« Le dialogue inépuisable qu'est la lecture », remarque trouvée chez Gadamer, a été le déclic pour l'ouverture de cette page et engager la conversation avec Freud en lisant/relisant ses textes…

Dans le silence et l'étendue de la nuit… À nous deux !



Un autre travail est en cours, s'appuyant sur le film Voir ce que tu ne verras jamais


… et Lacan
« … Où sont-elles passées les hystériques de jadis, ces femmes merveilleuses, les Anna O., les Emmy von N… ? Elles jouaient non seulement un certain rôle, un rôle social certain, mais quand Freud se mit à les écouter, ce furent elles qui permirent la naissance de la psychanalyse. C'est de leur écoute que Freud a inauguré un mode entièrement nouveau de la relation humaine. Qu'est-ce qui remplace ces symptômes hystériques d'autre fois ? L'hystérie ne s'est-elle pas déplacée dans le champ social ? […]
Que Freud fut affecté par ce que les hystériques lui racontait, ceci nous paraît maintenant certain. L'inconscient s'origine du fait que l'hystérique ne sait pas ce qu'elle dit, quand elle dit bel et bien quelque chose par les mots qui lui manquent.
L'inconscient est un sédiment de langage.
[…]
C'est curieux, un symptôme hystérique : ça se tire d'affaire à partir du moment où la personne, qui vraiment ne sait pas ce qu'elle dit, commence à blablater…
Cet inconscient auquel Freud ne comprenait strictement rien, ce sont des représentations inconscientes. Qu'est-ce que ça peut bien être des représentations inconscientes ? Il y a là une contradiction dans les termes : unbewusste Vorstellungen. J'ai essayé d'expliquer cela, de fomenter cela pour
l'instituer au niveau du symbolique. Ça n'a rien à faire avec des représentations, ce symbolique, ce sont des mots et à la limite, on peut concevoir que des mots sont inconscients. On ne raconte même que cela à la pelle : dans l'ensemble, ils parlent sans absolument savoir ce qu'ils disent. C'est bien en quoi l'inconscient n'a de corps que de mots.
[…] C'est ce qui frappe dans les Studien über Hysterie, c'est que Freud arrive presque, et même tout à fait, à (dégueuler) que c'est avec des mots que ça se résoud et que c'est avec
les mots de la patiente même que l'affect s'évapore.
Il y a un type qui a passé son existence à rappeler l'existence de l'affect. La question est de savoir si oui ou non l'affect s'aère avec des mots ; quelque chose souffle avec ces mots, qui rend l'affect inofffensif, c'est-à-dire non engendrant de symptôme. L'affect n'engendre plus de symptôme quand l'hystérique a commencé à raconter cette chose à propos de quoi elle s'est effrayée. Le fait de dire : 'elle s'est effrayée' a tout son poids. S'il faut un terme réfléchi pour le dire, c'est qu'on se fait peur à soi-même.»
Jacques Lacan, intervention à Bruxelles, 26 février 1977, à retrouver dans le Pas-Tout-Lacan.









***
Freud, un juif sans Dieu, le film de David Teboul, diffusé sur Arte au printemps 2020 [Ouvrez!]

«Freud confiné», Zoé Andreyev [Ouvrez!]
«Freud et la langue allemande», Jean Lacoste [Ouvrez!]
Sur les questions de traduction, les prises de notes du séminaire de Jean Oury, séance du 17 mai 2006 et du 21 novembre 2007
À suivre, sur la question langage, langue, parole, le travail en cours sur ce site [Ouvrez !]
***

(Maj le 23 juin 2024. Ouverture de la page, 10 novembre 2020. Sous ma lampe de bureau, l'invitation du MahJ pour l'exposition Sigmund Freud, Du regard à l'écoute)


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Fragments freudiens
Au gré de mes lectures, à nouveau et comme d'habitude, je me ferai scribe pour déposer ici quelques fragments…

En préambule, quelques lignes tirées du livre de Janine Altounian, L'Écriture de Freud, Puf, 2003, p. 34 et 39.
« On a coutume de croire que le traducteur d'un texte en traduit avant tout le sens, et que, selon son élégance, sa sensibilité littéraire, son appétit au langage et les nostalgies que celui-ci éveille en lui, il rend compte, par ailleurs, de ses connotations caractéristiques, du rythme de ses phrases, de ses images poétiques — bref, de son style. Or, en distinguant ainsi forme et fond, non seulement on néglige les enseignements de la linguistique pour laquelle la valeur des mots ne s'épuise pas dans leur signification, mais à plus forte raison, lorsqu'il s'agit de traduire Freud, on devient parjure à l'esprit de son œuvre : si celle-ci cherche à montrer et nous permet de penser en quoi corps et psyché ne peuvent être dissociés, il en va de même de son texte. »

« Ce que Freud écrit d'une façon 'manifeste', ces termes ou l'évolution syntaxique de la phrase le disent par leur fonctionnement interne, d'une façon 'latente'. Le traducteur doit alors trop souvent renoncer aux valeurs sémiotiques du texte pour n'en transcrire que la signification. Il se trouve placé dans cette situation paradoxale de pouvoir, du fait même des enseignements de Freud, déchiffrer celui-ci dans la complexité de sa texture, repérer les analogies entre les signifiants répétés, modifiés, contrastés, identifier leur pittoresque ou l'ordre révélateur qui dicte l'enchaînement du syntagme, alors qu'il doit, en sacrifiant au bénéfice de la transmission du sens, contrevenir à la méthode du Maître qui prend les choses à la lettre avant d'en éclairer l'esprit. »


Vorslesungen zür Einfürung in die psychoanalyse (1915-17), Leçons d'introduction à la psychanalyse, Puf, coll. Quadrige, 2010, p.15-16, première leçon.
[Accès à la V.O.]
Par deux des thèses qu'elle a posées, la psychanalyse offense le monde entier et s'attire son aversion ; l'une d'elles vient heurter un préjugé intellectuel, l'autre un préjugé esthético-moral. Ne sous-estimons pas trop ces préjugés; ce sont là choses puissantes, précipités d'évolutions utiles, voire nécessaires, de l'humanité. Ils sont maintenus par des forces affectives et il est difficile de lutter contre eux.
La première de ces explications désagréables de la psychanalyse stipule que les processus animiques sont en soi et pour soi inconscients et que ceux qui sont conscients ne sont que des actes et des parts isolés de la vie de l'âme dans son ensemble. Souvenez-vous que nous avons au contraire l'habitude d'identifier psychique et conscient. La conscience passe nettement à nos yeux pour être le caractère qui définit le psychique, la psychologie pour la doctrine des contenus de la conscience. Cette assimilation nous apparaît même si évidente que nous croyons percevoir un contresens manifeste dans toute contradiction qu'on lui oppose, et pourtant la psychanalyse ne peut s'empêcher d'élever cette contradiction, elle ne peut accepter l'identité entre conscient et animique. Sa définition de l'animique est qu'il s'agit de processus qui ressortissent au sentir, au penser, au vouloir, et il lui faut soutenir qu'il y a du penser inconscient et du vouloir insu.


Das Unbehagen in der Kultur (1929-30), Le Malaise dans la culture, Puf, coll. Quadrige, 1995, V, p. 54.
[Accès à la V.O.][Accès à une V.F.]
L’existence de ce penchant à l’agression que nous pouvons ressentir en nous-mêmes, et présupposons à bon droit chez l’autre, est le facteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture à la dépense (Aufwand) qui est la sienne. Par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation. […] … les passions pulsionnelles sont plus fortes que les intérêts rationnels. Il faut que la culture mette tout en œuvre pour assigner des limites aux pulsions d’agression des hommes, pour tenir en soumission leurs manifestations par des formations réactionnelles psychiques.

Hemmung, Symptom und Angst(1926), Inhibition, Symptôme et angoisse, Puf, coll. Quadrige, 1993, X, p. 67.
[Accès à la V.O.]
« … l’état de désaide (Hilflosigkeit) et de dépendance longuement prolongé du petit enfant d’homme (Menschenkindes). L’existence intra-utérine de l’homme apparaît face à celle de la plupart des animaux relativement raccourcie ; l’enfant d’homme est envoyé dans le monde plus inachevé (unfertiger) qu’eux. L’influence du monde extérieur en est renforcée, la différenciation du moi (Ich) d’avec le ça (Es) précocement favorisée, les dangers du monde extérieur rehaussés dans leur significativité (Bedeutung), et la valeur (Wert) de l’objet, qui seul peut protéger contre ces dangers et remplacer la vie intra-utérine perdue (verloren), énormément accrue. Ce facteur biologique instaure donc les premières situations de danger et crée le besoin (Bedürfnis) d’être aimé, qui ne quittera plus l’être humain (Menschen). »

Triebe und Triebschicksale (1915), Pulsions et destins des pulsions, in Métapsychologie, Gallimard, Folio Essais, 1986, p. 18-20.
[Accès à la V.O.]
« Nous pouvons maintenant discuter quelques termes qui sont utilisés en rapport avec le concept de pulsion, comme : poussée, but, objet, source de la pulsion (Drang, Ziel, Objekt, Quelle des Triebes).

Par poussée d’une pulsion on entend le facteur moteur de celle-ci, la somme de force ou la mesure d’exigence de travail qu’elle représente. Le caractère “poussant” est une propriété générale des pulsions, et même l’essence de celles-ci. Toute pulsion est un morceau d’activité ; quand on parle, d’une façon relâchée, de pulsions passives, on ne peut rien vouloir dire d’autre que pulsions à but passif.

Le but d’une pulsion est toujours la satisfaction qui ne peut être obtenue qu’en supprimant l’état d’excitation à la source de la pulsion. Mais, quoique ce but final reste invariable pour chaque pulsion, diverses voies peuvent mener au but final, en sorte que différents buts, plus proches ou intermédiaires, peuvent s’offrir pour une pulsion ; ces buts se combinent ou s’échangent les uns avec les autres. L’expérience nous autorise aussi à parler de pulsions “inhibées quant au but”, dans les cas de processus pour lesquels une certaine progression dans la voie de la satisfaction pulsionnelle est tolérée, mais qui, ensuite, subissent une inhibition ou une dérivation. On peut supposer que même de tels processus ne vont pas sans une satisfaction partielle.

L’objet de la pulsion est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu’il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originairement lié : mais ce n’est qu’en raison de son aptitude particulière à rendre possible la satisfaction qu’il est adjoint. Ce n’est pas nécessairement un objet étranger, mais c’est tout aussi bien une partie du corps propre. Il peut être remplacé à volonté tout au long des destins (Lebensschicksale) que connaît la pulsion ; c’est à ce déplacement de la pulsion que revient le rôle le plus important. Il peut arriver que le même objet serve simultanément à la satisfaction de plusieurs pulsions : c’est le cas de ce qu’Alfred Adler appelle l’entrecroisement des pulsions. Lorsque la liaison (Bindung) de la pulsion à l’objet est particulièrement intime, nous la distinguons par le terme de fixation. Elle se réalise souvent dans les périodes du tout début du développement de la pulsion et met fin à la mobilité de celle-ci en résistant intensément à toute dissolution.

Par source de la pulsion, on entend le processus somatique qui est localisé dans un organe ou une partie du corps et dont l’excitation est représentée dans la vie psychique (Seelenleben) par la pulsion. Nous ne savons pas si ce processus est régulièrement de nature chimique ou s’il peut correspondre à une libération d’autres forces, mécaniques par exemple. L’étude des sources pulsionnelles déborde le champ de la psychologie ; bien que le fait d’être issu de la source somatique soit l’élément absolument déterminant pour la pulsion, elle ne nous est connue, dans la vie psychique, que par ses buts. Étant donné ce que se propose la recherche psychologique, une connaissance plus exacte des sources pulsionnelles n’est pas rigoureusement indispensable. Parfois on peut remonter avec certitudes des buts de la pulsion à ses sources.
Devons-nous admettre que les différentes pulsions issues du corporel et agissant sur le psychique se distinguent aussi par des qualités différentes et que c’est pour cette raison qu’elles se comportent dans la vie psychique d’une façon qualitativement différente ? Cela ne semble pas justifié ; il nous suffit plutôt d’admettre simplement que les pulsions sont toutes semblables qualitativement et doivent leur effet uniquement aux quantités d’excitation qu’elles portent, et peut-être aussi à certaines fonctions de cette quantité. Ce qui distingue les unes des autres les opérations psychiques des diverses pulsions se laisse ramener à la différence des sources pulsionnelles. En tout cas, ce n’est que dans un autre contexte que nous pourrons ultérieurement élucider la signification du problème de la qualité des pulsions. »

Das Unbehagen in der Kultur (1929-30), Le Malaise dans la culture, Puf, coll. Quadrige, 1995, III, p. 38-41.
[Accès à la V.O.][Accès à une V.F.]
« Comme dernier trait caractéristique d’une culture, un trait qui n’est certes pas le moins important, nous avons à apprécier de quelle manière sont réglées les relations des hommes (Menschen) entre eux, les relations sociales qui concernent l’homme comme voisin, comme aide (Hilfskraft), comme objet sexuel d’un autre, comme membre d’une famille, d’un État. Il devient ici particulièrement difficile de se préserver de certaines exigences d’idéal et de saisir ce qui est somme toute culturel. Peut-être commence-t-on par déclarer (Erklärung) que l’élément culturel est donné avec la première tentative pour régler ces relations sociales. Si une telle tentative n’avait pas lieu, ces relations seraient soumises à l’arbitraire de l’individu (der Willkür des Einzelnen), c.-a-d. que le plus fort physiquement en déciderait dans le sens de ses intérêts et motions pulsionnelles. Il n’y aurait rien de changé à cela si ce plus fort trouvait à son tour un individu encore plus fort. La vie en commun des hommes n’est rendue possible que si se trouve réunie une majorité qui est plus forte que chaque individu et qui garde sa cohésion face à chaque individu. La puissance (Macht) de cette communauté s’oppose maintenant en tant que « droit » (Recht) à la puissance de l'individu qui est condamnée en tant que « violence (Gewalt) brute (Rohe) ». Ce remplacement de la puissance de l’individu par celle de la communauté est le pas culturel décisif. Son essence consiste en ce que les membres de la communauté se limitent dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu isolé ne connaissait pas de limite de ce genre. L’exigence culturelle suivante est alors celle de la justice, (Gerechtigkeit), c.-a-d. l’assurance que l’ordre de droit (Rechtsordnung), une fois donné, ne sera pas de nouveau battu en brèche en faveur d’un individu. En cela rien n’est décidé sur la valeur éthique d’un tel droit. La voie ultérieure du développement culturel semble tendre à ce que ce droit ne soit plus l’expression de la volonté d’une petite communauté — caste, couche de population, tribu —, se comportant à son tour envers d’autres masses de même sorte, et peut-être plus vastes, comme un individu violent. Le résultat final est censé être un droit auquel tous — ou du moins tous ceux qui sont aptes à être en communauté — ont contribué par leurs sacrifices pulsionnels (Triebopfer), et qui ne laisse aucun d’eux — là encore avec la même exception — devenir victime de la violence brute.

La liberté individuelle n’est pas un bien de culture (Kulturgut). C’est avant toute culture qu’elle était la plus grande, mais alors le plus souvent sans valeur (Wert), parce que l’individu était à peine en état de la défendre. Du fait du développement de la culture, elle connaît des restrictions et la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne. Ce qui bouillonne (Rürht) dans une communauté humaine en tant que poussée à la liberté (Freiheitsdrang) peut être révolte contre une injustice existante et ainsi être favorable à un développement ultérieur de la culture. Mais cela peut aussi être issu du reste de la personnalité originelle, non domptée par la culture, et devenir ainsi le fondement de l’hostilité à la culture. La poussée à la liberté se dirige donc contre des formes et des revendications déterminées de la culture ou bien contre la culture en général. Il ne semble pas qu’en exerçant une quelconque influence on puisse amener l’homme à muer sa nature en celle d’un termite, il défendra sans doute toujours sa revendication de liberté individuelle contre la volonté (Willen) de masse. Une bonne part de la lutte de l’humanité se concentre sur une seule tâche, trouver un équilibre approprié, c.-à-d. porteur de bonheur, entre ces revendications individuelles et les revendications culturelles de la masse ; l’un des problèmes qui engagent le destin de l’humanité est de savoir si cet équilibre peut être atteint par une configuration (Gestaltung) déterminée de la culture ou si le conflit exclut toute réconciliation.

En nous laissant indiquer par le sentiment général quels traits dans la vie des hommes doivent être nommés culturels, nous avons obtenu une impression nette du tableau d’ensemble de la culture, mais certes sans rien apprendre jusqu’ici qui ne soit généralement connu. Ce faisant, nous nous sommes gardés de souscrire au préjugé (Vorurteil) qui veut que la culture soit synonyme de perfectionnement (Vervollkommnung), qu’elle soit la voie assurée à l’homme vers la perfection (Vollkommenheit). Mais maintenant s’impose à nous une conception qui conduit peut-être autre part. Le développement de la culture nous apparaît comme un procès spécifique qui se déroule à l’échelle de l’humanité et dans lequel bien des choses nous donnent comme une impression de familiarité (Vertraut). Ce procès, nous pouvons le caractériser par les modifications qu’il effectue sur les prédispositions pulsionnelles humaines connues, dont la satisfaction n’en est pas moins la tâche économique de notre vie. Quelques-unes de ces pulsions sont absorbées de telle manière qu’à leur place survient quelque chose que nous décrivons chez l’individu pris isolément comme particularité de caractère. […] Arrivés à ce point, la similitude du procès culturel avec le développement libidinal de l’individu ne pouvait manquer de s’imposer à nous d’emblée. D’autres pulsions sont amenées à déplacer, à reporter sur d’autres voies, les conditions de leur satisfaction, ce qui dans la plupart des cas coïncide avec la sublimation (des buts pulsionnels) bien connue de nous, mais dans d’autres cas peut encore être démarqué d’elle. La sublimation pulsionnelle est un trait particulier saillant du développement de la culture, elle permet que des activités psychiques supérieures, scientifiques, artistiques, idéologiques, jouent dans la vie de culture un rôle tellement significatif. Si l’on cède à la première impression, on est tenté de dire que la sublimation est en général un destin de pulsion que la culture obtient par contrainte. Mais on fera mieux d’y réfléchir encore plus longtemps. Troisièmement enfin, et c’est ce qui semble le plus important, il est impossible de ne pas voir dans quelle mesure la culture est édifiée sur du renoncement pulsionnel (Triebverzicht), à quel point elle présuppose précisément la non-satisfaction (Nichtbefriedigung) (répression, refoulement et quoi d’autre encore ?) de puissantes pulsions. Ce “refusement par la culture” (Kulturversagung) exerce sa domination sur le grand domaine des relations sociales des hommes ; nous savons déjà qu’il est la cause (Ursache) de l’hostilité contre laquelle ont à combattre toutes les cultures. Il posera aussi de lourdes exigences à notre travail scientifique, nous avons là à fournir beaucoup d’éclaircissements. Il n’est pas facile de comprendre comment s’y prendre pour retirer à une pulsion la satisfaction. Cela n’est pas du tout sans danger ; si l’on ne compense pas cela économiquement, on peut s’attendre à des troubles graves. »

Das Unbehagen in der Kultur (1929-30), Le Malaise dans la culture, Puf, coll. Quadrige, 1995, VI, p. 59-63.
[Accès à la V.O.][Accès à une V.F.]
Dans le plein désarroi des débuts, je trouvai mon premier point d’appui dans la maxime du philosophe-poète Schiller, selon laquelle “faim et amour” assurent la cohésion des rouages (Getriebe) du monde. La faim pouvait être considérée comme représentant de ces pulsions (Triebe) qui veulent conserver l’être individuel, l’amour, lui, tend vers des objets ; sa fonction principale, favorisée de toutes les manières par la nature, est la conservation de l’espèce. C’est ainsi que s’affrontèrent tout d’abord les unes aux autres pulsions du moi et pulsions d’objet. Pour l’énergie de ces dernières, et exclusivement pour elle, j’introduisis le nom de libido ; c’est ainsi que s’établit l’opposition entre les pulsions du moi et les pulsions “libidinales”, orientées sur l’objet, celles de l’amour au sens large. L’une de ces pulsions d’objet, la pulsion sadique, se distinguait, il est vrai, du fait que son but n’était pas du tout emprunt d’amour ; de plus, elle se rattachait manifestement, en bien des points, aux pulsions du moi, ne pouvant dissimuler sa proche parenté avec les pulsions d’emprise (Bemächtigungstrieben) sans visée libidinale, mais on passa par-dessus cette discordance ; le sadisme pourtant appartenait manifestement à la vie sexuelle, le jeu de la cruauté pouvait remplacer celui de la tendresse. La névrose apparaissait comme l’issue d’un combat entre l’intérêt de l’autopréservation et les exigences de la libido, combat dans lequel le moi avait vaincu, mais au prix de dures souffrances et renoncements.

Tout analyste accordera qu’aujourd’hui encore cela ne ressemble pas à une erreur surmontée depuis longtemps. Cependant une modification devint indispensable lorsque notre recherche progressa du refoulé (Verdrängten) au refoulant (Verdrängenden), des pulsions d’objet au moi. C’est ici que devint décisive l’introduction du concept de narcissisme, c.-à-d. la compréhension du fait que le moi lui-même est investi de libido, qu’il en est même le berceau originel et qu’il en reste aussi en quelque sorte le quartier général. Cette libido narcissique se tourne vers les objets, devenant ainsi libido d’objet, et peut se retransformer en libido narcissique. Le concept de narcissisme permit de saisir analytiquement la névrose traumatique, ainsi que beaucoup d’affections proches des psychoses et ces psychoses elles-mêmes. L’interprétation des névroses de transfert comme tentatives du moi pour se défendre contre la sexualité n’avait pas à être abandonnée, mais le concept de libido se trouva en danger. Étant donné que les pulsions du moi, elles aussi, étaient libidinales, il parut un instant inévitable de faire coïncider en général libido avec énergie pulsionnelle, comme l’avait déjà voulu précédemment C. G. Jung. Pourtant, il restait un reliquat, comme une certitude encore impossible à fonder, à savoir que les pulsions ne peuvent pas être toutes de la même espèce. Le pas suivant, je le fis dans “Au-delà du principe de plaisir” (1920), lorsque la contrainte de répétition (Wiederholungszwang) et le caractère conservateur de la vie pulsionnelle me frappèrent pour la première fois. (note : L'opposition qui apparaît ici entre l'inlassable tendance expansive de l'Eros et la nature en général conservatrice des pulsions est frappante et peut devenir le point de départ de nouvelles interrogations.) Partant de spéculations sur le début de la vie et de parallèles biologiques, je tirai la conclusion qu’il fallait qu’il y eût, en dehors de la pulsion à conserver la substance vivante, une autre pulsion, opposée à elle, qui tende à dissoudre ces unités et à les ramener à l’état anorganique des primes origines. Qu’il y eût donc en dehors de l’Eros une pulsion de mort ; l’action conjuguée et antagoniste des deux permettait d’expliquer les phénomènes de la vie. Or il n’était pas facile de mettre en évidence l’activité de cette pulsion de mort dont on faisait l’hypothèse. Les manifestations de l’Eros étaient suffisamment frappantes et bruyantes ; on pouvait faire l’hypothèse que la pulsion de mort travaillait silencieusement, à l’intérieur de l’être vivant, à la dissolution de celui-ci, mais ce n’était naturellement pas là une preuve. Ce qui mena plus loin, c’est l’idée qu’une part de la pulsion se tourne contre le monde extérieur et se fait jour alors comme pulsion à l’agression et à la destruction. La pulsion serait ainsi elle-même contrainte de se mettre au service de l’Eros, du fait que l’être vivant anéantirait quelque chose d’autre, animé ou non animé, au lieu de son propre soi. À l’inverse, le fait que soit restreinte cette agression vers l’extérieur ne pourrait qu’intensifier l’autodestruction qui, de toute manière, est toujours à l’œuvre. Dans le même temps, on pouvait deviner par cet exemple que les deux espèces de pulsion apparaissent rarement — peut-être jamais — isolées l’une de l’autre, qu’au contraire elles s’allient l’une avec l’autre selon des mélanges divers aux proportions très variables et se rendent ainsi méconnaissables à notre jugement. Dans le sadisme, connu depuis longtemps comme pulsion partielle de la sexualité, on serait en présence d’une liaison de la destruction, orientée vers l’intérieur, avec la sexualité, liaison par laquelle la tendance qui sans cela n’est pas perceptible devient justement frappante et tangible.

L’hypothèse de la pulsion de mort ou de destruction a rencontré de la résistance dans les milieux analytiques ; je sais combien est répandu le penchant à attribuer de préférence tout ce qui dans l’amour est trouvé dangereux et hostile à une bipolarité originelle de son être (Wesen) propre. Je n’avais au début soutenu qu’à titre d’essai les conceptions développées ici, mais au cours du temps elles ont acquis sur moi un tel pouvoir que je ne puis plus penser autrement. J’estime qu’elles sont, du point de vue théorique, incomparablement plus utilisables que n’importe quelles autres ; elles instaurent cette simplification qui ne néglige ni ne viole les faits, à laquelle nous aspirons dans le travail scientifique. Je reconnais que nous avons toujours eu sous les yeux dans le sadisme et la masochisme les manifestations, fortement alliées avec de l’érotisme, de la pulsion de destruction orientée vers l’extérieur et vers l’intérieur, mais je ne comprends plus que nous ayons pu omettre de voir l’ubiquité de l’agression et de la destruction non érotiques et négliger de lui accorder la place qui lui revient dans l’interprétation (Deutung) de la vie. (Quant à la soif de destruction tournée vers l’intérieur, elle se dérobe la plupart du temps à la perception, lorsqu’elle n’est pas teintée d’érotisme.) Je me souviens de ma propre défense lorsque l’idée de la pulsion de destruction émergea pour la première fois dans la littérature psychanalytique et combien de temps il me fallut pour y être réceptif. Que d’autres aient eu la même attitude de récusation et l’aient encore, cela m’étonne moins, car ces pauvres petits, ils n’aiment pas entendre mentionner le penchant (Neigung) inné de l’homme au “mal”, à l’agression, à la destruction et par là aussi à la cruauté. Dieu les a en effet créés à l’image de sa propre perfection, on ne veut pas s’entendre rappeler combien il est difficile — malgré les affirmations de la Christian Science — de mettre en accord l’existence indéniable du mal avec Sa toute-puissance ou Sa toute-bonté. […]
Quant au nom de libido, il peut de nouveau être utilisé pour les manifestations de force de l’Eros afin de les départager de l’énergie de la pulsion de mort (note : On peut en gros exprimer notre présente conception dans cette proposition : à chaque manifestation pulsionnelle participe de la libido, mais en elle tout n’est pas libido.) Il faut avouer que nous saisissons cette pulsion d’autant plus difficilement que d’une certaine manière nous ne la devinons derrière Eros que comme un reliquat, et qu’elle se dérobe à nous là où elle n’est pas trahie par son alliage avec l’Eros. C’est dans le sadisme, où elle infléchit dans son sens le but érotique, tout en satisfaisant pleinement la tendance sexuelle, que nous réussissons à comprendre le plus clairement son essence et sa relation à l’Eros. Mais même là où elle survient sans visée sexuelle, y compris dans la rage de destruction la plus aveugle, on ne peut méconnaître que sa satisfaction est connectée à une jouissance narcissique extraordinairement élevée, du fait qu’elle fait voir au moi ses anciens souhaits de toute-puissance (Allmachtswünsche) accomplis. Modérée et domptée, en quelque sorte inhibée quant au but, la pulsion de destruction orientée sur les objets doit procurer au moi la satisfaction de ses besoins vitaux et la domination sur la nature. Comme l’hypothèse de cette pulsion repose essentiellement sur des raisons théoriques, on doit concéder qu’elle n’est pas pleinement à l’abri d’objections théoriques. Mais c’est ainsi que les choses nous apparaisent précisément aujourd’hui, en l’état actuel de nos vues ; la recherche et la réflexion futures apporteront à coup sûr la clarté décisive.

Pour tout ce qui va suivre, j’adopterai donc le point de vue selon lequel le penchant à l’agression est une prédisposition pulsionnelle originelle et autonome de l’homme, et je reviendrai à l’idée que la culture trouve en elle son obstacle le plus fort. À tel moment au cours de cette investigation a pu s’imposer cette vue que la culture est un procès particulier se déroulant à l’échelle de l’humanité, et nous restons toujours sous l’emprise de cette idée. Nous ajouterons qu’elle est un procès au service de l’Eros, procès qui veut regrouper des individus humains isolés, plus tard des familles, puis des tribus, des peuples, des nations, en une grande unité, l’humanité. Pourquoi faut-il que cela arrive, nous ne le savons pas. Disons que c’est précisément l’œuvre de l’Eros. Ces foules humaines doivent être liées libidinalement les unes aux autres ; la seule nécessité, les avantages d’une communauté de travail, n’assureront pas leur cohésion. Mais à ce programme de la culture s’oppose la pulsion d’agression naturelle des hommes, l’hostilité d’un seul contre tous et de tous contre un seul. Cette pulsion d’agression est le rejeton et le représentant principal de la pulsion de mort que nous avons trouvée à côté de l’Eros ; se partageant avec lui la domination du monde. Et voilà que, selon moi, le sens du développement de la culture n’a plus pour nous d’obscurité. Ce développement ne peut que nous montrer le combat entre Eros et mort, pulsion de vie et pulsion de destruction, tel qu’il se déroule au niveau de l’espèce humaine. Ce combat est le contenu essentiel de la vie en général, et c’est pourquoi le développement de la culture doit être, sans plus de détours, qualifié de combat vital de l’espèce humaine (note : Vraisemblalement, pour être précis : tel qu’il a dû prendre forme à partir d’un certain événement qui reste encore à deviner.) Et c’est cette dispute de géants que nos bonnes d’enfant veulent apaiser avec le “dodo l’enfant do venu du ciel“ !
(une note de l’éditeur signale la référence à Heinrich Heine, in L’Allemagne, un conte d’hiver, où le poète évoque le chant d’une jeune joueuse de harpe : “Elle chantait le vieux chant du renoncement/ Le dodo l’enfant do venu du ciel/ Avec lequel, quand il pleurniche,/ On endort le peuple, ce gros lourdaud”

Vorslesungen zür Einfürung in die psychoanalyse (1915-17), Leçons d'introduction à la psychanalyse, Puf, coll. Quadrige, 2010, p.17-18, première leçon.
[Accès à la V.O.]
Voulez-vous savoir comment nous expliquons cela ? Nous croyons que la culture a été créée sous l'impulsion de la nécessité de la vie aux dépens de la satisfaction pulsionnelle, et qu'elle ne cesse pour une grande part d'être créée de nouveau, l'individu nouveau venu dans la communauté des hommes répétant au profit de l'ensemble les sacrifices en matière de satisfaction pulsionnelle. Parmi les forces pulsionnelles ainsi utilisées, les motions sexuelles jouent un rôle significatif; elles sont alors sublimées, c-à-d. déviées de leurs buts sexuels et dirigées vers d'autres qui sont socialement élevés et non plus sexuels. Mais cet édifice est labile, les pulsions sexuelles sont mal domptées, chez chaque individu qui veut se rattacher à l'œuvre de culture existe le danger que ses pulsions sexuelles se refusent à cette utilisation. La société ne croit pas qu'il y ait une plus grande menace pour sa culture que celle qui émanerait de la libération des pulsions sexuelles et de leur retour à leurs buts originels. La société n'aime donc pas entendre rappeler cette part scabreuse de ses fondements, elle n'a absolument aucun intérêt à ce que soit reconnue la vigueur des pulsions sexuelles et mise au clair la significativité de la vie sexuelle pour l'individu; elle a bien plutôt, dans une visée éducative, pris le parti de détourner l'attention de tout ce domaine. C'est pourquoi elle ne supporte pas ledit résultat de la recherche psychanalytique, elle préférerait le stigmatiser comme esthétiquement rebutant, moralement répréhensible ou comme dangereux. Mais avec de telles objections, on ne peut en rien entamer le résultat donné pour objectif d'un travail scientifique. La contradiction, pour se faire entendre, doit se traduire dans le domaine intellectuel. Or, il est dans la nature humaine qu'on soit enclin à tenir pour inexact ce qui vous déplaît et il est alors aisé de trouver de arguments là-contre. La société transforme donc le désagréable en inexact, contestant les vérités de la psychanalyse avec des arguments logiques et concrets, mais qui proviennent de sources affectives, et maintenant ces objections, qui sont autant de préjugés contre les tentatives de réfutation.


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