passer : je pose la caméra sur une pile de livres posés sur le bureau (Je n’ai même pas apporté de trépied cette année).
Au début, je m’absente de la chambre. J’ai fermé la porte qui la sépare de la cuisine pour ne pas que les chats aillent faire du grabuge. De temps en temps je vais « voir ». Je regarde la forme-image-projection sur le mur. Je regarde son image sur l’écran, j’écoute le son aux oreillettes (toujours l’angoisse que ça ne marche pas !). A un certain moment je suis surprise de constater que celle-ci, non seulement change de forme et même légèrement de couleur, mais qu’elle s’est approchée très sérieusement du bord-cadre de l’écran! Je ne sais pas exactement le « temps qui reste » (!!) sur la cassette ! J’avais oublié que la terre tournant autour du soleil, il est dans l’ordre naturel des choses que mon cadrage initial soit perturbé. Pire, que l’image enregistrée puisse disparaître, quitter le champ de l’écran tandis que la forme continuerait sa balade sur le mur (avant elle aussi de disparaître, mais comment ?). Il en va de l’existence de notre trio.
Seconde décision : je reste dans la chambre, non pas pour surveiller techniquement l’image-optique (tant pis si elle meurt en quittant l’écrin-écran !) mais pour vivre ma vie : ce presque dernier moment dans la maison en compagnie de mon Scansano stoppage. Jusqu’au déclic final de la cassette où le temps reprendra son cours normal (il n’est pas vraiment normal quand on filme !)
(Cette seconde « vue » dure 47’ 50”)
Topographie
Au cours de ces deux filmages, j’ai l’impression que quelque chose a tourné, s’est échangé entre nos trois positions : la forme sur le mur, son image sur l’écran et moi. Ce n’est pas une chose concrète, bien sûr, comme dans le jeu du furet mais c’est le statut occupé par l’une en rapport avec celui des deux autres. Qui met en question la présence et l’absence.
Je ne m’attendais pas à ce que ces images filmées par accident (geste lié à ma surprise devant le jeu de lumière) s’immiscent dans la vie d’Ouvrir le cinéma. Je n’ai regardé la cassette que deux mois plus tard, à Paris, par curiosité. C’est à ce moment-là que m’est revenu le passage du livre d’entretiens de Jean Oury avec Marie Depussé où l’on retrouve cet étrange dialogue Jean O./Paulette B. :
- Que vois-tu dans la glace ?
- Je ne me vois pas !
- Que vois-tu dans la glace ?
- Je ne te vois pas !
- Que vois-tu dans la glace ?
- Je vois ce que tu ne verras jamais !
Je ne sais pas encore de quoi peut être lourd le rapprochement entre mes images et ce dialogue. J’ai le temps.
L’absence, le manque, le lien
De ce moment de ma vie (l’expérience vécue) il reste une surface changeant dans le temps, rivée au même espace (les limites de l’écran). On appelle donc ça une image. Image-temps. Image-mouvement.
Ce moment va rejoindre tous les autres où je fais l’expérience, sous d’autres formes, de l’absence et du manque.
Comme une tresse qui se tisse et qui me constitue …
(Paris, 5 janvier 2004)