GENÈSE
au cours des séances
depuis le début
STYLE
à table
carnets de bord
> carnets d'annick
REPÈRES
à lire
constellation
entre nous
> jean oury
> jean-luc godard
> jean-marie straub
> georges didi-huberman
> p. j. laffitte/o. apprill
TERRAINS
TECHNÈ
PLUMES
DANS L'INSTANT
CONFIDENCES
LE COIN DES AMIS
LE COIN D'ANNICK B.
filmographie
CONTACT
RETOUR ACCUEIL
LES WIKI D'OLC
le livre impossible
<<<<<<< •• >>>>>>>
précédent — — — suivant
Le regard [contexte]
Pier Aldo Rovatti, Abitare la distanza. Per un'etica del linguaggio, Feltrinelli, 1994, p. 57-59. (Traduction personnelle)
« Nous nous sentons regardés, disait Sartre, nous l’imaginons
aussi, et nous sommes troublés, angoissés même, de soupçonner
que les autres nous regardent, même si nous ne voyons aucun œil nous
scruter : nous sommes donc, continuait Sartre, sous le pouvoir de ce regard
qui vient du dehors et qui n’a pas besoin de se faire voir ; nous
sommes immobilisés, médusés, par cet œil extérieur
qui n’est pas à proprement parler un œil, et cela ne nous
console pas, nous n’échappons pas à une telle sujétion,
d’expérimenter et de savoir que nous-mêmes pouvons être
ce regard préjudiciable aux autres. Il en résulte une visibilité-pouvoir, Sartre le regrette, qui par la suite deviendra pour Foucault, d’une manière
assez proche, le chiffre d’un commandement anonyme et silencieux dans la
formulation (benthamienne) du panopticon. Il en résultera que ce “sujet” rendu passif par une visibilité supposée, car toujours réalisable (parfaitement intériorisable, œil disparaissant dans le regard),
ne trouvera salut ou refuge si ce n’est en se rendant soi-même invisible
au moyen d’un art de soustraction au regard. Pouvoir du regard, quand cependant
c’est un autre sujet qui le manœuvre d’une façon visible
ou inapparente ; sujet qui se fait regard à soi-même, et en
soi-même sujet à un autre (soggetto a un altro), et qui
donc n’a même pas besoin d’un autre sujet réel qui le
manœuvre : narcissisme, dirait-on, qui se résout en une auto-capture,
et se livre, tout comme le Narcisse du mythe, à un destin de mort. Peut-on échapper à ce regard ? Mais, en définitive, faut-il échapper à une
telle visibilité ?
Le regard du paysage qui nous regarde, dont parle le peintre évoqué par
Merleau-Ponty, semble nous indiquer une expérience différente.
Peut-être est-ce la même expérience où peut prendre
corps la machine de la capture et du pouvoir, sauf qu’elle ne se réduit
pas à ce corps du pouvoir. Elle la rend possible, comme elle rend possible
l’expérience du visible dans tout son champ de possibilités.
Elle donne corps au pouvoir, mais elle donne aussi un corps à notre expérience, et donc aussi une habitabilité, dira-t-on. Si elle installe en chacun
de nous le régime de la commande à distance, il permet aussi à chacun de nous de prendre cette distance par rapport à soi pour être un œil sur le monde à travers la visibilité. À la sujétion au regard, nous réagissons d’habitude ou par un sentiment d’effacement, ou bien si nous nous en sortons, en faisant appel encore à la domination de l’œil sur les choses, regard actif plus puissant que le regard qui nous assujettit. Comme si Narcisse disait : non, c’est une simple
illusion optique, c’est moi qui la produit, je peux donc la contrôler
et la modifier subjectivement (soggettivamente).
Mais il y a précisément une autre voie, qui consiste à tenter
de reconnaître notre “sujétion” à la visibilité justement comme ce qui permet de regarder les choses et nous-mêmes. Reconnaître que l’on fait partie du visible, c’est ce que voudrait Merleau-Ponty : reconnaître que nous voyons non pas parce que nous avons des yeux, mais que nous avons des yeux parce que nous sommes installés dans le visible et que nous en faisons partie. Que les choses nous regardent n’est pas
l’étrange expérience dont certains, les peintres par exemple,
témoignent, mais c’est l’expérience même de la
visibilité grâce à laquelle nous réussissons à reconnaître notre position de voyant et qui fait que le point de vue, auquel nous sommes fixés, n’épuise pas le voir. Le cartésien, nous dit
Merleau-Ponty, ne se voit pas dans le miroir, il voit une image secondaire et
construite, le résultat d’une optique. Mais que voit celui qui au
contraire se voit dans le miroir ? Il entre dans un jeu de regard, il s’introduit — pour autant qu’il réussit à ne pas être cartésien — dans la dimension de la visibilité : laquelle signifie verticalité, écart et distance. Il voit assurément sa propre image mais une image bien différente
de l’image “technique” du cartésien, une image qui appartient
au visible. »
s