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Première partie
Introduction théorique
II. Les Lois de l'Économie
générale
1.
La surabondance de l'énergie biochimique et la
croissance.
« Le
principe même de la matière
vivante veut que les opérations chimiques de la
vie, qui ont demandé une dépense d'énergie,
soient bénéficiaires, créatrices
d'excédents. »
En dehors des « activités
fonctionnelles »
(« exercices
musculaires indispensables, quête de
la nourriture » pour l'animal),
ce sont les fonctions de croissance et
de reproduction qui
nécessitent un excédent.
Bataille va prendre à nouveau un exemple très
proche de la vie quotidienne : le veau. Cet animal utilise
une partie de l'énergie disponible pour ses activités
fonctionnelles et l'excédent pour sa croissance. Si
l'éleveur « réussit à le
maintenir couché » l'économie
d'énergie
obtenue va bénéficier à la croissance :
l'animal va faire de la graisse. Lorsque la croissance se
ralentit, l'énergie se reporte sur la reproduction
(le veau est devenu un petit taureau ou une petite vache).
Le stade de la reproduction signifie le passage « de
la croissance individuelle à celle du groupe ».
Chez les plantes où les activités fonctionnelles
sont infimes (oui, effectivement, la plante ne fait pas d'exercices
musculaires !) l'excédent d'énergie est
tout entier consacré à la croissance et à la
reproduction.
« Mais cette exhubérance indéfinie
doit être envisagée par rapport aux
conditions qui
la rendent possible — et qui
la limitent.»
2.
La limite de la croissance.
La notion de limite va être liée à la
biosphère,
c'est-à-dire ce qui correspond, qui
« répond » à
« l'espace
accessible à la vie ».
Georges Bataille va partir d'une des conditions les plus
générales
de la vie : l'énergie
solaire. C'est elle qui est le « principe
de son développement
exhubérant ».
« L'individu ou le groupe peut être
réduit
par l'autre individu, par le groupe. Mais le volume global
de la nature vivante n'en est pas changé : en définitive,
c'est la grandeur de l'espace terrrestre
qui limite la croissance globale. »
3. La pression.
L'espace est la limite fondamentale de la vie :
chaque fois que cela est possible, c'est-à-dire
quand elle y trouve les ressources nécessaires,
la vie, sous ses multiples formes, s'approprie la
surface du globe. Là où « les
opérations
chimiques » qui
lui sont nécessaires ne peuvent s'effectuer, c'est
comme si ces « régions
défavorisées n'existaient pas. » Mais,
« Mais,
compte tenu d'un rapport
constant du
volume de la masse vivante avec les données locales,
climatiques et géologiques, la vie occupe tout l'espace
disponible ».
J'interprète cette phrase de la façon suivante :
Si ces données changent, le volume de la masse vivante change : si
l'espace s'agrandit, le volume de la masse vivante augmente,
toujours dans les mêmes proportions, ainsi le rapport
reste constant.
Il s'ensuit que la vie occupe toujours
tout l'espace disponible. Sauf si elle en est empêchée.
Bataille prend encore un exemple très banal :
une allée qu'un jardinier
va « ouvrir » ou
asphalter. Dans le premier cas, les plantes et tous les organismes
vivants vont bientôt de nouveau envahir cet espace.
Si au contraire, le jardinier asphalte cet espace, l'herbe
ne va plus pousser, mais potentiellement la force de la vie
est là, prête à éclater.
C'est ça la pression.
« Ces données
locales déterminent
l'intensité de la pression exercée en tous
sens par la vie. Mais l'on peut parler de pression en
ce sens que si, par quelque moyen, l'on accroissait l'espace
disponible, cet espace serait aussitôt occupé de
la même façon que l'espace voisin. »
Cette pression ne peut être comparée à celle
de la chaudière, car rien n'éclate.
Et pourtant :
« Mais
la pression est là, la
vie en quelque sorte étouffe
en
des limites trop proches, elle aspire de multiples façons à
l'impossible
croissance, elle
libère au
profit possible de grandes dilapidations
un écoulement constant de ressources
excédentes. »
C'est une situation difficile à comprendre pour nous,
qui nous désarme car elle se trouve en contradiction
avec nos modes habituels de penser. En effet nous pensons
davantage en fonction d'intérêt que
de désir.
« Dès que nous
voulons agir raisonnablement nous devons envisager l'utilité
de nos actes :
l'utilité implique un avantage, maintien ou accroissement ».
Or, dans la situation telle que Bataille la présente,
il
faut répondre à
l'exubérance qui est toujours
là, même une fois l'activité de
croissance accomplie.
« Que
faire du bouillonnement d'énergie qui
subsiste ? Le perdre
évidemment n'est pas l'
utiliser ».
Cette « saignée,
cette inévitable
perte,
ne peut à aucun titre passer pour utile. Il ne s'agit
plus que d'une perte agréable, préférable à une
autre désagréable : il
s'agit d'agrément non
plus d'utilité ».
4. Le premier effet de la pression :
l'extension.
On ne peut ni définir ni représenter
cette pression, mais on peut en décrire les « effets ».
Pour tenter de donner une image capable de représenter ces effets
(et non la cause, c'est-à-dire la pression), Bataille choisit
celle de la corrida.
« Qu'on imagine une immense foule
assemblée dans l'espoir
d'assister à une corrida, qui aura lieu dans des arènes
trop petites. »
La foule a le « désir »
d'entrer, mais le nombre de places est limité.
Tout le monde ne pourra pas le faire :
beaucoup attendront dehors.
Certains petits malins iront
se jucher dans des arbres ou des lampadaires d'où l'arène
est visible.
La surface au sol étant insuffisante, la foule s'approprie
l'espace en hauteur.
La vie opère de même.
Ses possibilités
« sont limitées
par l'espace ».
Lorsqu'il n'y a plus de place au sol, elle s'élève dans
les airs.
« De même
la terre
ouvre à la vie l'espace
fondamental des eaux et de la surface du sol. Mais rapidement
la vie s'empare du domaine
des airs. Il importait en premier lieu de multiiplier la
surface de la substance verte des plantes, qui absorbe l'énergie
rayonnante de la lumière. La superposition
du feuillage dans les airs étend sensiblement le volume de cette
substance : en particulier la structure des arbres développe
cette possibilité bien au-dessus du niveau des herbes. De
leur côté, les insectes ailés et les oiseaux,
à la suite des poussières, envahissent les airs. »
5. Le second effet
de la pression : la dilapidation ou le luxe.
Comment Bataille en arrive-t-il à la dilapidation
comme effet de la pression
exercée par la vie ?
Il va démontrer que « si
l'on envisage la vie dans son ensemble » il
n'y a pas croissance mais « luxueuse
dilapidation d'énergie ».
La croissance (dans son ensemble) n'est pas vraiment croissance
mais compensation pour maintenir le volume de la matière
vivante, du fait des destructions.
Pour clarifier sa pensée, Bataille poursuit la métaphore
de la foule voulant pénétrer en trop grand nombre
dans les arènes :
L'insuffisance de places peut avoir un autre effet
que l'extension dans
les airs (ceux qui grimpent dans
les arbres ou sur les lampadaires).
Il peut y avoir mort
d'homme et l'excès du nombre d'entrées, donc la croissance supplémentaire
possible (« l'excès »
) sera anéantie.
Qu'en est-il dans la nature ? Comment retrouve-t-on cet effet d'anéantissement
qu'est la mort ?
Tout d'abord, Bataille pose que
« la mort n'est pas nécessaire »
:
« Les formes
simples de la vie sont immortelles :
la naissance d'un organisme reproduit par scissiparité se
perd dans la nuit des temps. On ne peut dire en effet qu'il
eut des parents. Soit a' et a" doubles, résultant
du dédoublement
de a, a n'a pas cessé de vivre à l'apparition
d'a' ;
a', c'est encore a (et il en est de même d'a") »
Bataille va échafauder une démonstration
« purement théorique » :
en imaginant l'origine de la vie à partir d'un de ces micro-organismes
on peut considérer qu'il aurait peuplé toute la terre.
Une fois la « reproduction
devenue impossible
faute de place »,
l'énergie non utilisée se serait transformée, par
exemple en chaleur. C'est plus ou moins ce qui se passe
avec la lentille d'eau se reproduisant dans les limites
de la surface d'un bassin d'eau.
Théoriquement, la lentille d'eau arriverait à
un certain état
d'équilibre, une stagnation, du fait que la pression exercée
serait partout égale.
Ce repos équivaudrait à ce que la perte
de chaleur se soit substituée à la croissance (« la
substitution générale de la perte de chaleur à la
croissance ».
Mais cela est impossible car les organismes sont inégaux
et exercent des pressions inégales. C'est l'interprétation
que je fais de cette phrase :
« La
pression réelle
a d'autres résultats : elle met en concurrence des organismes
inégaux ».
«
L'inégalité de
la pression dans la matière vivante ouvre constamment à la
croissance la place laissée par la mort. Ce n'est
pas un espace nouveau, et si l'on envisage la vie dans
son ensemble, il n'y a pas réellement croissance
mais maintien du volume en général.
Autrement dit, la croissance possible est réduite à une
compensation des destructions opérées. »
« L'histoire de la vie sur la terre est principalement
l'effet d'une folle exhubérance : l'événement
dominant
est le développement du luxe, la production de formes
de vie de plus en plus onéreuses. »
6. Les trois luxes
de la nature : la manducation, la mort et la reproduction
sexuée.
L'excès d'énergie
produit par la pression de la vie ne servant pas à la
croissance est donc dilapidé.
C'est ça le luxe : une dépense
exubérante que
réclament, tout au long de l'histoire de la
vie, des développements de formes de vie de plus
en plus onéreuses (c'est-à-dire, si je comprends
bien, dilapidant beaucoup). Ainsi on verra que la
forme végétale est moins onéreuse
que l'animale.
Sous quelles formes se présente ce luxe, cette
dilapidation ? Bataille va en repérer trois :
7.
L'extension par le travail et la technique, et le
luxe de l'homme.
Comment l'activité humaine, par le biais du travail
et de la technique, participe-t-elle à l'économie
du mouvement général de la vie ?
L'activité humaine dépend, « est
conditionnée » dit
Bataille, du (par) le mouvement général
de la vie, mais elle offre à celle-ci plus d'espace
disponible pour sa croissance. (Cf. l'effet d'extension
du point 4). Il ne s'agit pas exactement d'un espace
concret comme le fait la ramure de l'arbre ou l'aile
de l'oiseau.
L'activité humaine transforme le monde : à la
matière
vivante elle
ajoute de la matière
inerte (les
appareils, les outils) qui accroît les « ressources
d'énergie
disponible ».
Le processus que Bataille va décrire aboutira au constat que « l'homme
est de tous les êtres vivants le plus apte à consumer intensément,
luxueusement, l'excédent d'énergie que la pression de la
vie propose à des embrasements conformes à l'origine solaire
de son mouvement. »
L'homme
utilise d'abord une partie de l'énergie
disponible en vue de développer ses techniques qui
sont elles-mêmes de nouvelles « richesses
en énergie » :
« L'homme a dès l'abord eu la faculté d'utiliser
une partie de l'énergie disponible à l'accroissement,
non biologique mais technique,
de ses richesses en énergie. »
On peut dire que le mouvement de la
technique est comme
une reprise
du mouvement
de la vie, en terme de croissance.
Pour exposer la complexité du sujet il va partir du récent (l'après-guerre) ralentissement de la croissance démographique, où l'on peut percevoir que les « reprises de développement » liées à des techniques nouvelles « ont toujours un effet double » :
Dans un premier temps, elles utilisent une part importante de l'énergie excédente (l'extension) ;
Elles produisent elles-mêmes un excédent de plus en plus grand ;
Ce
double effet d'extension — luxe entraîne
une neutralisation de l'opération. Les intérêts
sont contraires. C'est pour Bataille le premier indice
d'un changement : « Ce
qui compte désormais en premier lieu n'est
plus de développer
les forces productives mais d'en dépenser luxueusement
les produits. »
« À ce
point se préparent d'immenses dilapidations :
après un siècle de peuplement et de paix industrielle, la
limite provisoire du développement étant rencontrée,
les deux guerres mondiales ont ordonné les plus grandes orgies de
la richesse — et d'être
humains — qu'eût enregistrées l'histoire. Néanmoins
ces orgies coïncident avec une sensible élévation du
niveau de vie général : la masse de la population bénéficie
de services improductifs de plus en plus nombreux, le
travail est réduit,
le salaire accru dans l'ensemble. »
Si dans l'histoire générale de la
vie, par le travail et la technique, l'homme sur la planète terre
est une réponse
au problème
de la croissance, il l'est « d'une
façon, détournée,
subsidiaire ». Il doit surtout affronter la dilapidation
et le luxe.
« Mais, de
même que l'herbivore est, par rapport à la
plante, un luxe, — le carnivore par rapport à l'herbivore,
— l'homme
est de tous les êtres
vivants le plus apte à consumer intensément, luxueusement,
l'excédent d'énergie que la pression de la vie propose à des
embrasements conformes à l'origine solaire de son mouvement. »
8. La part maudite.
Dans l'avant-propos, Bataille
a précisé que La part maudite lui
avait demandé dix-huit
ans de travail. La densité de l'écriture
me semble une des traces de cette longue durée.
D'où la difficulté, pour moi, à
lire ce texte, parfois même comme si je lisais
une langue étrangère. Je repense à une
petite phrase de Bergson,
lue il y a longtemps : « Ils
s'étaient crus devant
des mots étranges parce qu'ils étaient
restés étrangers à la
pensée ». Comme
s'il me fallait d'abord traduire les mots avant de
les interpréter.
Cela est une occasion pour me permettre de faire
l'expérience de la différence
entre ces deux fonctions
— traduire/interpréter — signalée
par Michel
Balat. Dans l'Antiquité grecque,
les Herméneutes traduisaient les cris de
la Pythie pour ceux venus la consulter qui repartaient
avec une sorte d'énigme. Libre à eux
de l'interpréter. Dans
le dispositif psychanalytique, ce n'est pas l'analyste
qui interprète
mais l'analysant.
Des mots nouveaux surgissent ici : vérité,
justice, liberté.
La vérité y est qualifiée de paradoxale,
le sens de voilé,
et un certain mouvement est obnubilé.
« Cette vérité est paradoxale,
au point d'être exactement contraire à celle
qui apparaît désormais. »
Quelle est cette vérité ?
Je suppose qu'il s'agit de l'effet des intérêts
contraires relatés plus haut qui a entraîné ce
renversement : ce qui importe en premier lieu
c'est de dépenser luxueusement les produits,
avant que de développer les forces productives.
« Ce caractère paradoxal est souligné par
le fait qu'au point culminant de l'exubérance,
le sens en est voilé de toutes façons. »
Que trouve-t-on au « point culminant de
l'exubérance » ?
Je suppose que c'est l'homme. Et si le « sens » de
l'aspect paradoxal de cette vérité est
« voilé », c'est
l'homme qui en est responsable.
Ce sens, c'est
que la richesse soit rendue « à sa fonction,
au don, au gaspillage sans contrepartie ».
Mais « tout concourt à obnubiler
ce mouvement fondamental »
Bataille ressent comme une malédiction « cette double altération qu'exige de nous la consumation des richesses. » :
« Au
moment où le
surcroît des richesses est le plus grand qui
fut jamais, il achève
de prendre à nos
yeux le sens qu'il eut toujours en quelque façon de part
maudite. ».
9. Opposition du
point de vue « général » au
point de vue « particulier ».
Le titre nous l'indique : l'argumentation va se
développer non pas directement à partir
du registre de l'économie, générale
ou particulière,
mais à partir de la notion de point
de vue, donc,
si l'on peut dire, d'une façon encore plus générale.
Que le mouvement de dilapidation nous fasse peur, cela
est bien naturel. Ce qui est terrible, c'est que « nous
sommes » ce
mouvement. Cela crée de l'angoisse.
Le tigre est l'emblème de ce mouvement :
« C'est la figure du tigre qui expose la
vérité de la manducation. »
« La mort est devenue notre horreur »
La mort et la chair nous touchent jusque dans notre
sexualité.
Bataille relève, en note, une expression qui lui
semble faire cette association : le péché de
chair. Son langage est très cru :
« … et bien qu'en un sens le fait d'être carnivore
et de braver la mort réponde à une exigence
de virilité (mais c'est une autre affaire !),
la sexualité est liée aux scandales de la mort
et de la viande mangée »
Alors, qu'en est-il de l'angoisse ?
L'angoisse relève toujours d'un point
de vue particulier,
personnel, en opposition à l'exubérance de la matière
vivante, point de
vue général.
C'est l'angoisse qui fait le lit de cette « atmosphère
de malédiction ». Elle traduit
une absence :
elle « signifie,
l'absence (ou la faiblesse) de la pression exercée
par l'exubérance de la vie. L'angoisse a lieu lorsque
l'angoissé n'est pas lui-même tendu par le sentiment
d'une surabondance. »
Quand on « déborde
de vie »,
on ne connaît pas l'angoisse. La vie,
qui est un « débordement
par essence », l'ignore tout
autant.
Cette opposition, général/particulier,
Bataille en fait usage pour comprendre la situation
de son époque : Il estime que l'on juge
la situation générale d'un point
de vue
particulier.
Ici, il ne va pas parler de vie mais d'existence. Suite à ce
qui a été dit précédemment
sur le manque (chez l'angoissé) ou la surabondance
(dans l'ensemble de la vie), l'existence particulière « risque
toujours de manquer de ressources et de succomber » tandis
que l'existence générale qui voit ses
ressources toujours « en
excès »,
considère
la mort comme « un
non-sens ».
D'un point de vue particulier,
c'est l'insuffisance des ressources qui sera le premier
problème,
tandis que d'un point de vue général,
ce sera leur excès.
L'économie générale doit toujours
envisager, d'abord, le développement de la croissance).
Mais qu'elle envisage la misère ou la croissance, elle doit tenir compte
de leurs limites réciproques, et surtout, « du caractère
dominant (décisif) des problèmes découlant de l'existence
d'excédents. »
Ainsi, pour aborder le problème de la misère en Inde, on ne doit
pas dissocier la question démographique et la question industrielle (par
la disproportion entre les deux).
Mais si l'on aborde le problème des possibilités de croissance
industrielle de ce pays, on ne peut le faire qu'en rapport avec les excédents
de ressources américaines.
« Un problème typique d'économie générale
se dégage de cette situation. D'un côté se fait jour la nécessité d'une
exsudation,
de l'autre d'une croissance.
Le monde actuel se définit par l'inégalité de
la pression (quantitative ou qualitative) exercée par la vie humaine. »
Dans le cadre d'une économie générale, la solution
proposée à cette situation serait pour Bataille « un
transfert de
richesse américaine à l'Inde sans
contrepartie.
Elle fait à cette fin entrer en ligne de compte la menace qui résulterait
pour l'Amérique de la pression — et des déséquilibres
de la pression — exercée dans le monde par les développements
de la vie hindoue. »
Le point de vue de départ de Bataille « Le monde envisagé comme
une ébullition » permet selon lui, de considérer clairement
le problème de la guerre (qui est le problème le plus important).
« La seule issue est donnée dans l'élévation
mondiale du niveau de vie — dans les conditions morales
actuelles, seule susceptible d'absorber l'excédent américain,
de réduire la pression au-dessous du point dangereux. »
Bataille estime cette conception théorique en accord avec les vues
empiriques de son époque, la jugeant toutefois plus radicale.
En tout cas, vues et conception se renforcent mutuellement.
10. Les solutions
de l'économie générale et la conscience
de soi.
Bataille est pessimiste. Même si les solutions sont claires,
« déterminées », y compris
aux yeux de ceux qui décident, « l'entreprise
n'apparaît guère encourageante ».
Ce que met en lumière, « définit »,
le point de vue
de l'économie générale,
c'est le « caractère explosif » de
notre monde, que l'époque,
celle de Bataille, porte à une tension extrême.
« Une malédiction pèse évidemment
sur la vie humaine,
dans la mesure où elle n'a pas
la force d'enrayer un mouvement vertigineux ».
Bataille va faire une distinction entre la « la
vie humaine » et « l'homme ».
J'ai envie de rapprocher cette distinction de celle qu'établit
Giorgio
Agamben :
Cette malédiction qui pèse sur la vie humaine,
c'est à l'homme,
et à « l'homme
seul », qu'il
dépend de la lever.
« Mais elle ne pourrait l'être si le mouvement
qui la fonde n'apparaissait pas clairement dans la
conscience. »
Bataille a déjà évoqué sa déception
face à la seule solution admise en remède à la
catastrophe : l'élévation
du niveau de vie. Il enfonce à nouveau
le clou :
« Ce
recours, je l'ai déjà dit,
se lie à la volonté de ne
pas voir dans
sa vérité l'exigence à laquelle
il veut répondre. »
Bataille continue à travailler selon son principe
de rapprocher les forces contraires. Il considère
qu'en « envisageant en même temps la faiblesse
et la vertu de cette solution », cela va provoquer « un
effort de lucidité de la conscience »
sous une apparence d'éloignement.
« Dans cette voie, la fuite devant la vérité est,
par un jeu de contrepartie, la garantie d'une reconnaissance
de la vérité. »
« L'enjeu est de placer lentement la vie humaine à la
mesure de sa vérité » (je comprends :
accepter la place première de la dilapidation).
Si des solutions « emphatiques
et arbitraires » seraient
inacceptables pour « l'esprit
de l'homme »,
il peut se lier à la « rigueur
exemplaire de la conscience » en
vue d'assumer cet enjeu.
Une étude sur l'économie générale
doit certes se confronter à la vie publique. Mais
il importe avant tout de comprendre le mouvement de l'histoire.
C'est à ce prix que l'on pourra agir au présent.
Bataille émet l'hypothèse que c'est dans la conscience
de soi que l'homme gagnerait une vision lucide. C'est donc
la conscience qui est la visée
de l'étude.
« Certainement
l'exposé d'une économie
générale implique l'intervention dans
les affaires publiques. Mais tout d'abord et plus profondément,
ce qu'il vise est la conscience, ce qu'il aménage
est dès l'abord la conscience de soi que
l'homme effectuerait finalement dans la vision lucide
d'un enchaînement de ses formes historiques. »
Cela sera l'objet des trois parties suivantes de La
part maudite. La cinquième sera consacrée
aux données présentes.
(22 septembre 2007)
s