L'INSTANT FATAL




(Description)

“Tourné” à Rome au printemps 1985, avec la Paluche Aäton, L'Instant fatal est composé d'une série de huit visages en gros plans, de durées variées, filmés dans la rue ou dans des lieux publics. La ville est hors-champ, mais le son, exaspéré, la rend omniprésente.

L'instant fatal joue sur une sorte de contrat un peu fou entre celle qui filme et ceux qui sont filmés à qui il n'a été demandé que de donner un peu de leur temps d'existence dans la limite d'une cassette vidéo U-Matic (20 minutes).

Le film sera financé par le ministère de la Culture comme “aide à l'écriture” pour la préparation d'un long métrage de fiction réalisé l'année suivante en 16 mm couleurs, Entre les deux, mon corps balance, dans le cadre de la série de l'Ina, “Voyage sentimental”.


(Intention)

Filmer est ma façon d’avoir les pieds sur terre. Dans l’image, ce n’est pas le rêve que je recherche mais plutôt un mystère. Alors, je regarde : je tente de m’approcher au plus près de ce mystère. À chaque film, ce mouvement recommence. Peu importe que ce soit en 16 mm ou en vidéo, une commande ou un projet personnel. Reprendre ce mouvement, répéter cet instant : filmer.

La réalité ; les ondes de choc.

Avec la Paluche, le choc est presque réel. Rien ne me protège : si j’ai peur, si j’hésite, si je tremble, l’image en témoignera, irrémédiablement.
De ces signes, moments de fragilité, j’aime en garder quelques traces dans le montage. Pour m’en souvenir. Gagner ou perdre ? Le problème n’est pas là. Il n’y a pas de défi. Simplement, se trouver dans un état de disponibilité totale. Tous les miracles peuvent survenir.
Se laisser vaciller, mais toujours les pieds sur terre.

(Annick Bouleau, Roma, 13 settembre 1985)


(Regard)

Lorsqu'on voit apparaître, et surtout durer, sur l'écran, le premier visage filmé par Annick Bouleau dans L'instant fatal, puis le second, on se dit que l'on est en train de refaire — neuve comme au premier jour des images filmées — l'expérience du pouvoir ontologique du cinéma à révéler un fragment de réalité. Ce cinéma-là est toujours à recommencer, l'énigme de l'évidence même de ces visages sera toujours plus forte, touchante, mortelle que toutes les émotions construites de toutes les fictions.

Pourtant, un à un, d'autres visages apparaissent et un doute vous prend. Qu'est-ce qui fait que ceux-là, aux quatre coins de Rome, se sont arrêtés tout à coup, captés par un regard, alors qu'à côté d'eux — on l'entend — la vie continue, normalement triviale ? D'où leur vient cette gravité vacante de Vierge devant l'Annonciation, mais Annonciation où l'ange resterait muet ? Quelle grâce les a touchés qui les a rendus si soudainement étrangers à eux-mêmes qu'ils n'arrivent plus à habiter leur visage ? S'il est visible qu'ils ont été élus, il l'est plus encore qu'ils ignorent la raison et la finalité de cette élection qui les soustrait du monde et embarrasse leur pauvre liberté ordinaire.

Bref, la magie ontologique du cinéma filmant simplement quelques visages (mais c'est ce "simplement” qui est aujourd'hui le plus difficile) a cédé la place au plus troublant des mystères, celui de l'élection et de la grâce.

Comme la plus forte des fictions. Comme la plus belle des récompenses.

(Alain Bergala, Paris, 15 octobre 1985)

Ce film a été diffusé en DVD avec le n°1 de la revue Dérives


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