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L'art de la rencontre
Intervention à une table-ronde organisée dans le cadre des rencontres nationales "L'expérience artistique en cinéma, par le secteur cinéma de l'Espace Magnan, Pôle régional d'éducation au cinéma. Nice, 14 décembre 2007.
Participaient également à cette table-ronde : Marie-José Mondzain, Alain Bergala, Patrick Leboutte, Frédéric Sabouraud.

Le texte ci-dessous est une transcription très peu remaniée de mon intervention à cette table-ronde. Dans les prochains mois, je développerai davantage les différents arguments. (Annick Bouleau, 18 décembre 2007)

Je ne vais pas parler d’expériences passées.

Aujourd’hui, j’ai eu envie de faire autre chose. J’ai plutôt eu envie de lancer des mots, qui j’espère pourraient nous être utiles dans la discussion d'aujourd'hui, mais qu’il me semble également utile de questionner quand on la charge d’élaborer des ateliers de pratique artistique.

Et donc, ces mots, ces notions, je ne sais pas trop comment les désigner, je vais les présenter en trois phases :

Je vais essayer de faire apparaître ces notions à partir de deux extraits filmés.

Le premier est tiré d’un entretien — enfin, je l’appelle comme ça, faute de mieux, parce qu’on verra que ça n’est pas vraiment un entretien — un entretien donc, que j’ai fait avec Pierre Kuentz, un jeune metteur en scène, dramaturge, pianiste, qui a aussi une longue pratique d’intervention, mais dans le spectacle vivant.

À partir de cet extrait, on essaiera de faire apparaître d'abord la notion de limite puis la relation entre demande, besoin, désir.

[clic sur l'image pour visionner la séquence]
[Lire l'entretien intégral]

LA LIMITE
Bizarrement, je ne vais pas relever les propos de Pierre Kuentz mais je vais plutôt travailler la forme.
Il faut que je vous dise le contrat de départ :
C’est deux nuits après la dernière représentation d’un opéra pour enfants qui s’appelle Pantin pantine, que Pierre Kuentz a monté avec deux classes d’un collège de Saint-Priest dans le Rhône.
Le contrat que je lui ai proposé : j’étais prête à l’écouter et à le filmer, mais je n’interviendrais pas et il pouvait parler le temps de la cassette. Ça s’arrêterait quand la cassette sauterait.

En regardant cette bande, on peut se demander : Qu’est-ce que c’est ?
C’est un entretien, mais c’est pas un entretien, parce que … l’intervieweuse ne pose pas de questions. De plus, le cadrage n’est pas vraiment un cadrage pour faire un entretien : pourquoi le cadrer tout entier ?

c’est un monologue : c’est évident que Pierre se parle à lui-même, mais en même temps, c’est pas un monologue parce que je suis là, quand même, donc…

… mais en même temps, c’est pas un dialogue

Cette bande vidéo que j’estime faire un ‘tout’… que je n’ai pas coupée, que je peux montrer dans son intégralité, est donc un travail difficilement classable et qu’on va avoir du mal à ranger dans… voilà, on ne sait pas où le mettre… On ne sait pas le définir d’une manière fixe.

Mais, dans ces tentatives d’essayer de le définir par des positions successives — c’est en entretien, ce n’est pas un entretien, etc… — on est quand même en train de lui délimiter une sorte de profil. Mais un profil mouvant, et donc : c’est comme en multipliant les limites qu’on fait exister ce travail.

C’est pour ça que je propose là ce terme de limite.

Dans ce qu’on appelle « l’expérience artistique », je mets l'expression entre guillemets, parce qu’il faudrait travailler ces mots,
expérience et artistique, est-ce qu’il n’y a pas toujours en jeu cette notion de limite, de démultiplication, constamment repoussée, et qui nous échappant, toujours, délimite, structure l’objet qui est en train d’apparaître.

Utiliser le terme ‘limite’, ça me semble être un moyen plus ouvert, plus riche de potentialités, que de parler immédiatement de
transgression qui est déjà un jugement sur l’objet dont on parle.

Voilà pour la limite.[Lire la page Limite dans Constellation]

Ultérieurement, à partir de cette notion, j'essaierai de réfléchir autour d'une remarque assez récurrente devant certains films : "Ça n'est pas du cinéma!". N'ayant pas assisté au colloque qui a précédé cette table-ronde, j'ignore si ce point y a été mis en avant.
Je poserai également la question de l'étanchéité (absence de contact entre les élèves, les enseignants, les intervenants) entre des ateliers pédagogiques ne relevant pas du même domaine artistique (comme le cinéma et le spectacle vivant).


BESOIN, DEMANDE, DÉSIR
Je reviens au dispositif : c’est très schématique, ça demanderait à être re…développé. On pourrait peut-être éventuellement le faire tout à l’heure dans la discussion, mais là, ça va être très schématique.

Le dispositif, qu’est-ce que c’est :
je demande à Pierre de le filmer pour écouter ce qu’il en est de cette expérience à Saint-Priest … ça c’est ma demande.

Lui, de son côté, a
besoin de parler et d’être écouté. Parce que il veut en finir, il veut passer à autre chose. Il veut aussi se rassurer… ça se voit…

Entre ma demande et son besoin … mais ma demande, elle n’est pas… cette demande de le filmer… ça… il y a bien sûr d’autres demandes derrière celle-ci que je n’ai peut-être pas encore analysé vraiment… mais entre ce dispositif de demande et de besoin : il me semble qu’il se passe quelque chose, pendant cette heure d’enregistrement. C’est pour ça que j’ose la montrer comme un ‘tout’.

Devant ce genre d’images, en général, on dit qu’il y a de la présence ou qu’il y a de la vraie parole… on sent qu’il se passe quelque chose. Peut-être qu’on peut le dire aussi autrement.
Peut-être que… quand le dispositif marche, comme ça, est-ce que ce n’est pas là qu’il y a la manifestation du
désir ? Et là, c’est le fameux « désir inconscient »… le psychiatre Jean Oury, lui, en rajoute une tonne là-dessus. Il dit : « le désir inconscient, inaccessible directement », pour bien enfoncer le clou, et qui n’a rien à voir avec le désir, tel qu’on l’emploie habituellement (désir de faire un film, désir de faire une image, etc…), c’est pas vraiment la même chose, c’est pas du tout la même chose.

Donc, voilà : est-ce que dans nos pratiques on est sensible à ces distinctions qui ont été faites par quelqu’un de bien connu et qui nous sont quand même extrêmement utiles quand on veut trouver des solutions pour répondre, justement, au besoin, aux nécessités que soulignaient Frédéric (Sabouraud) et Alain (Bergala) : comment dans un film réalisé par un groupe-classe, comment est-ce qu’il peut y avoir des choses des enfants et pas des choses, comme ça, parachutées ?

Pour moi, c’est une question à se poser, et d’être au clair, nous-même, entre demande, désir et besoin. De cette façon-là, peut-être qu’on peut arriver à faire des choses un peu plus… où l’enfant aura plus de… où il sera plus présent.
[Lire sur le site, le dossier des ateliers Lumière/Méliès]
Lire sur le site de Michel Balat, l'intervention d'un praticien, René Laffitte : "La pédagogie institutionnelle : une non évidence". René Laffitte y pose la question du désir d'une manière remarquable.


RECONNAISSANCE/RESSEMBLANCE
On va regarder le 2e extrait.
C’est un film que j’ai fait en 1985, qui s’appelle L’instant fatal. C’est tourné avec la paluche Aaton.
La paluche Aaton est une caméra vidéo, mais on a l’objectif dans la main, le viseur ou le petit écran de contrôle accroché autour du cou et on déclenche sur l’unité de contrôle portée à la ceinture. Ça veut dire qu’on peut vraiment filmer ce qu’on ne voit pas. Je peux filmer derrière moi, … je peux filmer sous le bras d’Alain…

L'instant fatal provoque assez souvent (quand il est montré !) un certain malaise. Il est fait de gros plans dont certains durent dix minutes. Il y a huit plans pour 35 minutes de film.

Je vous propose un court extrait de 3 minutes et demi, ‘à cheval’ sur deux plans de dix minutes et je vous le montre pour que vous soyez attentifs aux jeux de regards, aux axes, aux directions de regards.

[clic sur l'image pour visionner]

[filmo Annick Bouleau] [revue Dérives]

Pour vous dire un peu le dispositif : j’étais debout, … ces deux personnes-là sont assises. Ce qui fait que quand je les filme… lorsqu’ils regardent droit devant, quand le spectateur a leur regard dans les yeux, en fait ils regardent l’objectif et peut-être, comme j’avais un filtre dessus, peut-être qu’ils voient leur propre image. Quand ils regardent en l’air, ils me regardent, et sur le côté, ils regardent la personne qui est à côté d’eux.

Pour arriver à cette histoire de
reconnaissance/ressemblance, il faut faire un petit préambule : il faut accepter de poser la proximité du dispositif spéculaire (en référence au stade du miroir de Lacan, qui permet de distinguer le moi imaginaire du sujet de l’inconscient [1] )… rapprocher le dispositif spéculaire du dispositif cinématographique, où l’image filmée prend la place de sa propre image : une réalité autre occupe ma place dans le miroir, ce qui est très dérangeant quand on n’est pas schizophrène.

On entend souvent les gens, quand un film ne leur plait pas, dire : je ne m’y retrouve pas, je ne m’y reconnais pas.
Quand on voit une photo de soi qui ne nous plait pas, aussi, on dit souvent : c’est bien moi mais je ne m’y reconnais pas.

Alors, je pose une hypothèse : devant l’image, il y a autre chose que du ressemblant. C’est quelque chose qui relèverait d’une certaine unité du corps et non plus de cette dialectique ressemblance/dissemblance. On est dans une autre… on est dans autre chose. Et de ça, je pense qu’il faut en tenir compte. Mais comment ? C’est toute la question… c’est un travail que j’ai à peine démarré… j’en suis aux tatônnements. Mais peut-être que Marie-José Mondzain va pouvoir m’aider un petit peu là-dessus…

Cette histoire, c’est pour amener
la question du goût.

Je sais que j’ai eu quelquefois la réputation de ‘stalinienne’… j’ai des positions ‘arrêtées’, c'est-à-dire que j’ai des convictions auxquelles je n’arrive pas à renoncer (tant que je n’ai pas réussi à les contredire).

La question du goût, par exemple.

Pour moi, on ne peut pas commencer par le goût. Quand j’entends des gens, aussitôt après une projection, dire, demander aux enfants : Est-ce que vous avez aimé ? ça me fait froid dans le dos. J’ai l’impression qu’on coupe court à plein de choses qui ne pourront plus réapparaître. Et ça a avoir avec la reconnaissance ; ça a avoir avec cette histoire de ‘demande, besoin, désir’… même si je ne peux pas l’expliquer encore… mais je sens que c’est de ce côté-là…

C’est une facilité de dire devant une image : j’aime pas ça. Quand on creuse un petit peu, on se rend compte que, peut-être, c’est parce qu’il y a cette histoire de … l’autre qui occupe ma place dans le miroir. Et du coup, il y a ce malaise qu’on va manifester en disant : j’aime pas.

Je donne juste un tout petit exemple qui doit avoir avec ça : je me souviens d’un atelier que j’ai fait avec des enfants (CM1 ou 'classe recomposée', avec des CP, CE, j'ai oublié). Je devais travailler à partir d'images fixes, sur les questions de cadrage, hors-champ, etc… et il y a une petite fille qui en vient à dire : ah, non, j’aime pas ça… Je ne lui ai surtout pas demandé : pourquoi t’aimes pas ça ? J’ai tourné autour.

On est revenu à : Qu’est-ce qu’elle voyait ? déjà qu’elle décrive, qu’elle en passe par la description, qu’elle décrive ce qu’elle voyait… et en fait, petit à petit, elle s’est mise à dire, sans que je la provoque, c’est venu d’elle-même, que ça lui rappelait quelque chose, ça lui rappelait un mauvais souvenir, en fait.

Sa façon de dire qu’elle n'aimait pas, c’était pas du tout une question de goût, c’était beaucoup plus profond et plus important que ça. Et le fait que je ne lui pose pas la question : pourquoi t’as pas aimé ? mais que je tourne autour, ça lui a permis de faire ressurgir quelque chose. Alors, ça aussi, ça a à avoir avec cette histoire de « demande, désir, besoin », même si je ne peux pas, là non plus, l’expliquer.

Donc, à côté du travail sur ce qu’on appelle la ‘lisibilité’ — il y a beaucoup de chercheurs, d’historiens de l’art, de critiques, qui empruntent ce terme à Walter Benjamin, donc, à côté du travail sur la lisibilité de l’image, il y a peut-être autre chose à faire qui je pense est indispensable et qui a avoir avec cette histoire de reconnaissance.

Voilà.


[1] J'ajoute, dès à présent, ce passage très éclairant de Gisela PANKOW :
« L'enfant est capable de reconnaître son image dans le miroir dès l'âge de 6 mois, c'est-à-dire à un moment où le bébé chimpanzé est bien supérieur à l'enfant au point de vue des activités manuelles. L' "expérience Aha", décrite par Köhler, montre cette lueur de joie manifestée par le bébé à la reconnaissance de sa propre image dans le miroir. Très important est le cri de jubilation avec lequel l'enfant, qui ne sait encore se tenir sur ses deux pieds et essaie de se dresser avec l'aide de l'adulte, salue sa propre image. Cette reconnaissance du corps propre, qui se développe à partir de l'image dans la glace est de la plus haute importance. Arrivé au stade du miroir, qui se situe entre 6 et 18 mois, l'enfant constate que la maîtrise de son corps ne peut pas être comparée avec celle de l'adulte. Sa propre image lui montre l' "autre" qui n'est pas l'adulte. Cette étape, cette reconnaissance, représente une étape fondamentale du non-moi. Ce stade est atteint grâce à une identification spatiale. Lorsque pour la première fois, l'enfant reconnaît à côté de lui et de l'adulte sa propre image comme une troisième forme dans un monde jusqu'alors conçu pour lui et l'adulte, il désire devenir comme ce dernier. C'est dans ce jeu entre le corps de l'enfant et sa propre iamge qu'apparaît la richesse des productions de l'imaginaire concernant son propre corps. […] Cependant, si l'étape permettant à l'enfant de passer du monde intérieur au monde extérieur doit être franchie,il faut ensuite que le corps soit intégré comme totalité. On en arrive alors à l' "identification dans l'image". Cette étape ne peut être franchie dans la maladie mentale. Nous parlons "d'"un corps dissocié", d'une image dissociée du corps pour exprimer la destruction de l'unité du corps. »

Gisela PANKOW, L'Homme et sa psychose (1969),
Flammarion, 'Champs', p. 80-81.

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