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le livre impossible
Entre la “pensée” du film et la pensée
du spectateur
Walter Benjamin, L'œuvre
d'art à l'ère de sa reproductibilité
technique
Montage d'extraits à partir
de deux versions (1935 et 1938) et de deux traductions (par
Christophe Jouanlanne — Editions Carré-1997,
p.58-65, et Maurice de Gandillac/Rainer Rochlitz — Gallimard-2000,
p.104-113 et 306-313).
Remarques
Que peut nous apporter aujourd'hui cette
pensée, “datée” — 1935-1938
? Pour l'approche de quels problèmes peut-elle nous
apporter un certain éclairage ?
Si j'ai bien compris la pensée
de Benjamin, l'arrivée du cinéma est synchrone
avec un nouveau rôle des masses (le public rassemblé
dans la salle de cinéma jouissant ensemble du même
spectacle/une nouvelle fonction sociale et historique des
masses/une nouvelle fonction de l'art).
Si l'on part de la manière
dont il utilise le terme de tactile, on peut comprendre
que pour lui il y a de multiples façons de percevoir les choses et l'art en particulier, dont certaines sont encore
à découvrir, même si nous les utilisons
déjà dans d'autres domaines. Il prend l'exemple
de la façon dont on perçoit l'architecture.
Donc, pour Benjamin, la perception
tactile (qu'il oppose à visuelle ou emi>optique,
selon les traductions) intervient quand on est “frappé”,
“touché” — il utilise des métaphores
liées au sens du toucher — par une sorte de fulgurance,
d'instantané, d'à-coups (“coup de revolver”)
qui nous empêche de réagir pleinement, consciemment,
en toute quiétude, comme on pouvait le faire devant
une œuvre d'art “traditionnelle” (un tableau
de Derain ou un poème de Rilke) qui suscitait recueillement
(lien avec la religion, le culte), contemplation.
Encore plus que les œuvres dadaïstes,
c'est de cette façon que le cinéma touche le
public (la “masse”) qui doit réagir paradoxalement,
contradictoirement, à la fois par une attention soutenue
(plus de “présence d'esprit”) et par une
attention distraite. Mais je trouve que le paradoxe se résout
assez vite : du fait de la succession rapide des mouvements
et des plans qui s'oppose aux associations d'idées
qu'elles déclenchent dans l'esprit du spectateur, celui-ci
doit avoir l'esprit de plus en plus “vif” pour
“suivre” le film, mais en même temps, du
fait même de la rapidité inhérente au
mouvement même de la projection cinématographique
il ne peut pas s'appesantir sur une image, une lumière,
une expression, car tout cela a déjà changé
et remplacé par une autre lumière, une autre
expression, etc … Cette rapidité a un peu l'effet
d'une lame, d'une pointe qui le touche très fort, mais
dans un temps extrêmement court. Comme la quantité
des “choses” à voir et qui le “touche”
est énorme mais disparaît aussitôt projetée,
pour appréhender le “tout” du film il est
obligé d'avoir une forme d'attention “flottante”,
vague, apparemment en surface, en dilettante, qui ne s'appesantit
pas, ne se fixe pas. C'est à mon avis le sens que Benjamin
donne à “distraction”.
Cela va si vite que ce n'est plus
par le plein exercice du regard que l'on appréhende
un film, mais par une suite de touchés, de “coups
de revolver”, en passant, comme lorsque l'on se promène
dans un ville où l'on “regarde sans voir”,
où l'on est touché par la beauté
de l'architecture dans le mouvement même de notre promenade
(à des vitesses différentes : à pied,
à bicyclette, en voiture) sans s'arrêter devant
un édifice précis. Cela a autant à voir
avec la sensation qu'avec la vision (optique) proprement dite.
Je crois que des gens comme Deleuze ont parlé de la
fonction “haptique” du regard (du grec haptein,
toucher). Il faudrait voir si cela va dans le même sens
que Benjamin ou bien si c'est une autre piste.
Dérives
Ce texte me fait penser à plusieurs choses :
Dérive I
• Au fil des décennies,
le spectateur de cinéma, puis de télévision,
a développé une “présence d'esprit”
de plus en plus fine. A ce sujet voici une citation d'un cinéaste
des années 20 :
« L'occasion
m'a été imposée de m'étonner
des progrès réels survenus au cinématographe
depuis cinq ans par cette Belle Nivernaise que Jean
Tedesco représente aujourd'hui au Vieux-Colombier.
Ce progrès — pour prêter le sens relatif
ordinairement attribué à une variation
dont la valeur est absolue — peut se chiffrer
arithmétiquement
et se résumer ainsi: le temps nécessaire à
la lecture d'une image cinématographique par un spectateur
moyen a diminué en cinq ans de trente pour cent.
Il n'y a aucun film ancien, d'ailleurs, qui puisse être
projeté sans donner une impression de lenteur et
de rythme atténué. Et il ne s'agit pas là
d'une généralisation du procédé
que l'on appelle “montage rapide” et dont, par
parenthèse, on abuse bien aujourd'hui, puisque ce
raccourcissement est également et régulièrement
nécessaire
à chaque plan, même à chaque sous-titre. »
(Jean Epstein, Cinéa-ciné pour tous, n°
107, 15 avril 1928, p. 11, Les images du ciel par
Jean Epstein)
Epstein voit une différence
sur cinq années, entre 1923 et 1928, que dirait-il
s'il voyait les films de l'an 2000 ?
Je trouve que cela pourrait nous permettre
d'aborder la question de la pratique du zapping, par exemple,
sous un autre angle, moins moraliste qu'à l'accoutumée.
• À l'inverse, cette
grande présence d'esprit, cet esprit de distraction
assumé,
nous laisse un peu “interdit”, “sans
voix”,
lorsqu'on se trouve face à des images qui vont “jouer”
avec la mobilité des images à un rythme différent.
Comme s'il nous fallait “changer de braquet”,
nous adapter, modifier notre “présence d'esprit”,
pas dans l'accélération mais dans le ralentissement.
Pour prendre un exemple que nous partageons,
je reviendrai sur la vision de “changer de vie : repérage”
qui a suscité parmi vous quelques déceptions,
principalement du fait qu'il ne s'y "passait" pas
grand-chose, et que cela engendrait donc de l'ennui.
Comme si ce film se trompait en demandant
de la contemplation, du recueillement, alors que le cinéma,
comme nous l'explique Benjamin, a rompu avec cette forme de
réception. Mais l'attitude demandée au spectateur
est-elle vraiment celle de la contemplation ? Les images défilent
toujours à 25 images-secondes, mais ce qui s'inscrit
sur la bande passante ne nous percute pas de la même
façon : les à-coups, les coups de revolver sont,
pourrait-on dire moins forts, mais nous n'adaptons pas la
vitesse de notre présence d'esprit au rythme des à-coups
de l'image. Cette fois-ci, c'est nous qui voulons aller trop
vite, alors que l'image nous laisse le temps de rester un
peu plus maître de nos associations de pensées.
Paradoxalement, le film nous fait plus libre et nous refusons
en quelque sorte cette liberté. Question “d'habitude”
(cf. Benjamin).
Le choix d'un tel rythme entraîne
inévitablement (mais peut-être est-ce l'inverse)
le choix de sujets différents (encore que — il
faudrait vérifier auprès de cinéphiles).
“Un enfant s'ennuie le dimanche” : — même
si j'ai découvert après-coup un des sujets de
mon film — doit-on dire que c'est un sujet à
traiter avec beaucoup de plans, de sons, bref beaucoup de
découpage parce que c'est notre rythme habituel en
l'an 2000 ou ne pas le traiter du tout ?
Un film où il ne se passe rien
: c'est le reproche que l'on a fait à pas mal de film
venus avec le flot de la Nouvelle Vague. C'est ce qui fait
que beaucoup d'enfants ou d'adolescents refusent des films
qui “ravissent” leurs parents, et même leurs
grands frères.
Comme si, au “changement de
braquet” il fallait associer un changement de “focale”
: regarder les choses de plus près sans pour autant
changer d'optique (faire un gros plan, par exemple). Il me
semble qu'on est toujours dans la sensation, dans la distraction,
comme l'entendait Benjamin, mais à une autre échelle.
Proposition
Cela m'amène à faire
une proposition : est-ce que l'on ne pourrait pas inventer
pour les élèves à qui l'on veut transmettre
le cinéma, des exercices “visuels” où
l'on pourrait repérer ces “changements de braquets
visuels” et ces “changements de focales”?
Dérive II
Dans sa présentation pour la
Publication en trois tomes chez Gallimard, collection Folio
Essais, d'une partie des œuvres de Walter Benjamin, Rainer
Rochlitz écrit :
« Benjamin n'a pu prévoir, à
son époque, que la “massification” concrète
était un phénomène historique passager.
Il lui semblait que la présence physique des masses
dans l'espace social était une réalité
qui allait s'imposer avec toujours plus de force. Il pensait
de ce fait que le cinéma était un lieu privilégié
de l'espace public, où les masses formaient leur conscience
politique par la réception collective simultanée.
A l'époque, il était impossible de prévoir
que d'autres médias — la télévision
et Internet — réduiraient le rôle
public des masses et favoriseraient à nouveau
une réception
individuelle des informations et des œuvres. Il s'est
trompé en annonçant la disparition de la spécificité
artistique et la domination exclusive du caractère
politique dans les arts émancipés du rituel.
Mais il a anticipé d'innombrables débats
sur la désacralisation des arts, sur les “allographiques”,
ou sur le statut social et artistique de l'image photographique. »
(p.41-42).
Rochlitz est un philosophe qui s'intéresse
à l'art et pas spécialement au cinéma.
Pour lui, il y a un certain retour à l'individualisme
(il n'est pas le seul à le dire) qui a forcément
changé notre rapport à l'art, et notre rapport
au cinéma.
Le développement des techniques
permet de voir les images mobiles chez soi. La télévision
a permis ce phénomène mais le désir était
latent, depuis longtemps(1).
En abordant le cinéma en premier
lieu, d'un point de vue anthropologique, comme nous le faisons
dans “Ouvrir le cinéma”, cela nous amène
à côtoyer des points de vue et des pensées
qui le “regarde” sur un plan historique (Rochlitz),
sur un plan historique et psychique (Legendre) et peuvent
nous aider à dédramatiser des débats
actuels qui ne sont pas forcément bien engagés.
Je pense précisément à la polémique,
déjà ancienne, sur le film qui doit être
seulement vu dans une salle de cinéma, mais qui a été
réactivée par la décision de l'actuel
ministre de l'éducation nationale de doter les établissements
scolaires d'une médiathèque de DVD et de caméras
numériques.
Je laisse le dernier mot — temporairement
— à Fritz Lang …
«On ne peut nier les faits.
C'est la même chose que si l'on me demandait: “Ne
regrettez-vous pas que, à la suite de l'invention de
la machine à écrire, les gens aient oublié
l'art de la calligraphie?” La télévision
réduit le temps que l'on peut consacrer à la
lecture de livres; on ne peut pas le regretter, on ne peut
que s'adapter à cette nouvelle situation. On regrette
toujours quelque chose quand l'on a créé quelque
chose que l'on espère voir durer éternellement;
mais il n'y a rien d'éternel. Tout avance encore et
encore.” (Fritz Lang, Fritz Lang vous parle,
Cinéma 62, n° 70, 11/1962, p.72-73)
P.S. mais en tout cas, il nous engage à revoir nos points de vue
quant à la question de la transmission.
(1)
Les progrès formidables réalisés ces
dernières années par la T.S.F. laissent aussi
entrevoir que le cinéma arrivera à s'installer
dans chaque maison comme un poste de T.S.F. et, à
ce moment-là, il faudra plus que jamais qu'une Edition
française soit à la hauteur de sa tâche,
car alors le cinéma sera aussi indispensable à
tout individu, qu'est à l'heure actuelle, son journal.
Et cela ne nuira certainement pas aux grands cinémas
où le public viendra assister à des projections
impeccables accompagnées d'un excellent orchestre.
(Louis Aubert, producteur, éditeur, L'Edition
sauvera la Production,extrait d'un interview accordé
au journal technique La Journée Industrielle, —La
Cinématographie française, n° 360, 26
septembre 1925, p. 8)
“Vous
voulez savoir, [ me demande-t-il ] , comment je
vois un cinéma dans le proche avenir? Ce sera une
vaste arène, ronde comme un cirque. Au centre est
une scène;
sur cette scène, on voit des acteurs en train de
jouer leurs rôles. Mais, ces acteurs ne sont pas
en chair et en os: ce sont des ombres solides. La solution
technique de ce problème est dans la lumière
réfractée et les gazes légères
tendues sur la scène. C'est d'ailleurs à cause
de cela que je ne crois pas possible la projection
de films
à trois dimensions sur nos écrans actuels:
les ombres solides seront la solution de ce problème.
Naturellement, après cela, la première chose
qui viendra sera la télévision. Un film,
une pièce, pourront être vus et entendus
aux quatre coins de la terre simultanément. Puis
viendront les reportages en télévision
et chacun pourra assister chez soi, avec des places aux
premières
loges, à un couronnement ou une révolution
Le cinéma n'est que dans son enfance, ne l'oubliez
pas. (Clarence Brown, cinéaste, in Les princes
du studio. Clarence Brown, l'homme de La chair
et la Diable, d'Anna Karénine, d'Impétueuses
Jeunesse, par G.L. George, Cinémonde, n° 401,
25 juin 1936, p. 463)
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