Table des matières


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état des choses/mode d'emploi/index entrées/premières pages/
passage des possibilités/bâtir/c'est un livre/
carnet scribe/carnet éditeur/ carnet lecteurs/chronique revues/
totem/version chiffrée/version exposée/

bâtir

(Sur cette page devraient figurer des textes (avec leurs notes de préparation), abandonnés en cours de route, mais qui m'ont permis de préciser l'allure de ce projet.)

Au risque de se perdre

Notes de préparation

I Les forces en jeu

Les différentes périodes, les différentes composantes du cinéma (la force des films)
Les entrées, les citations entre elles : ça tient bien, très bien, moins bien, pas du tout (la force du montage)

Entre les mots et les images engendrées par les mots (les corps ou les visages connus, les inconnus, l'Histoire suggérée par les mots qui fait parfois un grand retour : les mœurs, les coutumes, les idées, les lieux, les personnes (la force des associations)

Entre le connu et l'inconnu (la force de l'ennui ou de la frustration)

II Quand le temps est une question de lieu

Le mouvement arrêté du cinéma

Il est toujours mouvement, et pourtant il est arrêté, en stand by. À des temps différents. Le temps de la parole prononcée ou interprétée. Le temps de l'élaboration du livre. Le temps de la lecture. Entre les films accomplis et ceux à venir mais déjà-là: la ballade des éléments-traces: que sont-ils devenus? Où nous mênent-ils?

Du lieu des passages

Ce qui se passe entre deux formes : entre la forme-film et la forme-texte ? Ou plutôt, par où ça passe ? Ça passe d'abord par la lecture, par l'esprit, le cœur et le corps de celui qui lit. Ça se frotte et s'incorpore aux souvenirs, ça tombe dans les trous de mémoire, ça comble les ignorances et autres lieux communs, ça provoque un court-circuit dans les sensations… Trêve de plaisanterie: est-ce que la forme-film et la forme-texte peuvent se rencontrer ailleurs que dans la forme-critique ou la forme-discours?

Comment une forme peut-elle nous ouvrir à une autre ?

Faire confiance à l'image : l'image s'est infiltrée partout. Seule la forme change. Accepter le lien, le passage, le montage, entre ses formes différentes.
Une fois la brèche ouverte, même si elle se cicatrise, elle demeure, obstacle. Résistance. Vrai faux raccord.

Du lieu du savoir

Le savoir n'est jamais tout seul. Tout d'abord il s'éprouve. Dans la sensation. Libre, pour s'accrocher, s'associer à ce qu'il rencontre: notre vécu, nos préjugés, nos utopies. Et voici que chacun se confectionne son propre tissu. Les fils de trame (le livre) se croisent aux fils de chaîne (le lecteur). Une fiction fait main.
(fichier créé le 17/1/2000 à 22:16)

Au risque de se perdre (texte)

Au début des années 90 j'ai conduit pendant deux ans un atelier de réalisation au sein du cycle de maîtrise de cinéma à l'université Lumière Lyon 2. J'approchais pour la première fois des étudiants avec comme seule expérience dans le domaine cinématographique les quelques films réalisés au cours de la décennie précédente : un travail que j'ai pu développer au sein du Cnrs (qui était déjà mon employeur depuis 1968) en marge des procédures habituelles. Travail en effet qui n'est pas l'aboutissement d'un parcours universitaire, mais la tentative de concrétiser mon propre désir d'image au cœur de ce fief de la recherche et du savoir (la politique de formation permanente du Cnrs a permis ce petit miracle).

D'emblée, l'image cinématographique ne se trouvait pas du côté de l'illustration soumise (d'un sujet, d'une recherche, d'un scénario) mais plutôt d'une impatiente inquiétude sur ses (mes) propres forces. Où peut m'emporter l'image ?

Cette démarche — j'ai découvert plus tard qu'elle était proche de ce que l'on nomme heuristique — je n'étais pas en mesure de la “théoriser” devant les étudiants lyonnais. Pour contourner la difficulté je me suis en quelque sorte retranchée derrière des mots, des phrases repérées ça et là (dans des revues de cinéma) de cinéastes ou de techniciens dont les manières de travailler et de considérer l'image et le son m'avaient servi de repères au moment de la mise en chantier de mes films.

Ces mots, ou plutôt, ces paroles — extraits d'interviews, principalement — remplissaient la première année un feuillet recto verso. L'année suivante, l'espace avait triplé. Et je me souviens d'un rendez-vous avec des étudiants dans un café de la place des Terreaux où je suis arrivée avec une dizaine de pages agrafées qui portaient en couverture la citation, assez libre, du film de Jean Eustache : “Parler avec les mots des autres, c'est peut-être ça la liberté.” (La Maman et la putain).

Initialement, pour ce livre, il n'était donc question que d'un projet d'ouvrage pratique et utile, une sorte de pense-bête (un gros pense-bête tout de même) pour être rassurée sur ma manière de filmer ou de monter, sur mes rejets passionnés (le champ-contre-champ, le plan subjectif, les “queues de sons”, etc…); sur mes doutes, que je pouvais retrouver, plus ou moins similaires, dans les mots de ceux ou celles dont j'admirais les films. Un soutien technique, à ceci près que la technique est toujours déjà liée à la pensée (mais pas à la théorie). Les solutions aux problèmes sont toujours d'abord techniques.

Un projet très loin donc d'un travail historique plus ou moins distancié ou récapitulatif, mais au contraire, sélectif, très “intéressé”, égoïste, où je suis “partie prenante”. En vue d' images et de sons à venir.

Cette préoccupation première (d'autres surviendront, on va le voir), je l'ai constamment eue à l'esprit pendant toutes ces années, d'autant plus que le temps occupé par ce travail était considéré perdu, ôté, indisponible pour les images. Inversement, toute activité filmique (toute autre activité d'ailleurs) était perçue comme mangeuse de temps et coupable de retarder, repousser l'aboutissement de ce regard en arrière. Cette frustration m'a permis de faire un petit film en une journée, sans autre montage que la chronologie du tournage (changer de vie: repérages, 30-12-1997) qui va être un appui pour un travail futur, quand mon emploi du temps le permettra.

Regard en arrière

Si mon chantier a démarré en isolant des fragments à partir d'interviews des années 75-80 (période de ma “prise de conscience” (!) du cinéma, donc des revues achetées et conservées), viendra le moment où j'ai été amenée à décider d'élargir le terrain de fouilles. Un élargissement temporel (tout le temps du cinéma) associé à une restriction territoriale (des revues spécialisées, françaises, uniquement — sauf quelques rares exceptions). Un certain choix qualitatif plutôt que quantitatif (choix ethnologique plus que sociologique?) non sans relation, il me semble, avec la question du point de vue : on peut multiplier les points de vue pour filmer une scène mais chaque position de caméra (comme tout choix d'optique) donnera une seule vue. La technique, encore. Et une contrainte “ontologique” qui entraîne que toute formule optée pour parler du cinéma sera forcément conditionnelle.

La condition cinématographique, donc.

Le premier plan du livre à venir respecte une certaine chronologie du faire (l'héritage, l'expérience, la conception, le tournage, le montage, l'économie). Très vite, cette disposition ne tient plus. Début 93, je montre une version d'une cinquantaine de pages à Patrick Leboutte (Ed. Yellow now) croisé aux rencontres Cinéma et enfance du Havre. Il me dit qu'il faut lui donner la forme d'un dictionnaire. Cela me délivre de la forme-film pour envisager directement la forme-cinéma : la nature de l'image cinématographique plutôt que son artefact ; ce qui conditionne le travail du film plutôt que le film lui-même (une autre histoire, qui appartient au critique ou à l'historien, notamment). Et cela me convient: je ne cherche pas à faire des films sous le signe d'un genre ou d'une forme quelconque, je n'arrive pas à considérer les termes fiction et documentaire comme des balises. Je cherche simplement à enregistrer un petit morceau choisi de monde et voir ce que cela donne.

En abandonnant la linéarité chronologique inhérente à la vie matérielle du film, au profit de la linéarité arbitraire, artificielle de l'abécedaire, j'entre tout d'abord dans un nouvel ordre, un nouvel emploi, usage des temps. L'assemblage des fragments composant chaque entrée devient montage : reliées par les seules lois de l'association (proche ou lointaine, comme a dit quelqu'un), de l'affinité (élective ou contradictoire). Et de ces temps bouleversés viendra la pensée. Pensée du montage. Pensée du lecteur.

Nouvel usage du temps de lecture (on peut commencer où l'on veut — je me souviens de Rayuela de Cortazàr — et multiplier les détours grâce aux chemins de traverse matérialisés par des renvois en bas de certaines citations), nouveau mode aussi pour le temps de construction de cet objet-livre-pièce montée, où toute nouvelle version imprimée prenait du volume de toutes parts, sans que pour autant je puisse vraiment évaluer le temps qu'il me faudrait encore pour arriver à bout de la lecture des rushes (les revues de cinéma choisies comme terrain de recherche). Sans que je puisse dire un jour : j'ai terminé. Cela sera terminé quand le temps de la recherche, de la lecture, du choix des citations, aura rejoint le temps daté, chronique.

Paradoxe ou perversité du dispositif : pour parcourir le siècle du cinéma et rejoindre mon temps, je devrai, d'une certaine façon, aller plus vite que le temps. Plus je traîne, plus j'aurais d'années de revues à dépouiller. Lucky Luke devient mon saint patron. Et je m'arrêterai en marche, si l'on peut dire. Un travail qui n'en finit pas de finir. D'où mon obsession de gaspillage du temps dont je parlais plus haut. Cela me vaudra d'ailleurs pas mal de sourires sarcastiques et cependant amis.

Au risque de se perdre…

Fin 1999, je me résous à ce que je croyais idiot et absurde : numéroter les fragments. Officiellement, le tapuscrit, à cette date, est composé de 2639 fragments. Mais, lassitude faisant, je commets quelques répétitions, d'où un certain nombre de numéros bis, auxquels s'ajouteront les a, b, c, d, e correspondant à un éclatement du fragment-mère. Je pense au pensum quand il me faudra, avant la remise à l'éditeur, effacer tous ces chiffres. Mais dès la version imprimée suivante, je m'attèle à retravailler le montage : les chiffres valsent. La pensée danse. Dans son séminaire de l'Ehess, intitulé “Devant le temps”, Georges Didi-Huberman nous parle à nouveau des traces de l'assemblage des différentes fontes (y compris les traces d'accident) laissées par Donatello sur le bronze de sa Judith. Je pense au plaisir ressenti à laisser apparentes des traces de non-maîtrise dans mes films. Je pense à mes chiffres…

Les dizaines, les centaines, les mille, à présent, se chevauchent par taches, même si le premier ordre numérique affleure encore, en toute apparence. Depuis longtemps, j'avais la sensation de travailler à une sorte de sculpture-texte : j'ajoute, j'enlève, je déplace, je remets finalement à sa place… Une manipulation possible grâce à l'informatique, bien sûr. Une nouvelle version imprimée me rend visible ce travail sur la matière. A la mi-janvier 2000, cela commence ainsi : 1,2, 3813, 3, 4,… Si P.O.L m'y autorise, je décide de garder ces chiffres, comme les traces de mon temps de travail…

Un tissage temporel…

Pour résister à tous ces flux, j'avais décidé de consulter les revues selon leur chronologie de parution. Donc, partir un peu avant 1895. Mon souci était de ne pas me laisser envahir ou aveugler par mes préférences cinématographiques contemporaines, mais aussi de me faire des surprises : observer, par exemple, le cheminement de certains fils (déjà isolés sur la période initialement étudiée) dans leur continuité, disparition, résurgence, déplacement.

Les premières revues du siècle consultées m'ont apporté une autre surprise, de taille, bien que tout à fait prévisible : c'est la Corporation qui parle tout d'abord, qui crée ses propres revues ( je n'ai pas consulté la presse quotidienne d'information générale ). Les problèmes relatés sont principalement des problèmes d'exploitant, d'éditeur, un peu plus tard de distributeur…, les questions concernant l'acteur ou la mise en scène, par exemple, sont le plus souvent abordées en référence à leur caractère professionnel (les “conditions de travail”, notamment, comme on dirait aujourd'hui).

J'avais entrepris de créer les entrées de cet abécédaire à partir des fragments relevés et non pas de les considérer comme des cases préétablies que j'aurais cherché à remplir. C'est alors le cinéma comme spectacle et comme industrie qui tout à coup s'impose à moi. Brutalement, je découvre que je ne peux plus porter un regard uniquement “artistique” (celle qui veut, encore, faire des images, qui cherche des fils esthétiques, plastiques, …) sur mes lectures. En disant leurs soucis de commerçants ou leur espoir dans le cinématographe face au théâtre, les exploitants, les éditeurs, mais aussi les artistes, me donnent à voir, entre autre, le Paris de ces années-là (le petit peuple, la gouaille du faubourg, l'inconscience en même temps que la peur de la guerre et de l'avenir, la vie parisienne — Je pense beaucoup à Léautaud.). Avec lui, au travers de ces revues, le cinéma draine des lambeaux de l'Histoire, des traces des modes de vie, modes de penser, des expressions langagières, des styles d'écritures. Au détour d'une page, je serai attristée par la mort de Max Linder, celle de Louis Delluc; j'appréhenderai la déclaration de guerre de 39, je découvrirai le néo-réalisme in vivo, l'Europe qui a faim, les fameux accords Blum-Byrnes, les grèves à Hollywood!… Et dans cette masse d'information, il faudra choisir, décider où faire débuter le fragment, où l'interrompre, comme un plan à la table ou au banc de montage.

Par la force des choses et du temps mon projet est devenu autre. Il ne sera pas terminé pour le centenaire du cinéma…

Le cinéma, art et industrie. Le montage, art de la pensée

Monter, rapprocher, mettre en relation, opposer, déplacer, décaler. La pensée en mouvement, en travail. Freud n'est pas loin. Benjamin et son Livre des Passages, vraiment tout près. Anges gardiens.

1993-1994. Séminaire de Georges Didi-Huberman : c'est la ressemblance et ses tabous qui est questionnée, inquiétée, mise à l'épreuve, cet hiver-là. En cours de séance, des feuillets de citations sont régulièrement distribués. Les paquets grimpent de mains en mains le long des rangées de l'amphithéâtre et s'éparpillent. Attente. Ce soir-là, c'est Bataille : «Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots.»

Cadeau royal.

Ce qui me gênait dans la référence au dictionnaire disparaît. Les fragments ne sont pas seulement du savoir, de l'information, — une documentation, aussi vivante soit-elle. Ce qu'ils portent et ce qui se forme dans leur relation n'est pas l'instauration de nouvelles définitions ou la révélation d'un sens, d'une interprétation, d'une vérité, mais le continuel devenir du cinéma qui agit en eux, et qui les agitent. Y serait en jeu davantage de synthèse que d'analyse, ou alors s'agit-il de psychanalyse, dans des joutes surinterprétatives et surdéterminantes.

Le champ du cinéma est investi et laissé ouvert. Prêt à donner comme à recevoir : une terre franche, disent les agriculteurs.

La pensée à l'œuvre

Au fil du temps, j'ai donc découvert un autre usage de ces paroles de cinéma : repérer dans la simplicité parfois lumineuse des mots d'un entretien retranscrit ou d'une conversation, l'apparition de la pensée. Pas seulement celle construite par le montage, mais cette pensée singulière, souvent triviale, née du besoin de clarifier ou de défendre son propre travail ou une expérience particulière, et qui retrouve parfois, sans le savoir, une pensée plus sage, plus érudite, plus inconsciente, aussi. C'est l'atout justement de la pratique, du faire, que de nous mettre directement en contact avec certaines intelligences.

Le modelage de la lecture

Dans ce montage mouvementé de fragments, le cinéma, omniprésent par les voix de ceux qui le font vivre, devient une sorte de Cheval de Troie envoyé dans le temps pour dire son siècle et mettre la pensée en marche. Et dans le temps de lecture, à chacun son rythme, une autre encore, prendra forme.

(février-mars 2000)

Notes pour un RV avec l'éditeur

Je retrouve ces notes destinées à être comme une mémoire externe lors d'un rendez-vous avec le premier éditeur qui a soutenu le projet. En ce mois d'avril 2007, je pensais avoir quasiment terminé. Mais ce «quasiment» nécessitera encore deux années de travail.

Les pistes : 1/de quoi le lecteur a-t-il besoin pour aborder ce livre ? 2/ma lecture, sa lecture (ne pas y voir seulement de l'information) 3/qu'est-ce que c'est ? Je dois répondre initialement par des négations, en éliminant.

1. Il ne s’agit pas d’un dictionnaire

Le but n’est pas de donner une définition des termes. Je retiens que la définition cherche à fixer une signification normée pour permettre la communication. Ici, au contraire, le montage des fragments met évidence l’impossibilité d’une définition dans la pratique. C’est la forme-même du montage qui entraîne cela. Dans les entrées de l'index se manifeste ce dont il question dans le mot.

On a affaire à des formes de manifestation mais on n’aura jamais affaire au « fin mot » (comme dans le fin mot de l’histoire). L’important est que le lecteur puisse se dire avoir trouvé un sens (que ça fasse sens pour lui) ou pas (en attendant peut-être une autre lecture où le contact se fera). Certaines entrées aboutissent à éclaircir un sens précis, d’autres, au contraire ont pour résultat de dresser un éventail de sens, de pistes (ex. l’entrée politique ou transport(s))

Ce ne sont pas des paroles d’Évangile. Les protagonistes peuvent se contredire. Si cela revêt une importance, ce n’est pas en terme de logique (vrai/faux) ou de morale (mensonge/vérité). Ils sont en situation et réagissent dans le cadre de cette situation particulière, singulière. Dans une économie plus générale, ils sont soumis à leur propre culture et c’est elle que l’on peut suivre à la trace dans leurs propos.

Exemple un peu différent : lien entre Gordon et Hitchcock : il ne s’agit pas de chercher qui a raison et qui a tort, mais se poser la question : qu’est-ce qui peut faire lien : une affinité ou une opinion contraire. En l’occurrence cela peut porter à considérer que les deux cinéastes parlent de (à partir de) territoires différents et qu’ils ne s’adressent pas à la même fonction chez le spectateur (pour l’un être assis dans un fauteuil c’est lassant ; pour l’autre c’est la seule position pour avoir une liberté et concentration de pensée.)

Il restera de l’inassimilable, qui sera différent suivant le lecteur, mais aussi suivant le moment de la lecture (après un sommeil agité, un bon repas ou une autre lecture excitante).

En adoptant par principe, de choisir des paroles liées aux choses en train de se faire, liées à la pratique, à tous les stades du faire cinéma, on s’éloignait, on renonçait à cette sorte de désincarnation que sont les mots quand ils sont isolés de tout contexte, comme c’est le cas justement dans un dictionnaire.

Ils sont en stand by, en attente de trouver leur lieu d’existence que sera la phrase où ils se contamineront les uns les autres mais aussi seront lourds de toutes les autres significations d’autres contextes que nous gardons en mémoire, d’où la sempirternelle demande : « qu’entendez-vous par ce terme ? »

La partie ignorée du dictionnaire

On trouve bien des citations dans certains dictionnaires, elles sont là justement pour pister toutes ses significations sans les épuiser. Ici, ce serait comme si cette partie traditionnelle avait été autorisée à proliférer au-delà de raisonnable. Sauf que le reste (la définition) n’a jamais existé. La direction du montage peut sembler contradictoire ou étrangère à la signification habituelle (officiellement reconnue). Cet écart, plus ou moins grand, inexistant parfois, sera l’enjeu de la lecture.

Il s’agit de matérialiser des sens(-ations ?), non pas d’illustrer un mot.

D’où cette sensation d’avoir travailler à une forme concrète, matérielle, une sculpture, via di porre, via di levare, en ajoutant, en retirant, par touches, par fragments.

Les déplacements, les suppressions sont rendus visibles par les numéros de chaque fragment. La forme s’épaissit de tous ces montages esquissés, démontés, mais dont bénéficie j’espère le montage actuel (parler de définitif, même s'il y a impression et publication, n’a pas de sens.)

2. Il ne s’agit pas de citations

(Ni anthologie, ni florilège)

au sens où je me serais appropriée la pensée de quelqu’un pour faire avancer mon propre discours.

Il n’y a pas de texte support qui ferait place par la grâce des guillemets à la pensée d’un autre. Ce sont plutôt des fragments.

Peut-être que je ne cherche même pas à y voir clair, mais à retrouver quelque chose : comme une aiguille dans une meule de foin.

Première conséquence : la référence au fragment plutôt qu’à la citation, gomme le rapport à la notoriété (ou célébrité) des personnes dont les propos ont été retenus. Ce qui prévaut c’est la surprise, l’étonnement face à ce qui est dit dans sa forme et dans son fond, d’où l’importance de n’avoir cherché que des formes mineures ou tout au moins non maîtrisées, comme les entretiens, ou les interventions face à un public, sans chercher à privilégier quelqu’un en raison de sa célébrité (aujourd’hui, il n’y a d’auteur, que célèbre)

Il ne s’agit surtout pas d’effacer l’auteur ou de le nier. C’est comme s'il s’agirait d’un autre ordre, d’une autre logique. On en revient à la question du rapport à la connaissance.

La parole

« Dans l’acte de parole, c’est le corps entier qui est mobilisé, parcouru par les ondes sonores » (Michel Balat, « Peirce et la clinique », p. 14)

En ce qui concerne les publicités ou les lois, c’est plus compliqué, il y a le décalage qui donne du relief au style ou au contenu (ex. les réglementations pendant la période de l’Occupation)

Le mille-feuilles : ma fonction scribe

Le livre, comme des feuilles d’assertion (?) : Ce qui permet que ce qui est inscrit puisse être considéré sur le même niveau (Cf. le millefeuilles de Jean Oury. Cf. La fonction scribe)

Penser avec mots des autres

On pense toujours avec les mots des autres, sauf qu’en général, on le cache ou on le nie.

Comme il n’y a pas un discours a priori, un texte-support qu’il s’agirait de conforter en faisant appel à des avis compétents, ou reconnus, cela entraîne, à la base, une autre façon de construire sa pensée, sa réflexion, au moyen même du montage.

Le choix du fragment est personnel, mais le montage l’est un peu moins. Les fragments choisis créent leur propre contrainte (d’autres choix auraient entraîné d’autres contraintes et par voie de conséquence un autre sens : sens-signification, et sens-ça fait sens pour moi.)

3. Forme et matière deviennent indissociables

Le contenu est de la matière

La forme terminée à la lecture, comme un film et pourtant l’écriture ne vient pas à la place d’une image, la mémoire, sources mineures (auteurs oubliés, textes itv, publ,), L’Histoire en filigrane (je sais, eux ne savent pas)

Il y a de la hiérarchie (une chose vient avant une autre, mais…)

• La piste Marcel Cohen : un film sans début ni fin, lecture légère, moments bruts, comment dit-il ?1)

• le montage : le montage, c’est d’abord une question de rencontre. Commencer par l’envisager comme ça. Rencontre avec l’autre (ou avec ce qui le représente, son image, ses mots, des mots à son propos). Le lien qui va naître de cette rencontre.

C’est à partir de cette appréhension (montage-rencontre) que l’on peut distinguer sens et signification.

Avant de produire un discours, le montage est d’abord rencontre, présence à.

signification : montage linéaire, rapprochement dans le temps chronologique, on peut parler de tempo, de cadence

sens : kinesthésie, dynamis, tonus (à relier à image du corps/Lieb, Gisela Pankow, Julian de Ajuriaguerra. Cf. Oury), autre modalité de temps, on parlera de rythme comme souffle, comme vivant.

Il faut faire appel à d’autres modalités de temps.

La forme même du montage est vouée à une incomplétude, c’est plus une formation qu’une forme : la démarche n’est pas séparable de la matière. Cela a pour conséquence que la forme n’est pas celle d’un dictionnaire ni même d’un vocabulaire.

Le montage n’aboutit pas à une définition (celui qui la cherche restera toujours sur sa fin) mais à une ouverture du terme qui déborde les limites pour entraîner la pensée et la faculté de mémoire (difficiles à brider) non pas vers quelque chose mais tout simplement à se manifester, d’où des débordements dont chaque lecteur conservera le secret.

• la notion d’auteur : sa place et sa fonction. Pas au sommet. Tous à égalité. Sinon en contradiction avec l’esprit du livre. Si possible, pas d'index.

Nécessité de rédiger quelques notes pour le maquettiste ?

• Les renvois par numéro avec les noms entre parenthèses ?

• Comme un enfant qui veut savoir ce qu’on ne lui a pas dit et qui pourtant vit en lui

• En travaillant je n’ai pas eu comme objet de mire, une image sacrée du cinéma qu’il s’agirait d’honorer. J’ai une passion pour le cinématographe, en tant que technique produisant des images mouvantes silencieuses ou sonores. Je n’ai pas été paralysée par une sorte de dévotion. N’ayant jamais connu cet aveuglement pour tel ou tel genre, pour la projection en salles, pour la communion que serait une séance de cinéma. Lire (ou relire) toutes ces revues a été l’occasion de découvrir le rapport des autres à leur cinéma, de trouver malgré tout des filiations dans mes tables de la loi personnelles (haine de l’insert, refus du champ-contrechamp, du plan dit « subjectif », un panoramique qui imiterait le mouvement de regard du personnage (Lady Chatterley, début du film). D’où le plaisir à mélanger tous ces cinémas, à ajouter une touche de glaise à une autre (à partir de quoi, quelle structure, si ce n’est mon propre fantasme du cinéma et mon propre désir (désir tout court, inconscient, et non « désir de cinéma »)

• cette chose de l’après-coup : par exemple « le lointain boulevard Voltaire ». Yvonne Harnold, actrice en 1909, trouve le bd très loin du Paris où elle évolue. C’est tout bête. Mais lire en 2007, « le lointain boulevard Voltaire », ça devient presque de la poésie.

En tout cas, c’est le choc de ces deux distances subjectives (pour la belle Yvonne et pour un parisien d’aujourd’hui), qui fait le sel, pour moi, de ce fragment. Les autres éléments sont très riches d’un point de vue informationnel, historique, mais c’est cette formule, le lointain boulevard Voltaire, qui me pique au vif, provoque une pointe d’émotion que l’on s’attend à éprouver devant une œuvre dite artistique cad produite exprès pour ça. Hors, là, c’est une banale réflexion d’une actrice parigote, à jamais oubliée, qui provoque cet effet-là.

Ce décalage, qui me plait.

Autre décalage : « C’était au mois d’août de l’année dernière », (citation de 1941, n.360, dans casting)

Lien avec l’aura.

• les illustrations : des publicités (pour les films ou autres, prises ds les revues, ex JLG)

• Ce n’est pas un livre de recherche au sens d’une recherche dite académique ou scientifique. La motivation est liée aux nécessités d’une pratique : découvrir chez les autres ce qu’on cherche en soi mais qu’on n’arrive pas encore à formuler ou à matérialiser. Ne pas oublier que le point de départ est la présentation d’un atelier de réalisation, fut-il à l’université (non comptabilisé dans le cursus cependant. L'atelier comptait pour du beurre, pour)

4. Questions de méthode

Différence entre intuition et abduction, selon Michel Balat (Causeries de Canet, 22.11.04)

« L’intuition, c’est quelque chose qui arrive sans s’appuyer sur des signes préalables, alors que dans l’abduction, au contraire c’est plein de signes, plein de signes préalables. Ce que j’appelle la familiarité avec le champ, ce sont des signes préalables, on est familier dans une champ et là, quelque chose vient tout à coup se condenser sous la forme d’une abduction. »

5. Sur le contenu, tout de même

• On voit d’où viennent le choses, ce qui persistent, les petites choses (la sortie des films le mercredi, par ex.)

Annonce sur le site Ouvrir le cinéma

page : dans l'instant(début 2012)

passage du cinéma, 4992

C'est un projet éditorial qui semble avoir, enfin, trouver son éditeur.

Il s'adresse aussi bien aux cinéphiles qu'aux amoureux du fragment.

Il revendique une double filiation : celle qui passe notamment par Walter Benjamin (l'art du fragment, l'art du montage), celle qui passe, notamment, par Georges Perec (la numérotation et le classement des fragments).

Il emprunte sa structure à un genre (celle de l'abécédaire, de l'encyclopédie ou du dictionnaire, avec un index d'entrées), mais sa composition s'apparente à celle d'un film (les milliers de fragments ont été 'travaillés' comme les plans d'un film de cinéma dans une attention à la coupe, au raccord , au rythme).

Oui, mais ici, ce sont des mots, des phrases.

Ce qui fait lien, ce qui fait sens, entre ces mots, entre ces phrases, c'est le verbe.

Les mots transportent des paroles vives,“'parlées”, éloignées de la théorie ou de la réflexion.

Cette continuité fragmentée prend des airs de récit pour composer comme une chronique (technique, esthétique, sociale, langagière…) du XXe siècle au travers du prisme du cinéma par ceux (celles) qui l'auront traversé (le siècle, aussi bien que le cinéma).

(mise en ligne 28 mai 2012)

1) “Personnellement, je rêve de livres où les textes gagneraient dans la proximité, la contamination, la prolifération, des livres qui, par ailleurs, n'auraient ni début ni fin, permettant une circulation aussi libre que possible. Et je n'oublie pas que, pour écrire Holocauste, Charles Reznikoff n'a utilisé que les minutes du procès de Nuremberg et celles du procès Eichmann : pas un mot de lui. rien qu'un mise en forme, c'est-à-dire une façon de montrer du doigt. C'est assez dire que Littérature, depuis longtemps, n'est plus nécessairement synonyme d'imagination, ni poésie de sentiments.» — Le Monde, 6 avril 2007, propos recueillis par Patrick Kéchichian.