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passage du cinéma, 4992 : mode d'emploi (introduction)

« Parler avec les mots des autres,
voilà ce que je voudrais. Ce doit être ça la liberté. »
Alexandre à Veronika in La Maman et la Putain, 1971.

« Pour parler des autres,
il faut avoir la modestie et l'honnêteté de parler de soi-même. »
Jean-Luc Godard à Yvonne Baby, in Le Monde, 27 avril 1972.

***

C’est un unique long ruban d’écriture plié en double colonne sur huit cent vingt pages1) (p. 29-849). Il est composé de 4992 fragments qui sont essentiellement des paroles recueillies dans des entretiens, ou bien ce que je regroupe sous l’expression de « mots d’ordre » (lois, décrets, avertissements, annonces publicitaires, annonces diverses …).

Ces paroles, émanant de toute la corporation cinématographique (techniciens, industriels, producteurs, distributeurs, exploitants, cinéastes, acteurs…), ces mots d’ordre, issus d’instances institutionnelles ou privées, ont été rencontrés dans des revues spécialisées de cinéma, même si le lecteur pourra repérer ici et là, un certain nombre d’exceptions.

Le dépouillement des revues retenues a été systématique (chaque année, chaque numéro), depuis 1895, année mythique, jusqu’à l’année 2000, choix arbitraire, dans la limite de leur possibilité d’accès en bibliothèques mais aussi en fonction de ma résistance : dans la passion qui m’a soutenue au long de ces années, il m’est parfois arrivé d’être à bout, de me heurter à mes propres limites, quand la volonté même n’en peut plus, et d’abandonner une revue en cours de route. Ce livre ne s’annonce donc pas, ne s’affirme pas, sous le signe du devoir scientifique. S’il pointe vers un certain savoir, le savoir universitaire n’est pas sa référence.

D’emblée mon projet nage en plein paradoxe puisqu’il émerge à l’occasion d’un atelier de réalisation cinématographique conduit pendant deux ans à l’université Lumière Lyon 2 (1990-1992). C’est, alors, un simple recto-verso : quelques morceaux d’entretiens notés et conservés dans mes cahiers, qui m’accompagnaient depuis déjà très longtemps, que je souhaitais partager avec les étudiants en vue de ce délicat travail en commun que nécessitent la gestation et la naissance d’un film collectif. La suite a duré dix-neuf ans…

Parler avec les mots des autres

Ce qui fascinait Robert Kramer (en 1968) dans le cinéma, c’est le fait de se servir « des choses existantes », de devoir « prendre appui sur elles, par opposition à l’écriture où tout doit venir de vous ». Et il ajoutait : « les gens sont là, ils bougent, il faut partir de cela. »2).

Il existe des écritures qui se servent des choses-écritures existantes. Celles qui par exemple utilisent le collage, le montage de fragments. Kramer ne les ignoraient certainement pas, mais il cheminait sur une autre voie dans cet entretien.

En dehors de ces quelques lignes et d’un fragment de « conversation inédite avec moi-même », objectivement, rien ne vient de moi, au sens de Kramer, dans ce Passage du cinéma. Je n’ai cessé de m’en étonner alors que j’avais le sentiment d’élaborer quelque chose de très personnel, intime même. Que cela me demandait beaucoup d’énergie, beaucoup d’efforts. Qu’il s’agissait cependant d’un travail plus proche du modelage que de l’écriture. Des touches d’argile déposées, ôtées, déplacées, replacées, parfois divisées, parfois reformées, abandonnées même — temporairement ou définitivement. Une forme en formation, qui conserverait sa puissance énergétique de par son inachèvement. Qui ignore (se moque de) son début et (de) sa fin. Qui surgit et disparaît de partout. À rendre fou.

La métaphore du ruban plié est arrivée très tard, donc très récemment, lorsqu’il m’est apparu plus commode de revenir au format portrait (vertical) alors que pendant très longtemps j’avais travaillé dans un format paysage (horizontal), toujours en double colonne.

#Question de lecture. De rapidité de lecture.

Ces fragments sont ordonnés arbitrairement selon un index d’entrées alphabétique. À l’intérieur de chaque entrée les fragments-touches d’argile deviennent comme des plans. Comme des plans cinématographiques qu’il a fallu choisir un à un dans un ensemble plus vaste (l’entretien publié) en décidant des coupes de début et de fin en vue de les monter selon une certaine logique. Mais il n’y a pas de scénario, pas de récit préétablis, le mot qui fait entrée est déterminé à partir du fragment isolé et non l’inverse. Dans le montage, comme dans le rêve, la chronologie du temps est bafouée, le principe de non contradiction aussi.

#C'est ici qu'intervient la vitesse de lecture.

Le ruban des fragments reste, lui, plié dans les pages. C’est le lecteur qui va en déclencher le mouvement, en provoquer virtuellement le défilement pour in fine laisser apparaître comme l’image du sens dont il est porteur. Et plus il y a de fragments sur la page, plus la lecture pourra prendre de la vitesse et plus l’image sera nette (le sens apparaîtra plus nettement).

« Parler de soi-même »

« Le montage consistait, non pas à savoir ce qu'on avait voulu dire, mais ce que cette pellicule disait par soi-même, et qui n'avait peut-être aucun rapport avec ce qu'on avait prévu 3). »

La liberté à laquelle aspire Jean Eustache via Alexandre-Jean-Pierre Léaud dans La Maman et la Putain, je la retrouve dans ces propos de Jacques Rivette (1968). Parler de soi-même n’est pas forcément raconter ses petites histoires, mais donner de l’espace, accueillir ce que l’on a repéré chez l’autre qui va toucher, en bien ou en mal, notre propre moi incitant le je à se manifester. Un cinéaste, à mon avis, n’est jamais aussi personnel que lorsqu’il laisse parler la pellicule, au lieu de s’en remettre, uniquement et aveuglément, à des pré-visions, scénaristiques ou rhétoriques (quand le code culturellement partagé est réduit à un pauvre cliché). Mais Rivette ne laisse pas parler la pellicule comme Kramer, Akerman ou Duras.

La mise au monde de Passage du cinéma, 4992 n’aurait pas nécessité dix-neuf années si toute une équipe s’était mise au travail. Seulement, cela aurait été un tout autre livre. Mes choix, mes montages, la forme même (y compris dans sa dimension obsessionnelle de la liste, du classement, du chiffrage) parle pour (au nom de) moi.

#Georges Perec et moi.

Penser/Classer ; Je me souviens ; Espèces d'espace sont des livres de Georges Perec qui ont travaillé souterrainement mes projets cinématographiques. Comme par hasard, je me retrouve dans une situation où je dois, même si j’affirme que je ne l’ai pas voulu, procéder à une numérotation des fragments au risque, sinon, de les laisser totalement m’échapper et de ne produire qu’un ouvrage non achevé.

Cela s'est passé en 1999.

#Stratigraphies

Je me suis donc résolue à numéroter le montage : 2639 fragments. Les besognes des mots, c’est le titre que j’avais choisi à l’époque (trouver un titre a été une autre obsession) en référence à l’utopie de Georges Bataille rêvant d’un dictionnaire « qui ne donnerait pas le sens mais les besognes des mots 4) ». Je poursuivrai la numérotation (2640-6849), dès la phase de lecture des revues. Dans un premier temps, les fragments seront isolés, transcrits et copiés dans des fichiers-stocks, avant d’être intégrés comme des touches d’argiles à la forme 2639.

Ces numéros sont une trace de mon temps de travail, de mon quotidien, donc de moi-même, bouleversés par la vertu du modelage-montage (déposer, ôter, déplacer, etc.).

« Parler des autres »

#Tourniquet

Nous sommes des êtres parlants, enveloppés dans le langage. Le je n’existe pas sans le tu et le il — et même, c’est le tu, par lequel l’autre m’appelle, me lance une adresse, qui me fait advenir en tant que je. Entre nous, nous parlerons de il.

Voici comment, par écrit, dans la revue Cinéa-Ciné pour tous, Jean Epstein entretien son lecteur, du public de 1928 : « L’occasion m’a été imposée de m’étonner des progrès réels survenus au cinématographe depuis cinq ans par cette Belle Nivernaise que Jean Tedesco représente aujourd’hui au Vieux-Colombier. […] Le temps nécessaire à la lecture d’une image cinématographique par un spectateur moyen a diminué en cinq ans de trente pour cent. Il n’y a aucun film ancien, d’ailleurs, qui puisse être projeté sans donner une impression de lenteur et de rythme atténué. Et il ne s’agit pas là d’une généralisation du procédé que l’on appelle “montage rapide”[…]. » 5)

Avec quels mots Rivette et Epstein auraient-ils parlé ensemble du montage ? Qu’aurait répondu Epstein sur la question de la pellicule parlante ? L’anachronie du montage rend possible ce genre de rencontre. Je me suis souvent amusée à en accentuer l’équivoque (par un travail sur la coupe, le raccord) et l’on a parfois l’impression que les interviewés colloquent entre eux par derrière les intervieweurs. Mais il m’est arrivé aussi de mettre en avant l’intervieweur (par exemple Serge Toubiana, ou bien Rivette et Godard en tant que critiques, tous trois aux Cahiers du cinéma6).

Dans la lecture, comme dans la vie, le triangle du je, tu, il, est un véritable tourniquet où chacun change constamment de place. Alors, parler des autres, parler de soi-même, c’est un seul rythme.

Le rythme n’est pas la cadence régulée par la croix de Malte dans la caméra-projecteur Lumière ni même le cycle ternaire cardiaque. Le rythme est ce qui parcourt un fluide, qui est porté par le fluide mais sans être le fluide lui-même. Le rythme n’a pas de consistance, n’est pas mesurable.

« Cette expérience aurait été impossible avec de la pellicule ; il faut un matériel ultra-léger. En super-8, on a des bobines de trois minutes qu’il faut envoyer développer. Tout devient lourd et lent, on sort du rythme de la vie. »7)
Alain Cavalier (en 1996) à propos de son film (« tourné » en vidéo) La Rencontre, me semble très proche de ce rythme, humain et pas seulement biologique, animal.

#Le feu de la conversation

Ce rythme, je l’ai recherché dans la parole vive de l’entretien qui peut être mal fagotée, bancale, mais d’où peut surgir aussi l’étincelle, dans l’immédiateté et le hasard de l’échange : une parole qui en dit plus qu’elle ne croit, qui laisse échapper à l’insu de celui qui l’énonce, peut-être le cœur de la chose, même si l’entretien est « relu et corrigé » ou réécrit.

« Je crois que ce qu’un réalisateur dit de lui, et de son œuvre, n’aide nullement à comprendre cette œuvre. »8) Justement, ce n’est pas dans le feu d’une conversation que Michelangelo Antonioni livre ce point de vue mais dans la maîtrise d’un écrit, la préface à son livre Sei film édité chez Einaudi, reprise dans la revue Positif en 1965.

Tout dépend de ce que l’on entend par comprendre, tout dépend de ce que l’on entend par savoir.

#Qu'est-ce que je peux faire ?

« De ce point de vue, certains des textes de Noël Burch sont intéressants : ce qu’il dit sur les raccords, c’est purement pratique, et on sent que c’est le fait de quelqu’un qui a pratiqué et pensé la chose, qui a tiré certaines conclusions de ses manipulations. Or, avec un travail d’ensemble, sérieux, suivi, tout pourrait être facilement inventorié, répertorié. » 9)

Pratiquer et penser la chose, comme le fait remarquer Jean-Luc Godard en 1967, cela peut s’appeler praxis. Si Noël Burch n’avait pas déjà publié Praxis du cinéma, au tout début de mon entreprise, du moins, ce titre ne m’aurait pas déplu.

#Qu'est-ce que je fous là ?

Cette interrogation n’appartient pas aux dialogues de Pierrot le fou. Elle est le leitmotiv d’un médecin psychiatre qui s’appelle Jean Oury. Dans sa crudité et son humour, elle pose à la fois la « question » de la praxis et la « demande » existentielle de tout être parlant que l’enfant, encore plus concis que Jean Oury réduit à un Pourquoi ?

Au fil des années et au gré des revues, parcourant l’histoire d’un siècle à travers la fente du regard du cinéma-par-ceux-qui-le-font, j’entr’aperçois un autre lieu. En cherchant une certaine science-sagesse sur la fabrication du film, j’ai accès aux événements de l’histoire mais aussi aux styles, aux modes de penser, de s’exprimer, d’écrire, de vivre au quotidien, aux inquiétudes, aux colères, aux émerveillements, aux non-dits de ceux qui ont parlé. Comme un fleuve, le ruban d’écriture de Passage du cinéma, 4992 charrie les traces de ce passé, à l’image d’un texte et d’une sculpture de Giuseppe Penone, intitulés Essere fiume — Être fleuve : « Il fiume trasporta la montagna è il veicolo della montagna »10)Le fleuve transporte la montagne il est le véhicule de la montagne.

L’index du livre est bien l’indice de ce transport : les mots d’entrée ne relèvent pas seulement du vocabulaire cinématographique, mais ils touchent à tous les registres. Pour faciliter les cheminements du penser et multiplier les possibilités de lecture, j’ai disposé, au-dessus du montage-ruban-fleuve, des passerelles établissant des liens de fragment à fragment qui invitent le lecteur à construire ses propres montages.

Passer sans forcer

À l’instant où je décide d’arrêter le travail, en ce mois d’août 2009, l’index pointe 547 entrées. Il est le troisième élément qui vient de moi. Les mots y sont arrivés progressivement, avec le temps. Des cailloux. Comme ceux du Petit Poucet. Beaucoup d’entre eux représentent les pensées, les livres qui m’ont formée au cours de cette longue période : ils sont tout autant leur trace qu’un rendez-vous avec moi-même pour ne pas me perdre chemin faisant. À la fois en moi et hors de moi, donc.

Eux tous permettent à la forme qu’est ce livre de tenir, en regard de tout ce qui ne lui a pas été intégré, qui lui manque. Là est leur pouvoir. Mais ce n’est pas un pouvoir qui s’impose. Pouvoir produire une forme, un ouvrage, une œuvre (au sens d’opera) ne ressort pas inévitablement d’une politique de la force.

Accueillir, laisser apparaître ce qui vient sans s’effacer soi-même, réduire progressivement la distance qui nous sépare de la matière : cela relève d’une autre tradition.

Je suis plus à l’aise avec ce pouvoir-là.

« La méthode de ce travail : le montage littéraire.
Je n’ai rien à dire, seulement à montrer. »
« Comment a été écrit ce travail : échelon après échelon,
selon les appuis étroits que le pied rencontrait par hasard,
comme on escalade des sommets périlleux sans pouvoir
un seul instant
jeter un regard autour de soi par peur du vertige
(mais aussi pour garder pour la fin dans toute sa force le panorama qui va s’offrir). »
« La théorie de cet art est en corrélation étroite avec celle du montage. »
« C’est-à-dire à édifier les grandes constructions
à partir de très petits éléments confectionnés avec précision et netteté. »

(Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages (1927-…), Paris, éditions du Cerf, 1989, 1993, p. 476-477-474-477).

Août 2009.

(modifié le 21 juillet 2013. Mais il ne s'agit pas encore de la version définitive !)

1) Dans la présente version — provisoire quant à la mise en page, mais définitive quant au contenu et à son organisation.
2) Fragment 2857, nature du cinéma
3) Fragment 2884a, heuristique
4) Revue Documents, 1929, n° 7, p. 382.
5) Fragment 799, durée
6) Fragment 4580, mémoire; fragment 2935, collure; fragment 1595, modèle
7) Fragment 6845, rythme
8) Fragment 625, critique
9) Fragment 1365, idéologies
10) Essere fiume in Germano Celant, Arte povera : storie e protagonisti, Milan, Electa, 1985, p. 238-240