Olc15 - traverse 1 (12 janvier 2003)

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La motion de l’image dans les mots

penser oui en faisant
NON de la tête
puis faire OUI en pensant
non lui fait prendre
un étrange virage.

Pierre Alféri, Les Allures naturelles, IX, (oscillation), POL, 1991, p. 56.

« […] dans un cas que j’ai observé, la malade tient d’une main sa robe serrée contre son corps (en tant que femme) tandis que de l’autre main elle s’efforce de l’arracher (en tant qu’homme). Cette simultanéité contradictoire conditionne en grande partie ce qu’a d’incompréhensible une situation cependant si plastiquement figurée dans l’attaque et se prête donc parfaitement à la dissimulation du fantasme inconscient qui est à l’œuvre. »

Sigmund Freud, « Les fantasmes hystériques et leur relation à la bisexualité » (1908), Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, PUF, 1973, p. 155.

Se mouvoir dans le brouillard : la ta(â)che aveugle

« Rien n’est plus fécond, tous les mathématiciens le savent, que ces obscures analogies, ces troubles reflets d’une théorie à une autre, ces furtives caresses, ces brouilleries inexplicables : rien aussi ne donne plus de plaisir au chercheur. Un jour vient où l’illusion se dissipe ; le pressentiment se change en certitude […]. Heureusement pour les chercheurs, à mesure que les brouillards se dissipent sur un point, c’est pour se reformer sur un autre. »

André Weil, « De la métaphysique aux mathématiques », Œuvres, t. II, p. 408. Cité par Gilles Châtelet dans Les Enjeux du mobile, p. 28.

« Gestes et problèmes font époque et guident l’œil et la main à l’insu des géomètres et des philosophes ».

Gilles Châtelet
, Les Enjeux du mobile, introduction, Seuil, 1993, p. 22.

« Quelqu’un est venu plusieurs années à mon séminaire de Sainte-Anne, un tailleur de pierres, un « pierreux ». Je lui ai demandé pourquoi il continuait de venir. Il m’a répondu : « C’est parce que vous dites la même chose que ce que je pense dans mon travail, ce sont les mêmes outils. » J’étais très ému et je lui ai demandé qu’il fasse le séminaire à ma place un soir. C’était extraordinaire. Il expliquait qu’il fallait former ses outils soi-même, les tailler soi-même pour qu’il n’y ait pas d’accident. […]
Pour être en prise, chacun doit construire sa propre métapsychologie. Freud très modestement n’a pas cessé de construire, de raturer et de recommencer la sienne propre. Toute personne concernée par le domaine éducatif ou psychothérapique construit sa propre métapsychologie. »


Jean Oury, Le pré-pathique et le tailleur de pierre, Chimères, Les enjeux du sensible, n°40, automne 2000.

« Pour ne pas substantialiser la fonction, et donc pour ne pas arrêter ou clore sa pensée sur la satisfaction somme toute naïve de croire « savoir » ce qu’est une image lorsqu’on aura tout su — ou cru savoir — ce à quoi elle servait, il ne reste à l’historien que l’outil fragile mais fécond, l’outil théorique par excellence, de la remise en question et de la dialectisation de ses propres catégories de pensée. »

Georges Didi-Huberman, « Imitation, représentation, fonction. Remarques sur un mythe épistémologique » (1992), in L’Image. Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, Le Léopard d’or, 1996, p. 59-86.

« Ces dispositifs peuvent être conçus comme des « balances dialectiques » ; des équilibres en porte à faux qui ne se rompent qu’en emportant un espace plus ample. Ils mettent à jour un centre d’indifférence (l’œil du cyclone), un point de pivotement qui commande un réseau de symétries dont la brisure entraîne vers un degré de discernement plus fin.
Telle est notre interprétation de l’immanence dialectique : la dialectique n’est pas la neutralisation synthétique de deux termes préexistants et opposés, mais la découverte de l’articulation qui déploie la dimension le long de laquelle ils surgiront comme des “côtés” ».

Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile, introduction, Seuil, 1993, p. 19-39.


Comment le mouvement vient aux images ?

« Par nature, les gestes (comme les paroles) appartiennent à l’éphémère. »

Jean-Claude Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Gallimard, 1990, Introduction, p. 13-31.

« Il convient aussi de souligner que :

- le geste n’est pas substantiel : il gagne de l’amplitude en se déterminant. Sa souveraineté est à la mesure de sa pénétration et c’est pourquoi on évoque la « sûreté » du geste : le retentissement de son adresse est gagé par la précision de sa frappe. Le geste inaugure une lignée de gestes, alors que la règle n’énonce que des « instructions », qu’un protocole de décomposition de l’action en actes répétables indéfiniment. Le geste possède une exemplarité historiale : si l’on peut parler d’accumulation du savoir au cours de la succession des générations, on doit parler de geste inaugurant des dynasties de problèmes ;


- le geste n’est pas un simple déplacement spatial : il décide, libère et propose une nouvelle modalité du « se mouvoir ». Hugues de Saint-Victor définissait le geste comme « le mouvement et la figuration des membres du corps selon la mesure et les modalités de toute action et attitude.» ; Le geste renvoie à une discipline de distribution de la mobilité avant tout transfert : on se pénètre du geste avant de le savoir.

- le geste est élastique, il peut se ramasser sur lui-même, sauter au-delà de lui-même et retentir, alors que la fonction ne donne que la forme du transit d’un terme extérieur à un autre terme extérieur, alors que l’acte s’épuise dans son résultat. Le geste a donc à voir avec le pôle implicite de la relation ;

- le geste enveloppe avant de saisir et esquisse son déploiement bien avant de dénoter ou d’exemplifier ; ce sont les gestes déjà domestiqués qui font référence ;

- Un geste réveille d’autres gestes : il sait mettre en réserve toutes les virtualités provocatrices de l’allusion, sans la dégrader en abréviation.

On ne sera donc pas surpris que nous soyons surtout attentifs aux lignées des gestes de découpe, aux diagrammes qui les saisissent au vol, aux expériences de pensée. Nous débusquerons la charnière où les principes portent à faux… »

Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile, introduction, Seuil, 1993, p. 19-39.

« Je me suis trouvé dans une dimension tout à fait nouvelle du cinéma, j'avais ouvert une porte et j'étais entré derrière un miroir. Toutes les idées que je m'étais faites jusque-là sur le tournage n'existaient plus, tout le monde rigolait dès qu'on parlait de trépied. Brault manie sa caméra à la perfection (comme d'ailleurs Morillère, mon deuxième caméraman). Lorsqu'ils l'ont entre les mains, on a l'impression qu'ils sont eux-mêmes la caméra. Leur tête est remplacée par la caméra, c'est un peu la vision surréaliste. Ils s'avancent, reculent, vont, viennent, montent les escaliers, toujours en filmant, redescendent, se jettent à plat ventre et se redressent, toujours en filmant, se mettent sur le toit d'une voiture, s'approchent d'un mouton, s'éloignent du mouton, marchent à quatre pattes : c'est une technique qui est à l'échelle humaine. »

Mario Ruspoli, cinéaste, in Derrière le miroir de la vérité, propos recueillis par Raymond Bellour et Jean Michaud, Cinéma 62, n°66, mai 1962, p.41.
«Oui, je pense au montage dit “à la prise de vue”, comme en muet. Il s'agit de faire de la réalisation directement. On n'a fait jusqu'ici que du presse-bouton, émerveillés comme nous l'étions par ce pouvoir d'enregistrer tout ce qui se passe. Il faut maintenant commencer à opérer un choix. Cela demande une gymnastique physique et intellectuelle pour le réalisateur-caméraman qui écoute et qui voit. Un point surtout me passionne : la mise en condition physique. On peut l'obtenir par des cours de culture physique qui ont pour objet essentiel la maîtrise du corps et se rapproche par là de l'attitude du yoga comme de celle du mime. La caméra de l'avenir, la caméra dont je rêve, appellerait un certain nombre de gestes-réflexes : la mise au point par l'index, le diaphragme là, le zoom ici. Tout cela sera d'ailleurs peut-être fait automatiquement. Alors, vous serez complètement libéré, comme lorsque avec ma petite caméra je suis sur le terrain : Bell-Howell à ressort (Maîtres fous, Moi un noir), je suis libre et je fais mon travail non seulement en fonction de ce qui se passe mais en fonction de ce que je veux montrer. C'est-à-dire que je me raconte mon histoire à moi-même et que je filme en fonction de ce que je veux raconter. […]
A partir du moment où le réalisateur aura une maîtrise physique et morale qui lui permettra d'avoir des réflexes presque conditionnés par son sujet, par ce qu'il voit et ce qu'il entend, il pourra faire son propre découpage et fera ainsi son histoire à la prise de vues. Le montage suivra alors, comme dans le film muet. Mais, si avec J-S Fleury nous avons demandé à Maria Malet d'étudier ces techniques du corps, nous n'en sommes qu'aux premiers pas. »

Jean Rouch, in Aux sources du cinéma vérité — Avec Jean Rouch, par Raymond Bellour et Maurice Frydland, Cinéma 63, n°72, janvier 1963, p.151.

« Le chapitre XII s’ouvre par une définition du mot gestus : “Gestus est motus et figuratio membrorum corporis, ad omnem agendi et habendi modum”. De cette définition, je donne une traduction volontairement équivoque : “Le geste est le mouvement et la figuration des membres du corps adaptés à [mais aussi : en vue de, selon la mesure et les modalités de] toute action et attitude”.

Cette définition du geste est la plus complexe de toutes celles que j’ai rencontrées dans toute l’histoire occidentale antique et médiévale. A peine énoncée, elle est devenue la définition canonique reproduite par les auteurs ecclésiastiques des XIIe et XIIIe siècles. Mais elle a des implications très riches que ces auteurs n’ont pas toujours toutes retenues.

Chacun des mots et toutes les relations nouées entre ces derniers comptent au plus haut point. Cette définition de gestus consiste en deux couples de termes — d’un côté “mouvement” et “figuration” des “membres du corps”, de l’autre “action” et “attitude” — reliés par l’expression polyvalente
ad modum.

Le geste est un “mouvement”. Depuis la musique ou la rhétorique antiques, l’idée est traditionnelle. Ce qui est neuf, c’est d’inclure dans le mouvement l’ “action” et même l’ “attitude ”, le
modus agendi et le modus habendi. La clef de cette inclusion me semble être la figuratio qu’il faut entendre de plusieurs manières : le geste, en se mouvant, se “configure” ; ce faisant, il configure l’ensemble des “membres du corps” ; enfin, il donne extérieurement une figura à ce qui est caché et que les gestes expriment, les mouvements de l’âme. Car le geste, dit aussi Hugues de Saint-Victor, est un indice (indicium), un signe (signum). Autrement dit, le mot figuratio dénote la valeur symbolique du geste, et en souligne l’importance primordiale.

Cette importance, dans la définition du geste, apparaît de trois manières. D’une part, si le geste peut entrer au service d’une action (modus agendi), nous voyons que même dans ce cas sa finalité pragmatique de “technique du corps” (pour parler comme Marcel Mauss) n’est pas indépendante de sa valeur symbolique. Bien que Hugues de Saint-Victor ne le mentionne pas précisément, on peut imaginer qu’il en va ainsi des gestes du travail : leur valeur symbolique ne doit pas se distinguer de leur finalité pratique. On en reparlera.

D’autre part, la notion d’attitude (
modus habendi) est pareillement liée à celle de la figuratio. L’attitude est pensée comme le résultat d’un mouvement, ou mieux encore comme un mouvement suspendu, un “après” aussi bien qu’un “avant” du mouvement, c’est-à-dire là encore une “figure” idéale dont la meilleure illustration, dans la culture médiévale, est certainement la majesté (majestas) du Christ ou du roi. On la retrouvera.
Enfin, la notion de figuration noue à sa dimension symbolique une dimension esthétique qui, pour Hugues de Saint-Victor, est fort importante. En effet, le geste est toujours perçu par quelqu’un, c’est le regard de l’ “autre” (quel qu’il soit) qui le fait pour ainsi dire exister. La suite de l’ouvrage développe abondamment cette idée : le geste est placé comme toutes choses sous le regard de Dieu et il s’offre en spectacle au regard d’autrui, suscitant l’admiration et l’édification ou provoquant au contraire le scandale. Il faut donc aussi replacer le mot figuratio dans le contexte des conceptions esthétiques de Hugues de Saint-Victor, et plus largement des transformations contemporaines de l’art.[1] »

Jean-Claude Schmitt, La Raison des gestes dans l’Occident médiéval, Chapitre V, La discipline des novices, Gallimard, 1990, p. 173-205.


Charnière

« Dans sa marche ordinaire, la science semble se limiter aux gestes qui assurent la maintenance du savoir et laisser en sommeil le patrimoine de ceux qui l’embrasent et le multiplient. Ce sont aussi ceux qui la sauvent de l’accumulation et de la stratification indéfinies, de la niaiserie des positivités établies, du confort des transits de l’“opérationnel” et, enfin, de la tentation de se laisser boucler par une grammaire. Ils montrent l’urgence d’une pensée authentique de l’information qui ne serait pas seulement commise à la communication, mais viserait à une saisie rationnelle de l’allusion et de l’apprendre sur l’apprendre. Celle-ci bien sûr serait assez éloignée d’une certaine barbarie neuronale qui s’épuise à débusquer le récipient de la pensée et à confondre l’apprendre avec une razzia sur un butin informatif. Schelling voyait peut-être plus clair : il savait que la pensée n’était pas en tout cas encapsulée dans une cervelle, qu’elle pouvait être partout… dehors… dans la rosée du matin. »

Gilles Châtelet, Les Enjeux du mobile, introduction, Seuil, 1993, p. 19-39.

[à suivre]

… Et le mois prochain… version romancée.
24 février 2003.

[1] Voir de ce point de vue l'utilisation que fait de ce traité, à propos du cas du tympan de Conques, J.-Cl. Bonne, L'Art roman de face et de profil…, 1984, p.259-261.

 

 

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