Roland Barthes, « Le troisième sens » (1970, Cahiers du cinéma)

in L'Obvie et l'obtus, Essais critiques III, Éditions du Seuil, collectionPoints Essais.

       

Par quoi l’on voit que l’ « art » de S.M. Eisenstein n’est pas polysémique : il choisit le sens, l’impose, l’assomme (si la signification est débordée par le sens obtus, elle n’est pas pour cela niée, brouillée) ; le sens eisensteinien foudroie l’ambiguïté. Comment ? Par l’ajout d’une valeur esthétique, l’emphase. Le « décoratisme » d’Eisenstein a une fonction économique : il profère la vérité. Voyez l’image IV  : très classiquement, la douleur vient des têtes penchées, des mines de souffrance, de la main qui sur la bouche contient le sanglot ; mais tout cela une fois dit, très suffisamment, un trait décoratif le redit encore : la superposition des deux mains, disposées esthétiquement dans une ascension délicate, maternelle, florale, vers le visage qui se penche ; dans le détail général (les deux femmes), un autre détail s’inscrit en abyme ; venu d’un ordre pictural comme une citation des gestes d’icônes et de pietà, il ne distrait pas le sens mais l’accentue ; cette accentuation (propre à tout art réaliste) a ici quelque lien avec la « vérité » : celle de Potemkine. Baudelaire parlait de « la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie » ; ici, c’est la vérité de la « grande circonstance prolétarienne » qui demande l’emphase. L’esthétique eisensteinienne ne constitue pas un niveau indépendant ; elle fait partie du sens obvie, et le sens obvie, c’est toujours, chez Eisenstein, la révolution.
(p.46-48)

 
La conviction du sens obtus, je l’ai eue la première fois devant l’image V. Une question s’imposait à moi : qu’est-ce donc qui, dans cette vieille femme pleurante, me pose la question du signifiant ? je me persuadais vite que ce n’étaient, quoique parfaits, ni la mine ni le gestuaire de la douleur (les paupières fermées, la bouche tirée, le poing sur la poitrine) : cela appartient à la signification pleine, au sens obvie de l’image, au réalisme et au décoratisme eisensteiniens. Je sentais que le trait pénétrant, inquiétant comme un invité qui s’obstine à rester sans rien dire là où on n’a pas besoin de lui, devait se situer dans la région du front : la coiffe, le foulard-coiffure y était pour quelque chose. Cependant, dans l’image VI, le sens obtus disparaît, il n’y a plus qu’un message de douleur. J’ai alors compris que la sorte de scandale, de supplément ou de dérive imposée à cette représentation classique de la douleur, provenait très précisément d’un rapport ténu : celui de la coiffe basse, des yeux fermés et de la bouche convexe ; ou plutôt, pour reprendre la distinction de S.M.E. lui-même entre « les ténèbres de la cathédrales » et « la cathédrale enténébrée », d’un rapport entre la « basseur » de la ligne coiffante, anormalement tirée jusqu’aux sourcils comme dans ces déguisements où l’on veut se donner un air loustic et niais, la montée circonflexe des sourcils passés, éteints, vieux, la courbe excessive des paupières baissées mais rapprochées comme si elles louchaient, et la barre de la bouche entrouverte, répondant à la barre de la coiffe et à celle des sourcils, dans le style métaphorique « comme un poisson à sec ». Tous ces traits (la coiffe loustic, la vieillarde, les paupières qui louchent, le poisson) ont pour vague référence un langage un peu bas, celui d’un déguisement assez pitoyable ; joints à la noble douleur du sens obvie, ils forment un dialogisme si ténu, qu’on ne peut en garantir l’intentionnalité. Le propre de ce troisième sens est en effet — du moins chez S.M.E. — de brouiller la limite qui sépare l’expression du déguisement, mais aussi de donner cette oscillation d’une façon succinte : une emphase elliptique, si l’on peut dire. 
(p. 48-49. La citation de GDH est en orange)