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Annick Bouleau

Publié dans Alain Bergala, Jacques Déniel, Patrick Leboutte, Une Encyclopédie du nu au cinéma, Editions Yellow now, 1994, p. 39-44. [« Bain » en version PDF]

*

La toilette, c’est d’abord, dans notre culture sud-occidentale, un temps de solitude. En général on ne se lave pas devant les autres. Pour se dépayser et éprouver d’autres relations à son propre corps, on va au hammam ou au sauna. Mais là, on ne se lave plus pareil.
Un rideau, une porte, un paravent. De toute façon, toujours un écran entre les autres et cet espace que je fais mien. Espace intérieur, le plus souvent. Si j’en sors, que je risque ma toilette à l’air(e) libre, un muret, des taillis ou des hautes herbes feront office d’écran protecteur.
Et même, il n’y a pas si longtemps — on nous l’a raconté, on l’a vu au cinéma —, on se cachait — tout au moins les femmes — à son propre regard. Le gant de toilette passé sous la chemise (Violette Nozière). Le corps, pas le nu.
Sur l’écran de cinéma, ça ressemblerait donc aussi à ça : le corps, pas le nu. Les femmes surtout. Le corps de Myriem Roussel pour le corps de Marie, pas histoire de voir Marie toute nue. « Le nu est la question du dessin et de la peinture, le cinéma n’ayant à faire, lui, qu’à un peu de nudité triviale, malaisante ou risible. » (Serge Daney). Des morceaux de corps tombent dans la coupe ou dans l’ellipse. Le découpage et le cadrage associés pour (se) jouer de toutes nos pulsions. Quand l’espace de la toilette n’est que le prétexte pour le cinéaste de rincer l’œil du spectateur, le cinéma n’y trouve pas forcément son compte. Mais il arrive que sa fonction et celle du cinéma se rejoignent : dans la distance entre soi et l’autre. Alors le cinéaste pourra éprouver sa mise en scène sur cette tension-là et sur la question corollaire du point de vue et de son partage.

Quelques films regardés littéralement dans cette optique-là.

Marie, si adulte et si fantasque lorsqu’elle a les pieds sur terre, retrouve, dans l’eau du bain, les jeux de son âge : mi-grenouille, mi-humain, elle fait des bulles à la surface de l’eau pour aller vers sa mère, et lèche son cou, sa gorge, ses épaules : « Tu m’racontes ? Quand j’étais petite… » « Encore !… » « Allez !… » « Il me semble que tu aimes particulièrement ça. Tu as raison, c’est le plus fort souvenir d’amour. Ce qui est difficile, c’est de retrouver cette force sans revenir en arrière. Pourtant, il suffit de savoir donner et recevoir. » Deux corps ensemble dans le plan, à moitié émergés de l’eau. De corps, dans ce lieu commun de solitude, il y en a théoriquement un de trop : Marie voudrait retrouver le chemin de l’origine matricielle. D’avant le réel. Face à la loi de la nature et à ses impossibles il ne lui reste que la puissance de la parole, la force du mythe, du récit. Décidément seule, lorsque la mère sort de l’eau : des jambes quittent le champ. Une main se pose, rassurante, sur ses cheveux. Pensive. Les joues et les tempes de Rebecca Hampton gonflées par la chaleur du bain dans le temps du filmage.

Le Livre de Marie,
Anne-Marie Miéville, 1984.

Pour échapper à la solitude, Marie passe à l’acte. Littéralement : elle fait les pieds aux murs. Enfant-actrice. Johan, lui, n’est encore qu’un enfant-spectateur. Son initiation n’empruntera pas la voie du langage mais celle du regard. Il a déjà compris que ce n’est plus la peine de vouloir retourner au trou noir. C’est pour ça que la réalité l’ennuie. Et dans ce vide, les corps vont lui faire signe. Les pieds nus de sa mère. Plan serré : « Qu’est-ce qu’il y a ? » « Je regarde tes pieds. » « Pourquoi ? » « Ils marchent quand tu marches… » De son point d’observation stratégique, pris entre deux autres solitudes, il ne va bientôt plus avoir le choix. D’un côté le corps de sa tante, alitée — mais la mère à sa sœur : « Je peux fermer la porte ? » De l’autre, la salle de bains. Dans l’embrasure restée grande ouverte, le corps maternel sous le déshabillé soyeux va et vient. Pieds et jambes nus. A l’ultime trajet, il apparaît dans sa nudité, le déshabillé blanc balancé sur une chaise. Modèle vivant académique : jambes, cuisses, fesses, dos. Mais la pose n’a duré que l’éclair du passage entre les deux parois du mur. Johan est époustouflé. Gros plan : il gonfle ses joues et rejette avec beaucoup de lenteur l’air emmagasiné. Quand tout paraît perdu. La fonction sauve Johan et la scène : « Johan ! Viens me laver le dos… » Cinéma anthropologique. A nouveau deux corps où il n’en faudrait qu’un. Plan d’ensemble, à distance. Johan assume parfaitement sa fonction : il ne regarde que ce dos qu'il recouvre méticuleusement de savon, indifférent aux soupirs de bien-être de sa mère et à ses grâces. Cette distance maintenue — à quel prix ? — est réduite à zéro lorsque ce corps se penche en avant. Alors Johan voit : la nuque de sa mère. Envahi d’amour et de désir humain. Il se penche aussi. Toujours en plan d’ensemble. Raccord dans l’axe en gros plan sur le visage de la mère et celui de Johan qui atteint sa nuque. Ce qu’on croit avoir gagné, on l’a perdu pour toujours. Une main entre dans le champ et se pose sur la joue de Johan en arrière-plan : « C’est bon… Va-t-en… » La Loi. La vie est à ce prix.

Le Silence,
Ingmar Bergman, 1963.

Michel-Ange se prend pour un Johan qui aurait retrouvé le trou noir. Sans repères, sans références, toutes distances abolies. Il ne fait plus de différence entre la réalité et son double. Il prend l’image des remparts de Mogador pour les remparts de Mogador. Possible ou permis ou désiré, c’est la même chose. « A la guerre on pourra voler des appareils à sous ?… Les enfants, on peut leur casser les bras ?… On aura le droit de voler des pantalons chics ?… et on pourra partir sans payer dans les restaurants ?… » « Oui, c’est la guerre » lui répond le carabinier venu le mobiliser au nom du Roi. Enfant initié aux simulacres de la guerre mais spectateur non averti, il succombera à la confusion des genres et apprendra à ses dépens que n’est pas acteur qui veut. Il en fera la double expérience dans la salle obscure de Santa-Cruz : confronté aux images originelles du cinématographe — réplique de L’Arrivée du train en gare de La Ciotat et du Déjeuner de bébé, c’est avec Le Bain de la femme du monde qu’il tombera dans le panneau et découvrira la distance imposée par l’image cinématographique à son spectateur. Comme la mère de Johan la femme du monde joue avec le champ et le hors-champ, l’habillé et le déshabillé, mais elle n’a besoin de personne pour lui laver le dos. Entré dans la guerre, dans le film, entre des images de stockshots et des cartes postales, mais sûr qu’au bout du compte tout cela sera à lui, Michel-Ange n’hésite pas à sauter sur l’écran pour plonger dans la baignoire et retrouver la belle fille. Comme dans un mauvais rêve, le drap est tombé laissant apparaître le mur gris. Mais la fille est toujours là, et Michel-Ange se relève ahuri — près d’elle, mais sans être avec elle — face au projecteur.

Les Carabiniers,
Jean-Luc Godard, 1963.

Quand on a perdu le fil des origines. Oncle Jean : « C’est fou les jeunes. Ils oublient tout et ils ont que de la mémoire. Ils sont dans un trou noir. » Carmen et Joseph, pauvres enfants perdus dans la galaxie des sentiments. Tout est trop fort : trop de densité, trop d’attraction : à n’y voir plus clair. On a changé de trou noir. Et pourtant leur monde est encore celui du réel. Le virtuel n’existe pas. Il faut toucher pour voir. Et croire.
Tout au long du film, Joseph veut toucher Carmen. A ne pas pouvoir, il s’en donnera des claques. Etre sûr qu’il(s) existe(nt). Il ne fait que courir après elle. L’escalier monumental de la banque, les pièces vides et le couloir de la maison de l’oncle Jean à Trouville, les chambres en enfilade de la suite luxueuse à l’hôtel Intercontinental. A part le moment miraculeux du petit déjeuner à Trouville, il n’a pu l’approcher que dans la violence. L’espace est toujours contre lui : les pièces sont toujours trop grandes, il y a des portes partout, qui multiplient les entrées et les sorties, les échappées de Carmen. Quelle issue pour en finir ? Justement qu’il y en ait le moins possible. Et raccourcir les distances. Plan moyen : Joseph ouvre brusquement une porte et la referme aussitôt, le temps d’apercevoir une femme de service nettoyant un mur carrelé vert sombre. Un lieu de bain, c’est sûr : le regard butait sur les carreaux. Plan très court en ouverture de séquence, sans rapport avec la suite immédiate : la dernière « séance de travail » avec l’oncle Jean avant le « tournage », mais où Joseph va apprendre que tout est fini pour lui. Carmen : « Va-t-en… Puisque tu ne t’en vas pas, c’est Carmen qui s’en va. » Ce premier plan aperçu de la salle de bain : comme dans un film d’Hitchcock. Un indice, un signe passé inaperçu justement. Déjà le cinéma brouille le regard (du spectateur) : jouer avec les pistes : le déjà vu (toutes les scènes de bain ou de douche de l’histoire du cinéma). Mais Godard-cinéaste file toujours. Pour que l’attraction des corps se précipite, il envoie une étoile filante très vite absorbée par la trop forte densité du trou noir : le garçon d’hôtel à la veste rouge. Carmen : « Enlevez votre veste. Et votre pantalon aussi. » Juste le temps pour la veste. En trois plans, tout est joué : avec toute l’énergie accumulée, Joseph le précipite dans le néant du hors-champ. Dans l’abolition des distances : corps dédoublés et morcelés par le jeu des miroirs et du flou. Ce qu’il en reste : des muscles sous la douche qui luttent pour un combat déjà perdu. Cut. Sur les petits carrés blancs du sol deux dos se traînent pour être encore dans le plan et dans le film.

Prénom Carmen,
Jean-Luc Godard, 1982.

Pour éviter les mésaventures de Joseph, — le « dinosaure » l’avait laissé entendre au « bébé » —, il faut être le maître des lieux, imposer sa loi. Les lieux en l’occurrence : deux pavillons et leurs jardinets mitoyens, face au fleuve. Par le scénario, Emily la servante est déjà piégée : « Il est tard et le plombier n’est pas venu réparer la baignoire du rez-de chaussée… » « Prenez votre bain en haut… », répond Byrne. La salle de bains des maîtres, lui et Marjorie, sa femme absente. Les hautes solitudes réduisent les issues de secours. Tout est en place, le cinéaste peut exposer ses plans. Byrne a regardé d’un air grivois Emily regagner la maison au fond du jardin. Mrs. Amrose la voisine est retournée à ses plantations, lui à ses manuscrits sans succès et à ses pensées noires. « Mettez du piment, le public aime ça… », paroles de Mrs. Amrose dans un plan précédent. Afin de sauver la vie d’un scarabée tombé sur une page d’écriture, Byrne se lève pour lui faire retrouver la terre ferme. C’est à ce moment qu’il tourne les yeux vers la maison. Cut. Plan demi-ensemble : une fenêtre au premier étage s’éclaire : la salle de bains. Byrne « voit » ce qu’il ne voit pas. Nous avec lui. Images implicites triplement interdites : il n’est pas dans ce lieu d’intimité où l’on entre toujours seul et surtout pas avec sa bonne. Byrne, assis sous la tonnelle, face à son manuscrit, au fleuve, au spectateur, la maison en arrière-plan. Derrière son dos, littéralement, par la seule loi du cinéma transgressant toutes les autres, nous, spectateurs, nous allons voir : plongée en plan rapproché sur une baignoire remplie d’eau : un bras féminin entre dans le champ pour ôter le bouchon. L’eau commence à s’écouler. Cut. Plan du miroir au-dessus d’un lavabo dont Emily va très vite de la main effacer la buée et s’y satisfaire de sa propre image. Plans sous le regard de personne. Pur cadeau du cinéaste au spectateur. Byrne regagne la maison. Cut. Autre plongée sur la baignoire finissant de se vider à grand bruit. Cette fois-ci, c’est par le son que Byrne va « voir » : le bruit de l’eau dans la conduite extérieure fait remonter son regard jusqu’à la fenêtre éclairée. Ses pensées se lisent sur son visage. Cut. Devant le miroir Emily finit de s’apprêter avec quelques touches du parfum de Madame. S’apprêter pour quoi ? Pour qui ? Le cadeau n’a plus la même pureté : Byrne est à la porte d’entrée, trop près : Emily au parfum est peut-être aussi son image mentale. D’autant que Byrne-Lang « déplace » la scène en s’arrêtant face au miroir du vestibule et en se servant un verre d’alcool. Emily est sortie de la salle de bains. Byrne a aussitôt éteint la bougie qu’il venait d’allumer. Il ricane dans le noir. Le dispositif est parfait : il suffit de « cueillir » Emily au pied de l’escalier. Montage alterné du visage de l’un et des jambes de l’autre. Sans doute aucun cette fois-ci nous devons partager les jambes d’Emily. La suite est celle que le dispositif nous a fait attendre : les tentatives de Byrne, les cris de la jeune fille entendus, mais en pure perte, par Mrs. Amrose, encore dans son jardin mitoyen. De l’étranglement d’ Emily, Lang a décidé de laisser la vision d’horreur à Byrne seul. Dans le hors-champ. Aux derniers plans de la séquence lorsqu’Emily s’écroule après avoir été lâchée par Byrne, nous ne sommes pas assez près pour distinguer les signes de la mort dans l’obscurité. Notre regard est peut-être mis en réserve pour la suite.

House by the river,
Fritz Lang, 1950.

Norman se fait son cinéma. Il ne sait plus jouer avec son imaginaire et tenir à distance ses fantasmes. Son univers chaotique d’images mentales a besoin pour se nourrir de « prises » de vues réelles. Un trou percé dans le mur lui permet de voir, en direct, sans quitter son bureau, le bain de toutes les femmes du monde venues loger dans la chambre numéro un de son motel. Vient le jour où cette distance même lui est insupportable et où, comme Michel-Ange, il va être obligé d’y aller voir de plus près. A la différence près que Marion n’est pas une image et qu’il le sait. Spectateur-metteur en scène de son propre film. A peine nous est-il permis d’en partager les images. Avec parcimonie nous avons droit à quelques instants de Marion : Marion qui défait sa jupe et sur le point de dégrafer son soutien-gorge. Cut. Marion en peignoir. Cut. Plans fixes « en pied » de films primitifs. Norman nous « fauche » toujours la place. Normal, c’est son film. Sa présence à l’écran se réduit à un globe oculaire collé au trou. Lorsque l’image de Marion a eu le temps de se fixer sur sa rétine, il quitte sa camera obscura, laissant le spectateur contaminé par ce dérèglement du regard. Entre son départ et son retour, sous l’œil et la caméra du Maître, tout va se jouer sous le régime de l’excès.
Dans la réduction de l’espace et des distances :
de la chambre où Marion calcule ce qu’il lui reste de l’argent dérobé à son patron — au cabinet de toilette dont elle ferme la porte, derrière elle, et derrière nous en même temps, avant de retirer son peignoir — à l’intérieur de la cabine de douche, lieu du meurtre, coincée entre les murs et le rideau de plastique — jusqu’au travelling avant sur le trou noir où s’écoulent l’eau et le sang. Voracité de cet orifice qui dans un excès de proximité risque d’engloutir aussi notre regard.
Dans la multiplicité des points de vue :
Marion sous la douche vue de tous les côtés par le regard d’un revenant, d’un fantôme qui, dans l’extrême rapidité du champ/contre-champ fatal entre la victime et l’assassin(e), pourra même aller se réfugier et observer la scène, le temps de trois plans-éclairs, du haut des « cintres » comme un spectateur privilégié.
Dans la déshumanisation des corps :
Marion — visage lisse — épaules gracieuses — jambes fines — dos musclé — telle qu’elle nous a initialement été donnée à voir : de ces fragments que le découpage cinématographique nous accordait, notre imagination et notre expérience de spectateur les rattachaient aux autres fragments de son corps non-visibles : une belle fille désirable. Le meurtre accompli, il ne reste que des morceaux de chair animale autonomes disposés avec soin — sans aucun réalisme avec la chute du corps au moment du crime — comme à l’étal du boucher : mollets et pieds posés convenablement à plat sur le fond de la vasque — tête à la chair flasque tous orifices ouverts : œil — narine — bouche, avachie sur le sol carrelé.

Psycho,
Alfred Hitchcock, 1960.

 

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