Extraits du carnet des lecteurs
Alain Bergala
«Peut-on imaginer un livre de cinéma qui ne ressemblerait à aucun autre, qui les contiendrait tous, qui serait inusable, qui serait une création différente pour chaque lecteur engagé dans son labyrinthe, qui serait un bel objet sensuel et improbable, doux à tenir en main et à feuilleter, qui deviendrait vite une présence amicale et secrète indispensable ? Ce livre existe : celle qui l’a composé, comme un musicien, y a passé vingt ans de sa vie, entre France et Italie, l’a amoureusement mis en page et édité, l’a déposé dans quelques librairies choisies où il ne serait pas maltraité, continue à veiller sur lui et à le regarder grandir. C’est à peine si elle y a mentionné son nom pour qu’il soit libre de lui échapper et devienne le livre de ses lecteurs. Il s’appelle PASSAGE DU CINÉMA, 4992.»
Jean-Luc Godard
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Tanguy Viel
[…] J'ai bien reçu votre livre, immense travail, vertigineux et qui recoupe en plus d'un point mes interrogations actuelles sur la forme.
Je vous remercie beaucoup de cet envoi d'un objet qui sera là, longtemps, comme une sorte d'usuel infiniment feuilletable, sans savoir si c'est pour sa matière propre ou bien pour le geste qui le fonde que ce livre est déjà un ami. Je ne résiste pas à vous joindre cette citation de Maurice Blanchot, qui est la première qui me soit venue en ouvrant votre livre et qui me semble si appropriée :
« Il n'est pas douteux que les œuvres nous attirent moins par elles-mêmes que comme les marques éblouissantes qui nous rendent visible le cheminement passionné d'un artiste, le mouvement exprimant sa propre contestation et, par elle, la contestation de l'art devenu stabilité et repos, – et chaque artiste nous apparaît à son tour comme la trace, non pas destinée à durer, mais peut-être à s'effacer, qu'a laissée l'art, à la recherche de son point extrême. »
Eh bien il me semble qu'à travers ce projet aussi fou que sage, vous frayez quelque part près de ce point extrême. […]
V.
[…] Sans ornementation théorique et références philosophiques, on est conduit vers la question essentielle : « Où sommes-nous? » — et à habiter avec vous le temps en chevauchant des rythmes très divers, jusqu'à rencontrer votre intimité. […]
Pierre Johan Laffitte
[…] Ce faisant, tu crées des possibilités de bifurcation, tu crées un dispositif : ensuite, à chacun de cheminer, et donc de laisser se faire les possibilités d'agencement qui sont forcément singulières (là, on est plutôt dans Deleuze/Guattari, autant dans La Logique du sens que dans Mille Plateaux). Ton texte se "dispose au sens" (c'est une expression à moi), mais le sens, lui, reste toujours dans la sous-jacence et n'existe qu'à l'état de lecture. La lecture de ton œuvre est impossible comme une : elle est pas-toute, elle est renoncement à tout connaître, en cela elle n'est pas fiction mais discours, pas récit mais cartographie. […]
Paradoxalement, l'existence d'un signe ou d'un ensemble de signes, en tant que “représentement”, précède l'objet dont parle ce signe. Si tu n'étais pas avant tout le scribe aveugle qui transcrit, rien de ce qui est là au fur et à mesure n'émergerait à régime d'art. Sémiotiquement, il n'y a pas de transitivité de l'œuvre d'art, une œuvre ne parle pas de quelque chose au sens où cette chose la précéderai ontologiquement ; cette chose qui correspond exactement à l'œuvre produite, autrement dit son “objet”, elle est exactement contemporaine du tracé qui la dispose à la réception. […]
En ce sens, l'objet de ton livre se trouve en aval de son inscription. Bien sûr, cela ne veut pas dire que ton livre “parle pour parler”, “ne parle de rien” : bien sûr qu'il y a un objet de départ, et c'est toute votre alchimie fonctionnelle avec ton complice graphiste que de l'avoir fait émerger puis se saisir en une forme. Mais il y a plusieurs objets à l'œuvre : certains sont déjà là, fixes ; d'autres sont réels, bougent ; un autre, enfin, peut même être dit cause ( = cosa, chose…), c'est celui qui se révèle, toujours après coup, quand le sujet découvre ce qui faisait promesse toujours plus vive au fur et à mesure de son commerce avec les signes (ce commerce, c'est autant la lecture, que son écriture : tu n'es pas que scribe pendant que tu faisais le scribe, ça s'inscrivait devant tes yeux et dans ta “machinerie du dire”, quelque chose cessait enfin de ne pas s'écrire, et ça bien sûr, ça n'est qu'après qu'on s'en rend compte […].
Sur le représentement : [Ouvrez !]
Sur la machinerie du dire : [Ouvrez !]
Le site de Pierre Johan Laffitte : [Ouvrez !]
Passage du cinéma, 4992
165 x 240 mm. PlanoPak Weiß 50 gr. (Papyrus). 992 pages.
ISBN 978-2-9544708-0-1. 35 euros. Septembre 2013.
Composition, choix des fragments et montage : Annick Bouleau
Conception graphique : Le Théâtre des Opérations
Édition : Ansedonia, association Loi 1901
AUTRES VERSIONS [filmée] [exposée] [totem] [chiffrée] [contée]
« C'est qu'il y a deux manières de lire un livre : ou bien on le considère comme une boîte qui renvoie à un dedans, et alors on va chercher ses signifiés, […]. Ou bien l'autre manière : on considère le livre comme une petite machine a-signifiante ; le seul problème est “est-ce que ça fonctionne, et comment ça fonctionne ?” Comment ça fonctionne pour vous ? Si ça ne fonctionne pas, si rien ne passe, prenez donc un autre livre. Cette autre lecture, c'est une lecture en intensité : quelque chose passe ou ne passe pas. Il n'y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. C'est du type branchement électrique. » Gilles Deleuze, Pourparlers, « Lettre à un critique sévère », éditions de Minuit, 1990, p. 17.
VERSION/TRADUCTION/PASSAGE/TRANSFERT/iNTERPRÉTATION
Il n'y aura ni ebook, ni ePub, ni PDF de ce livre.
Une fois prise la décision de ne pas envisager de version numérique, comment braver les critiques des copieurs-colleurs affamés ? Comment résister aux demandes pressantes de me justifier d'un choix qui serait rétrograde, contraire à la loi du progrès technique ? En multipliant les versions ! Il y aura d'abord eu la version chiffrée, puis la version totem, puis la version filmée qui devient une série en l'été 2015, où l'on peut déjà compter quatre versions filmées (0, 1, 2, 3), enfin, la version exposée — en promesse puisque prévue pour septembre 2015 !
J'ai pris les mots au mot, si je peux dire, j'ai joué sur les mots en déclinant à partir de la notion de VERSION, celles de TRADUCTION, de PASSAGE (difficile de faire autrement !), de TRANSFERT, d'iNTERPRÉTATION. Comme un programme de travail. De quoi avoir matière à penser pour quelques années…
S'appuyer sur le faire, produire des formes autres pour interroger la forme livre, fondamentale certes, de Passage du cinéma, 4992. Faire patienter le discours. Ce qui revient peut-être (et entre autre) à enquêter sur les registres (et leur distinction) où s'inscrivent ce que l'on nomme le "jugement" et ce que l'on nomme l' "interprétation".
Approcher — sans séparer ! — le penser et le faire, nous pousse à observer, questionner la manière dont nous traduisons-interprétons notre pensée avec les mots. Et c'est la notion de praxis, telle qu'elle est travaillée sur l'ensemble du site Ouvrir le cinéma qui pointe le nez…
« […] c'est que pour moi le cinéma était fait pour penser et de ce point de vue-là c'est un échec. Je ne vais pas en faire une victoire. Depuis le début, on ne s'en est pas servi, ou presque jamais, pour penser mais pour sentir, ressentir.» Extrait d'une lettre de Jean-Luc Godard à Olivier Séguret, citée dans son livre Godard vif (2015).
Au milieu du penser et du sentir, j'ai l'impression de nageoter dans ces eaux-là. Et ce que je commence à découvrir, c'est que l'apparition de toutes ces versions bouleverse le statut de Passage du cinéma, 4992 dans sa forme livre-papier… Que se trame-t-il ? (28 août 2015, à suivre…)
Les versions filmées [Ouvrez !]
La version exposée [Ouvrez !]
La version Totem [Ouvrez !]
La version chiffrée [Ouvrez !]
La version contée [Ouvrez !]
(bientôt…
)
Se mettre au travail…
Piste :
« Toutes les autres tentatives faites jusqu'ici pour venir à bout des problèmes du rêve se rattachaient directement au contenu de rêve manifeste, donné dans le souvenir, et s'efforçaient, à partir de lui, de parvenir à l'interprétation du rêve, ou bien, si elles renonçaient à une interprétation, de fonder leur jugement sur le rêve en renvoyant au contenu du rêve. Or nous sommes les seuls à être en présence d'un autre état de choses ; pour nous s'intercale entre le contenu de rêve et les résultats de notre examen un nouveau matériel psychique : le contenu de rêve latent obtenu par notre procédé, soit les pensées de rêve. C'est à partir de ce dernier contenu de rêve, et non à partir du contenu manifeste, que nous avons développé la solution du rêve. C'est pourquoi d'ailleurs s'impose à nous une tâche nouvelle qui n'existait pas auparavant, celle d'examiner les relations entre le contenu de rêve manifeste et les pensées de rêves latentes et de suivre à la trace les processus par lesquels celles-ci sont devenues celui-là.
Pensées de rêve et contenu de rêve s'offrent à nous comme deux présentations du même contenu en deux langues distinctes, ou pour mieux dire, le contenu de rêve nous apparaît comme un transfert des pensées de rêve en un autre mode d'expression dont nous devons apprendre à connaître les signes et les lois d'agencement par la comparaison de l'original et de sa traduction. »
Sigmund FREUD, L'Interprétation du rêve (1895-1899), Chapitre VI, Puf, Oeuvres Complètes, tome IV, 2003, p. 319. [Ouvrez !]
(16 avril - 29 août 2013)
Autre piste :
« “(…) le contenu du rêve nous apparaît comme une transcription (Übertragung) des pensées du rêve, dans un autre mode d'expression, dont nous ne pourrons connaître les signes et les règles que quand nous aurons comparé la traduction et l'original. Nous comprenons les pensées du rêve d'une manière immédiate dès qu'elles nous apparaissent. Le contenu du rêve nous est donné sous forme d'hiéroglyphes, dont les signes doivent être successivement traduits (übertragen) dans la langue des pensées du rêve."
Notons que le terme "Übertragung" est celui-là même qui est traduit dans la suite du texte par “transfert”.
Le premier mécanisme mis en évidence par Freud est la condensation. Le rêve condense sur un seul élément des quantités d'autres éléments. Cet élément est multivoque, il est dira Freud, surdéterminé. Il faut comprendre ce dernier terme à partir de la nature même de l'analyse du rêve. Un élément du contenu du rêve étant donné, il évoquera plusieurs séries d'éléments qui lui sont "dynamiquement" liés. Mais il s'agit là d'un processus involutif, lié à l'analyse. Dans l'évolution, cet élément doit être au contraire considéré comme le point d'aboutissement de plusieurs processus qui ont concouru à sa production : c'est ainsi qu'il reçoit ses déterminations de plusieurs chaînes signifiantes dont il est, en quelque sorte, le point d'arrêt et, finalement, le représentant. Cet élément est donc en position de dire "je dis la même chose que chacune des chaînes qui m'a déterminé" : c'est une traduction, c'est une interprétation. […]
Le second mécanisme est celui du déplacement. Freud aborde celui-ci de manière très simple : "Le rêve est autrement centré" dira-t-il, "son contenu est rangé autour d'éléments autres que les pensées du rêve." Le caractère capricieux du déplacement, c'est-à-dire le fait que l'élément analysé est parfois déplacé et parfois non déplacé, amène Freud à étudier les rapports entre celui-ci et la surdétermination. Dans l'involution — i.e. dans l'évocation des pensées à partir du contenu — un certain nombre de pensées sont éloignées du noyau du rêve. Freud émettra l'hypothèse qu'elles sont des représentations de la liaison entre contenu et pensées. […]
Le rêve ne restitue qu'une déformation du désir qui est inconscient. Cette déformation est l'œuvre de la censure qu'exerce une des instances psychiques sur l'autre instance, et le déplacement est l'un des procédés essentiels de la déformation. Nous voyons donc que condensation et déplacement sont liés, que le déplacement est une des conditions de la condensation. Les deux participent à la déformation des pensées du rêve. Pouvons-nous maintenant nous représenter la nature du déplacement dans les termes de notre diagramme ? La question n'est guère difficile, tant le déplacement est quelque chose de familier. En effet, dans le texte que nous venons de citer, Freud emploie le terme de "transfert" pour signifier le processus même. Si nous nous reportons à notre étude sur le transfert, nous voyons qu'il s'agit là du processus même d'interprétation. Dès lors, nous pouvons considérer que le déplacement n'est autre, sous la forme dynamique où Freud le présente dans ce texte, que la substitution au signe originel (quelque peu mythique faut-il avouer) de l'un ou l'autre des interprétants (dynamiques) de la chaîne interprétante. Nous retrouvons alors la liaison qui existe entre condensation et déplacement, la première est bien soumise au second : pas de condensation sans déplacement, le déplacement est la phase intermédiaire qui conditionne la condensation, même si la nécessité de l'élément représentatif unique qu'est l'élément condensé influe sur le choix de l'élément déplacé.
Mais tout cela est présent dans le contenu du rêve. Certes, celui-ci nécessite une interprétation qui permette de constituer les pensées du rêve. Mais, comme l'indique fermement Freud, il faudra comparer la "traduction" et l'"original", c'est-à-dire, nous faire les Champollion de ces nouveaux hiéroglyphes. Le contenu du rêve est l'expression d'un langage qui est à décrypter. Nous voici au bord d'un problème redoutable et qui a trait à la nature de l'inconscient. »
Michel BALAT, Des fondements sémiotiques de la psychanalyse. Peirce après Freud et Lacan, L'Harmattan, coll. « ouverture philosophique », 2010, p. 139-141.
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(25 septembre 2013)
Autre piste :
« Si l’on veut parler de l’icône, on ne peut éviter de parler des signes.
Mais s’il y a autant de définitions de signes que de théoriciens de la chose, c’est sans doute parce qu’il s’agit d’un concept difficile à cerner. Sans doute est-ce un mot dont il faudrait presque se débarrasser, au moins comme outil théorique, car quand un mot signifie trop de choses à la fois, il peut certes aider dans le vocabulaire courant à faire des variations, mais, quant au travail d’élaboration, il n’est guère utile. Toutefois, on trouve à mon sens les choses définies avec le plus de rigueur sur le signe dans deux conceptions très précises et très différentes quant au champ qu’elles couvrent.
La première est celle de Ferdinand de Saussure, qui dit qu’un signe est l’association d’un signifiant et d’un signifié. Qu’est ce qu’un signifiant et qu’est ce qu’un signifié ? C’est assez complexe, car Ferdinand de Saussure héritait de toute une philosophie. Pour lui, le signifiant était l’« image acoustique » du mot et le signifié, il l’illustre par le dessin d’un arbre, soit, le concept d’arbre. Le destin de cette simple représentation du signe aura un destin très riche. Mais sa limite est incluse dans sa définition : si le signifié est un concept, qu’en est-il de l’implication du signe dans le monde ? Seuls les concepts sont-ils signifiables ? Saussure indique avec force que, bien entendu, il tentait de fonder une linguistique et que la parole était hors du champ de sa théorisation.
De l’autre côté de l’Atlantique, depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, il y avait ce philosophe sur l’œuvre de qui je travaille depuis plus de trente ans, Charles Sanders Peirce, qui, lui, avait fondé avec une rigueur extraordinaire une Sémiotique ouverte au monde, si je puis dire. Pour lui le signe est essentiellement Sémiose. C’est un processus qui se produit, un développement, quelque chose qui a un cours, dont même la fin n’est pas directement saisissable. Il y a des sémioses qui ont toujours cours, au sens, par exemple, de Blanchot dans L’Entretien infini. On se rend compte que les grands tableaux qui habitent le monde sont des tableaux qui sont toujours dans la quête, ils sont toujours dans la sémiose. Si je puis dire, on n’a pas achevé la Joconde ! C’est sans doute dans l’art que les processus sont le plus marqués d’infinitude. Un signe, c’est donc un processus. Dire « ça, c’est un signe ! » c’est s’exposer à une contradiction car cette proposition est déjà dans le mouvement auquel il a donné lieu. À la place du terme « signe », Peirce en propose un autre, un peu rébarbatif, le representamen, que j’ai traduit par un terme du Moyen Âge, représentement un mot qui vient de Saint Bernard, un drôle de bonhomme car, entre autres, il a fait castrer Abélard. Mais je lui sais gré d’avoir inventé ce mot. Ainsi, au lieu de signe, Peirce propose représentement. Ce n’est pas une représentation. C’est en quelque sorte l’agent d’une sémiose. Par exemple, vous êtes chez vous, la radio est allumée, vous écoutez vaguement le train-train radiophonique, et puis vous entendez quelque chose qui vous sonne à l’oreille et qui vous met en action mentale. Ça arrive…
[…]
Puis, le troisième type de rapport, qui nous concerne aujourd’hui, sera le rapport iconique. L’icône n’est plus un rapport symbolique à l’objet, il n’y a pas de règles a priori de lecture de l’icône, et elle n’est pas indiciaire, l’icône n’indique rien du tout. En fait, l’icône est un rapport au possible. L’icône a comme objet une simple possibilité. Le symbole avait pour objet une généralité. Si je dis arbre, cela renvoie aux arbres en général. L’indice, cela sera « cet arbre ». Mais le dessin d’un arbre, cela peut renvoyer à n’importe quoi, comme vous le savez bien. Cela renvoie à autre chose, et ce rapport mystérieux, c’est le rapport iconique, qui est le rapport avec le monde possible. C’est tout l’intérêt de l’icône. C’est ce qui nous ouvre au monde possible.
L’icône ouvre au possible. Le symbole renvoie au monde de la généralité, l’indice renvoie au monde existentiel, parce que l’indice vous indique des choses, alors que l’icône renvoie au monde de la possibilité.
C’est ainsi qu’il y a sans doute des discussions qu’il est possible de ne pas avoir sur la peinture. Par exemple un portrait ne signifie pas nécessairement la personne. On le voit bien à travers les grandes œuvres… quand on voit la Joconde, tout est ouvert. Quand, parmi les interprétants, débarquent Andy Warhol ou Salvador Dali, etc. chacun va fournir des interprétants à La Joconde, mais chacun en ouvrant des domaines du possible, en dégageant des possibilités. Fondamentalement, la question posée par la création picturale, c’est la question de l’icône. Ce qui ne nous dégage pas autant des autres dimensions du signe : je pense ici aux travaux de Francesca Caruana sur l’œuvre comme indice de l’acte, pictural par exemple.
Donc, vous voyez qu’avec l’icône, on entre dans un domaine très vaste. L’icône nous ouvre au monde de la création comme émergence du possible.
Alors de quel possible parlons-nous ? Voyez une marionnette sans visage… C’est presque une formule magique… qu’est ce que ça signifie ? On cherche… qu’est-ce que c’est ce « sans visage » ? A quel type de possibilités cela se réfère-t-il ? Bien entendu, nul n’est sans visage… il ne s’agit pas de quelqu’un. Il s’agit d’une possibilité abstraite… on voit bien tout ce qui vacille en elle comme possibilité, toute son ouverture. L’icône ouvre. Mais pas à n’importe quoi non plus. Il y a des traits de l’icône qui peuvent certes être isolés, mais qu’il va falloir rassembler d’une façon ou d’une autre. Mais sans doute faut-il se garder des interprétations indiciaires ou symboliques ! Il me semble que le travail de l’artiste, c’est justement d’ouvrir les possibilités qui se présentent dans une création parce que celle-ci vient déchirer le champ de l’existant et c’est dans ce champ du possible que nous allons puiser.
Alors, de quel possible parlons-nous ?
Michel BALAT, « Autour de l'icône », [Ouvrez !]
Autre piste :
« Il ne suffit pas d’avoir une vague image en tête de ce à quoi on voudrait arriver ou d’une compréhension symbolique de ce qui nous permettrait d’y arriver, encore faut-il se heurter à la réalité concrète du geste. On pourrait dire qu’on « interprète » sans doute une certaine image de départ, probablement même une image un peu symbolique, qu’on ne se sait pas avoir vraiment en tête, mais qui est là, et qu’on interprète justement au fur et à mesure par les différents actes qu’on pose au cours du travail, jusqu’au moment où on dit « c’est fini ». C’est un moment évidemment tout à fait décisif puisqu’alors un double mouvement se sera produit, le premier est le mouvement d’interprétation d’une image, le second celui de l’inscription d’un représentement, dans notre cas, l’œuvre. Quand on demandait à Michel-Ange de faire une sculpture, il allait dans les montagnes pour voir, pour qu’on lui découpe les blocs voulus en fonction de la qualité du marbre, à Carrare. Quand il avait à peindre le plafond de la Chapelle Sixtine, il devait quand même avoir une petite idée de ce qu’on voulait faire. Mais ensuite, il y a les aléas de la réalisation : c’est là le processus de création, celui qui a lieu jusqu’au moment où l’artiste dit le mot fin. Parfois ça ne se termine pas, mais le terme de l’œuvre peut être émis par autre chose, la mort par exemple, et permet alors d’inscrire l’œuvre par son caractère même d’infinitude. Vous connaissez la fameuse histoire de Léonard de Vinci et de La Joconde. Ce qui est achevé du processus de création, c’est la formation d’un représentement. Si, pendant tout un temps, l’artiste était dans l’interprétation d’une icône-symbole de départ, au « ça y est » commence l’interprétation du représentement, la nouvelle sémiose ouverte par ce représentement-là, tel qu’il est. L’œuvre constituée poursuit son chemin, dans une autre dimension, alors quelle est cette autre dimension ? Elle va être interprétée, la sémiose qu’elle ouvre devient incalculable, Dali met des moustaches à la Joconde, etc. Ça a inspiré bien des artistes. Que veut dire inspiré ? Ça signifie qu’ils produisent des interprétants successifs de la Joconde, c’est un travail, une sémiose vivante, toujours pas achevée.
C’est peut-être pour cette raison que la Joconde est considérée avec tant d’admiration, parce que c’est en tant qu’œuvre d’art inachevée qu’elle permet de présenter l’inachèvement latent de toute œuvre d’art : toute œuvre d’art ouvre une sémiose qui ne s’achève pas, susceptible de recevoir des interprétations continuelles, l’œuvre continue. Ce qui est achevé, c’est le représentement, mais l’œuvre, non.
Michel BALAT, « Variations à visées sémiotisantes», Elne, atelier de Florence Fabre, 2 février 2010 [Ouvrez !] [Découvrir l'atelier de Florence Fabre]
(24 septembre 2013)
Le site de Michel Balat [
Ouvrez !]
(
à suivre…)