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Ce carnet fait référence à des positions, à des pensées, que l'on peut retrouver sur le site. Notamment la rubrique Constellation pour l'usage de certains concepts. Il avance aussi en « voyant », en devinant, pour découvrir d'autres territoires…
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Ce matin, je lis : « Dans ce qui suit nous questionnons au sujet de la technique ». C'est la première phrase du texte de Heidegger «La question de la technique» de 1953 (Essais et Conférences, Gallimard, Tel, p.9.)
Pour parler de mon travail je fais un grand usage de ce verbe questionner. Je dis souvent que je questionne le cinéma en faisant des images. Mais questionner quelque chose et questionner au sujet de quelque chose, cela n'est pas la même chose!
Questionner au sujet de l'image cinématographique.
De transitif, le verbe devient intransitif. Comme si il y avait une place pour un tiers entre moi qui questionne et l'image.
L'image ne serait plus sommée de répondre. Répondre quoi? D'abord être là, dans la manifestation de sa présence.
>>> J'ai l'impression que mon film L'instant fatal (1985) va reprendre du service. Après m'avoir permis de lire — donc de commencer à comprendre — Bergson/Deleuze, Lévinas, il va se poser en intrus dans le face à face avec mes lectures actuelles (Jean Beaufret, Heidegger). La fonction interprétante de l'image ?
Hier soir, j'ai regardé sur la RAI 3 le documentaire réalisé par Gianni Mina lors du tournage de Diarios de motocicleta de Walter Salles. On y entend, et le compagnon du Che y fait allusion, la chanson chilienne Gracias a la vida (… « que mi ha dado tanto »). C'est une chanson que j'adore et que j'ai fredonné souvent aujourd'hui. Mais je repense à Jean Oury et à son autre leitmotiv : on « chosifie » trop. Qu'est-ce que ça veut dire remercier la vie qui nous a tant donné ? Comme si je pouvais la déposer sur le rebord de ma fenêtre ou sous la lumière de ma lampe de chevet. Je sais bien que c'est la langue qui est comme ça, mais ça vaut peut-être le coup d'être attentif à ce qu'elle transporte.
La semaine dernière je suis allée au Havre où se tiennent actuellement les 7èmes rencontres internationales cinéma et enfance.
Au cours d'une table-ronde, Jean-Pierre Daniel (directeur de l'Alhambra-ciné-Marseille), nous rapporte un moment fort d'un séjour d'initiation au cinéma sur l'ile de Porquerolles avec des enfants de Marseille. Le groupe part dans la nature à la rencontre de ce qui va déclencher des envies de filmer. Une petite fille revient avec un bâton pas bien grand et dit à Jean-Pierre que c'est un crocodile. Jean-Pierre lui répond qu'il ne « voit » pas, lui, le crocodile dans le bâton en question. La gamine passera les 5 jours du séjour sur l'île à sculpter son bâton, creuser un trou, y apporter de l'eau, pour chercher à faire que son bâton devienne un crocodile "en cinéma". Grâce à un logiciel mis au point à l'Alhambra, elle ajoutera huit sons pour réussir à reproduire le son d'un marigot.
En lui faisant remarquer qu'il ne voit pas le crocodile dans le bâton, Jean-Pierre oriente la petite fille vers la notion de représentation au sens d' imitation, reproduction et la notion de ressemblance par l'aspect.
Ces deux notions sont très souvent associées dans notre culture occidentale, au point de faire de l'ombre à un autre aspect de la représentation: celui de délégation (être à la place de). Comment sortir du premier mouvement (la représentation-imitation-modèle) pour laisser apparaître le second ?
Jean-Pierre ne nous a certainement pas raconté toute l'histoire du crocodile. Mais peut-être (et heureusement) ne la connaît-il pas lui même: quelle place le bâton et l'image du bâton-crocodile occupent-ils pour la petite fille? C'est son affaire. Quand elle ne regardera plus l'image mais que l'image la regardera.
Reprendre le fil à partir de ce qui a déjà été fait à Olc : Olc14-traverse1,
« À l’état naissant »
C’est une citation d’Henri Maldiney dans Etre crâne de Georges Didi-Huberman (Minuit) qui me fait revenir à ma pratique de création d’images et à ma pratique pédagogique. Comme si je pouvais entrevoir leur racine commune.
« Les aîtres de la langue sont, en deçà de son état construit, les demeures de la pensée non encore thématisées en signes mais dont la lucidité puissancielle, instante à tous les signes, fonde, avant tout savoir, la possibilité même du signifier. (…) Seuls les poètes habitent encore les aîtres de la langue, qui sont le fond sur lequel ils bâtissent la langue à chaque fois singulière d’un poème. (…) La question des rapports entre langue et pensée ne peut être posée authentiquement qu’à ce niveau radical, où elles s’articulent intérieurement l’une à l’autre à l’état naissant. » (Aîtres de la langue et demeures de la pensée, L’Âge d’homme, 1975, p.VII-IX)
Me revient en mémoire le « Il faut déjà être là pour être dans le pathique » de Jean Oury (cf. Constellation), phrase toujours énigmatique : pour que quelque chose soit possible il faut des conditions de possibilité (je dois tenir ça encore de J.O. même si je déforme). Pour moi, déclencher la caméra, puis la stopper, c’est, à chaque fois chercher à voir, à comprendre les conditions de possibilité du cinéma. « Incarner la question », comme dit GDH, à propos du travail artistique. C’est pour cela que la durée des mes « vues » s’est allongée de plus en plus.
Lorsque je conçois un nouvel atelier d’initiation à l’image cinématographique, je cherche à créer des conditions de possibilité qui vont permettre aux élèves de découvrir les conditions de possibilité du cinéma. Je dois, à la fois, d’une manière non séparée, penser à des questions de méthode pédagogique (créer des conditions de possibilité) et penser à faire apparaître, « à l’état naissant », ce qui doit déjà être là pour que le cinéma puisse advenir.
Ainsi, le dispositif de l’atelier « Au commencement était l’image » met en contact les élèves avec notamment les questions d’espace, de durée, de sens. Quand un élève de CM1 affirme par exemple que ce n’est pas parce que « ça change tout le temps », que « ça ne se suit pas » (son mode personnel de pointer un montage non linéaire, sans histoire, à l'opposé d'un « film de Louis de Funès ») que ça n’a pas de sens (et pourtant, il y a bien du récit), cela peut éveiller en lui une dynamique, un mouvement de penser qui lui fera peut-être comprendre (bien différemment d'une leçon qui lui expliquerait) d'une manière non didactique et pourtant abstraite, raisonnante, un élément fondamental pour la suite de sa découverte du cinéma. Nous sommes dans le complexe et non le compliqué (cf. Le sens du précaire de Pierre Laffitte). Il faudra aussi reprendre le fil déjà tiré par Olc de la différence entre expliquer et comprendre, plus que jamais d'actualité à l'heure des grands débats dans le milieu de la recherche et des conflits méthodologiques entre sciences exactes et sciences de l'homme.
J'ai passé l'après-midi à la Bibliothèque nationale de France. J'ai commencé à découvrir le «Cahier» de Georges Braque.
Ce soir, je me suis préparée une pizza aux aubergines. Je crois que, définitivement, je possède les règles pour réussir une pizza dans une gazinière parisienne. Il ne s'agit pas de reproduire le plaisir que peut me procurer une napoletana ou une romana, mais, avec ma farine de chez Champion, mon eau de Paris 18 et ma gazinière un peu ancienne, à quelle pizza je peux arriver. Cela peut étonner certains mais cela me fait penser à Jean Oury, à Aristote, à Jean Beaufret. Ma pizza ne ressemble pas aux pizzas que j'ai dégusté à Piazza Fiume ou à Campo dei fiori, à Roma (je ne suis jamais allée à Napoli!), il ne s'agit pas d'imiter mais de faire avec le contexte. En tout cas, pour une pizza parisienne, elle est stupenda !. Tenir compte des « entours », comme dit Jean Oury.
En dégustant ma pizza, je regarde une émission sur le dopage qui passe sur Arte. Je pense subitement à Henry Maldiney mais, aussitôt pensé, aussitôt oublié. Je me dis que ça reviendra. Je repense à Nicole (Olc2003-04) qui reproche aux textes que j'écris pour Olc d'élaborer de multiples montages à partir de mêmes textes, ce qui l'empêche de s'y retrouver (Olc23-traverse). M'y retrouver dans tout ce que je lis et dans les montages que j'élabore sans le vouloir me semble le lot de toute vie. Je ne comprends pas le reproche de Nicole. Il faudra y revenir.
La vie est une « unité de contrastes », une formule que j'emprunte à Jean Beaufret qui m'a accompagné, grâce à ses écrits, pendant tout le mois de juillet. Je vis, je lis, je filme quand c'est possible (pas pendant ce mois puisque j'ai un bras dans le plâtre). Je ne fais pas de différence entre vivre et travailler. Il faut que je retrouve la petite phrase de Deleuze sur la séparation de l'amour et du travail.
Hier soir, dans l'article du Monde intitulé “Comment art et regard interfèrent”, à propos d'un forum tenu à Lille “Regards et visions”, je lis entre autre :
« Le cerveau analyse toujours les perceptions visuelles en termes d'action ». L'auteur de ces propos est présenté “spécialiste de la physiologie de la perception et de l'action”. Le journaliste souligne que “Reprenant la formule de Merleau-Ponty - 'La vision est palpation par le regard' - il (cad le scientifique) souligne qu' 'on ne regarde pas une œuvre d'art avec l'œil mais avec le cerveau'. Un peu plus loin:“Or, cette interprétation active, du monde en général et de l'œuvre d'art en particulier … […] Voilà qui peut contribuer à expliquer […]”.
Cela me fait comprendre les malentendus qui peuvent survenir lorsque pour présenter mes orientations je fais allusion à la phénoménologie et je cite quelques fragments de Merleau-Ponty.
Comment la phénoménologie de la perception peut être tirée uniquement du côté de l'action, et même des sciences cognitives.
Comment, à Olc, dans cette quête de pensées et d'auteurs, nous avons fait le pas, grâce à Maldiney notamment, du percevoir ('phénoménologie de la perception') vers le sentir, attentifs, dans la perception, à la présence plus qu'à l'action.
Combien est importante la différence entre comprendre et expliquer.
Hier, dans une vieille revue de cinéma, je tombe sur un texte de Louis Aragon intitulé “du décor”. C'est Louis Delluc qui présente ce texte. Il finit ainsi son chapeau :« J'offre précieusement les pages de Louis Aragon à nos lecteurs d'aujourd'hui. Et je les offre encore plus à ceux de plus tard qui auront la curiosité — après notre révolution — de feuilleter Le Film du mois de septembre 1918. »
Du texte d'Aragon, je retiens une phrase: « Les enfants, poètes sans être artistes. » Je n'aurais pas entendu cette phrase de la même façon il y a un ou deux ans. Depuis, j'ai trouvé un fil pour entendre autrement poïesis.
« L'homme habite en poète », c'est pareil. Je vais aller faire une visite au texte de Heidegger.
Où, d'une façon générale, l'homme prend-il cette prétention d'arriver jusqu'à l'être d'une chose ? L'homme peut la prendre seulement là où il la reçoit. Il la reçoit de la parole que le langage lui adresse. A vrai dire, il la reçoit seulement quand il dirige déjà son attention sur l'être propre du langage et aussi longtemps qu'il le fait. Cependant, à la fois effrénés et habiles, paroles, écrits, propos radiodiffusés, mènent une danse folle autour de la terre. L'homme se comporte comme s'il était le créateur et le maître du langage, alors que c'est celui-ci au contraire qui est et demeure son souverain. Quand ce rapport de souveraineté se renverse, d'étranges machinations viennent à l'esprit de l'homme. Le langage devient un moyen d'expression. En tant qu'expression, le langage peut tomber au niveau d'un simple moyen de pression. Il est bon que même dans une pareille utilisation du langage, on soigne encore son parler ; mais ce soin, à lui seul, ne nous aidera jamais à remédier au renversement du vrai rapport de souveraineté entre le langage et l'homme. Car, au sens propre des termes, c'est le langage qui parle. L'homme parle seulement pour autant qu'il répond au langage en écoutant ce qu'il dit. Parmi tous les appels que nous autres hommes pouvons contribuer à faire parler, celui du langage est le plus élevé et il est partout le premier. Le langage nous fait signe et c'est lui qui, le premier et le dernier, conduit ainsi vers nous l'être d'une chose. Ceci toutefois ne veut jamais dire que, dans n'importe quelle signification de mot prise au petit bonheur, le langage nous livre l'être transparent de la chose, et cela d'un façon directe et définitive, comme on livre un objet prêt à l'usage. Mais la correspondance, dans laquelle l'homme écoute vraiment l'appel du langage, est ce dire qui parle dans l'élément de la poésie. Plus l'œuvre d'un poète est poétique, et plus son dire est libre: plus ouvert à l'imprévu, plus prêt à l'accepter. Plus purement aussi il livre ce qu'il dit au jugement de l'attention toujours plus assidue à l'écouter, plus grande enfin est la distance entre ce qu'il dit et la simple assertion, dont on discute seulement pour savoir si elle est exacte ou inexacte.
…l'homme habite en poète…
dit le poète.
Martin Heidegger, “…L'homme habite en poète…”, in Essais et conférences, Gallimard, “Tel”,p.227-228. (conférence du 6 octobre 1951).
Ce matin dans Libé la critique d'un livre de Jean-Louis Chrétien, Promesses furtives, chez Minuit. Je trouve les premières pages sur le site de l'éditeur.
La première de toutes ces promesses, ou plus rigoureusement l'origine qui est, de toutes, la condition de possibilité qui est la parole elle-même, méditée dans le chapitre II. Celui-ci approfondit la requête que le Logos fait de notre être. Que notre parole humaine réponde à l'appel (ici plus précisément pensé comme promesse) de la Parole, signifie que l'homme est pensé à partir de la Parole, et non pas l'inverse. Notre entretien mutuel n'est en effet possible que parce que le Logos, en se promettant à nous, fait qu'il puisse y avoir quelque chose comme un « nous ». Tout homme parlant tient comme il peut une promesse qui l'a promis, et qu'il ne peut tenir qu'en promettant avec acharnement. La pensée que Platon et Heidegger livrent du pouvoir de la Parole, pouvoir qu'ils ne savent que de ne cesser d'en écouter le bruissement…
En recopiant ces lignes, j'ai, présents à l'esprit, le parlêtre de Lacan, la voix de Jean Oury au cours de son séminaire nous rachâchant sans cesse la distinction entre langage, langue et parole, entre le dire et le dit.
Tout ça pour essayer de pouvoir lire en poète le texte de Penone. Pour entendre la parole de Essere fiume. Et pour plus tard: comment entendre la parole de l'image ?
« Quand je trottine mon cœur moyennement »
Cette phrase me ramène sur terre.
Quand je la lis — il ne me suffit pas d'y penser, il me faut être avec elle, devant elle, au moment, dans l'instant de la lecture : être en sa présence — quand je la lis donc, je me retrouve dans le ici et maintenant, je quitte cette sorte de rêverie qui m'envahit très souvent quand je cherche à m'y retrouver dans le puzzle de mes pensées.
Devant cette phrase, en un éclair, j'entends à nouveau les sons, j'occupe ma place dans l'espace où j'existe. Je ne comprends pas sa signification, mais la phrase fait sens, au sens où elle n'est pas un simple assemblage de mots repérables dans un dictionnaire, mais qu'elle me dit quelque chose même si je ne peux pas dire ce dit. Sentiment que cela ne concerne pas ce qui est dit mais le fait que c'est dit.
Cette phrase a donc été écrite par une élève de CM1 se trouvant elle-même devant des images mouvantes quelque peu déconcertantes pour elle.
Devant elle, deux solutions s'offrent à moi :
1/ La plus spontanée, compte-tenu de notre tradition culturelle : qu'est-ce que ça veut dire ? Trouver sa signification et l'expliquer.
2/La seconde : qu'en est-il de cette phrase ? Je ne vais plus la considérer, isolée, indépendante, coupée de notre relation. C'est plutôt l'événement de notre rencontre que je vais questionner.
Comment nommer ce travail qui ne prend pas le chemin de la signification ?
« Les enfants, poètes sans être artistes. »
Je voudrais retrouver une petite phrase de Jean Beaufret commentant certainement un texte de Heidegger où il est question du temple sur la colline. Je ne sais plus où je l'ai lue. J'en ai absolument besoin ! J'entreprends donc de relire les quatre livres de JB que j'ai à la maison, en commençant par le tome 1 de Dialogue avec Heidegger.
Mais dès l'avant-propos, qui est une lettre adressée à Heidegger, je m'arrête sur ce passage :
Je me souviens aussi qu'un jour, devant une traduction allemande de Baudelaire dont vous me demandiez ce que j'en pensais, je vous répondis : « Tout est très exact et sans doute très bon, il n'y manque qu'une chose : le rapport à la langue française ». Car c'est de vous que nous l'avons appris: une langue n'est pas un système de signes, elle est rapport au monde. Non par l'interposition entre les choses et nous d'un monde de la langue, comme le voudrait Humboldt, mais par l'ouverture du monde lui-même, tel qu'à son tour il ouvre chaque chose, disait Baudelaire, “à l'éclatante vérité de son harmonie native”. C'est ainsi que le même monde et les mêmes choses, à l'appel d'une langue ou d'une autre, paraissent nativement, mêmes et autres à la fois, ce rapport du même et de l'autre excluant aussi bien la réduction à l'identique que la nomenclature des différences, en faveur d'un plus haut secret de la mondialité du monde et de la choséité de la chose. (p.12)
Le temple et la colline, ce sera pour plus tard.
Pour rencontrer ce que je cherche mais que je ne sais pas nommer je me fie à l'inattendu : ne pas travailler la langue comme système de signes mais comme rapport au monde, c'est peut-être une piste. Ça n'empêche pas qu'elle demeure un système de signes mais c'est un autre chemin que me laisse entrevoir Beaufret.
Depuis un certain temps je suis à la recherche de la version italienne de Essere fiume (le texte) que je ne connais que par l'intermédiaire de la traduction française. Tantôt, c'est traduit Être fleuve, tantôt Être rivière. Nous en avons parlé samedi dernier, lors d'un déjeuner qui a réuni quelques anciennes Olciennes : Paola l'italienne, ne fait pas la différence entre fleuve et rivière. Muriel, qui n'a pas oublié ses leçons de géographie de l'école primaire Freinet, rappelle qu'on nomme fleuve, un cours d'eau se jetant dans la mer et rivière, celui qui se jette dans un fleuve. Oui, je crois que là est la différence (mais le Petit Robert consulté est moins précis).
Passer de fiume à fleuve, c'est la fluidité de l'eau que je reconnais, au-delà des langues, alors que de fiume à rivière, ce sont les cailloux, par le jeu des deux r dont j'entends le choc.
Ouvrir le mot, les agencements de mots, un bout de texte, pour y découvrir un sens et non pas immédiatement sa (leur) signification. Se laisser porter par le courant des mots. Cela entraîne une autre lecture, une autre écriture, il me semble. En continuant la lecture de Beaufret, justement, je crois entrevoir, que mon plaisir à lire un livre si dense vient que la pensée et l'écriture ne cherchent pas à aller droit au but (la signification) mais répondent à l'appel de la langue.
C'est en partie la même chose devant l'écriture de Georges Didi-Huberman. Je suis toujours étonnée lorsque je rencontre quelqu'un la jugeant difficile (j'ai même entendu dire qu'il écrivait mal) alors qu'il me semble, pour ma part, y découvrir un autre rapport à la connaissance. Et ce que j'attends, ce que que je cherche sans pouvoir le nommer, serait de ce côté-là.
En parallèle au travail à partir des quatres textes (Penone, Beaufret, Laffitte, Menger) sur le sens et le mouvement, je voudrais essayer d'écrire avec mes films (à commencer, avec Controtempo). Non pas sur (je crois qu'il est là le registre de la signification), mais avec (un domaine où il n'y aurait plus à se poser la question de la préseance entre l'image et le langage, comme l'a rappelé Didi-Huberman dans sa conférence au Centre Georges Pompidou en juillet dernier).
Pouvoir (oser se permettre) écrire avec les images, pouvoir (oser se permettre) faire encore des images, cela demande de travailler les mots et avec eux le langage, la langue, la parole.
L'être humain parle. Nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu'écouter ou lire ; nous parlons même si, n'écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d'une manière ou d'une autre. Nous parlons parce que parler nous est naturel. Cela ne provient pas d'une volonté de parler qui serait antérieure à la parole. On dit que l'homme possède la parole par nature. L'enseignement traditionnel veut que l'homme soit, à la différence de la plante et de la bête, le vivant capable de parole. Cette affirmation ne signifie pas seulement qu'à côté d'autres facultés, l'homme possède aussi celle de parler. Elle veut dire que c'est bien la parole qui rend l'homme capable d'être le vivant qu'il est en tant qu'homme. L'homme est homme en tant qu'il est celui qui parle.
Martin Heidegger,“La parole” (1950), in Acheminement vers la parole, Gallimard, “Tel”, p. 13.
Une conversation avec un ami sur la manière qui serait à trouver pour élaborer une formation consacrée à la lumière au cinéma, fait resurgir dans le présent tout le travail amorcé en compagnie des deux dernières équipes d'Olc à partir des œuvres de James Turrell et du livre que Georges Didi-Huberman leur a consacré, L'Homme qui marchait dans la couleur. (cf. appels à candidatures)
Au paradoxe lancé par Didi-Huberman, je n'avais trouvé que la solution du monochrome.
Dans le groupe, en déplaçant le problème, versant lumière/ombre sur le versant lumière/absence, nous étions obligés de penser la lumière autrement que d'un point de vue physique qui peut se traduire ainsi : comment éclairer un objet pour bien, mieux, ou simplement le voir ? Ainsi posée, la question nous entraîne vers une signification de la lumière : qu'est-ce que ça signifie d'éclairer tel objet de telle ou telle façon ?
Je m'aperçois brusquement d'une chose, qui est peut-être une évidence pour tout le monde mais que je ne voyais pas et dont je prend conscience à partir de mes lectures, autour de la techne — l'objet de la techne est un objet possible, pas encore là, que ce soit une sculpture de Donatello ou une chaussure, et autour de la poIesis, traduite non pas comme « faire » (traduction romaine) mais comme « laisser apparaître » (le sens originaire grec)(cf.Constellation)
Ainsi, une autre attitude serait possible pour questionner la lumière : face à une cafetière, à un corps, à un paysage, à un objet quelconque, on pourrait chercher à le laisser apparaître, à le dévoiler et non chercher à le montrer.
Entre « laisser apparaître » et « montrer » on inverse le sens du mouvement (je suis sensible à l'appel de ce dont je suis en présence au lieu de privilégier mon acte qui vise l'objet en ma présence). C'est peut-être cette subtilité qui fait la différence entre les chef-opérateurs. Il n'est plus seulement question de « savoir faire », de maîtriser la technique (entendue ici dans son sens moderne) et de savoir comment placer ses projecteurs, en cas de travail en lumière artificielle.
Car dans cette subtilité, la question peut devenir : comment laisser apparaître la lumière à partir d'un objet, d'un corps et non comment mettre en valeur cet objet par la lumière ? J'imagine que certains chefs-opérateurs souriraient à ma remarque car ils pourraient rétorquer que c'est exactement ce qu'ils font sans être passés par la philosophie. Oui, c'est sûr.
Je repense à la petite phrase de Godard « Les éclairages qui fusillent la lumière » (Trafic, n°1), mais surtout à sa façon (dans les années 80 principalement), en jouant avec les mots, de nous inciter à réfléchir sur l'impression (de la pellicule par la lumière) qui doit venir avant l'expression.
«Les enfants, poètes sans être artistes». Je reviens à Aragon. Pour être artiste, il faut d'abord être poète.
Sur le versant pédagogique, puisque « l'art » a été introduit à l'école, est-ce que cela a un sens, en l'occurence sur la question de lumière, d'apprendre aux élèves à bien placer leurs quatre mandarines si auparavant ou en même temps il n'y a pas eu un « éveil » à d'autres types de questions ?
Cet éveil ne passe pas par la transmission : ce n'est pas la peine de leur faire un cours, de quelque discipline que ce soit. Il faut trouver, imaginer, inventer des dispositifs qui ne relèvent plus de l'action, de l'efficacité, mais de la présence. Cela demande un certain travail critique, de la part du formateur, sur notre tradition culturelle, que ce soit en matière de rapport à la connaissance, que ce soit en matière d' « art ».
Il est peut-être prématuré d'écrire ça et pourtant je le fais de crainte d'oublier.
Au fond du fond, qu'est-ce qui me travaille au point d'entreprendre tous ces détours par des pensées pouvant paraître si loin du cinéma?
— « Penser l'image » appelle « penser la parole ». L'image ne va pas sans la parole.
— La notion d'expérience (à la fois essai et vécu) est dénaturée, amputée (je ne trouve pas le mot pour dire) lorsqu'on la pense à partir d'un monde régit, soumis à une pensée, une philosophie de l'action (et c'est le nôtre, majoritairement). Elle ne se déploie dans toute sa merveille qu'à partir d'une pensée, d'une philosophie de la présence, de l'existence.
Cette remarque est peut-être celle qui me conduit dans mes questionnements sur la manière d'introduire la pratique au sein d'une situation pédagogique. Dans mon dossier sur les ateliers “Lumière-Méliès” en 1995, j'avais écris plus ou moins que ce n'est pas parce qu'on donne une caméra à un enfant qu'il va faire une expérience de cinéma.
Alors, ces deux points, disons que je les considère comme deux hypothèses abductives. On verra combien de temps elles vont durer. Je les abandonnerai si elles ne me permettent plus d'avancer.
« C'est le temple qui fait resplendir le paysage »
Je trouve enfin l'expression de Jean Beaufret que je cherchais depuis un mois [Jean Beaufret, Leçons de philosophie 1, Edition établie par Philippe Fouillaron, Seuil, Traces écrites, 1998, p. 139.]
Ces quelques mots, mis entre des parenthèses dans le texte, sont pris dans un cheminement de penser où le professeur de philo (il s'agit d'un cours professé en 1959 dans la classe de première supérieure du lycée Condorcet à Paris) va porter ses élèves et ses lecteurs d'aujourd'hui vers la compréhension d'un autre type d'altérité que la simple altérité de l'agent et du patient, mettant toujours en relation celui qui agit et celui qui subit, qui est affecté par l'action de l'agent.
On pourrait penser notre relation aux choses, au monde, aux êtres, selon un autre type de mouvement, de sens, que celui de la cause vers l'effet. Au hasard des rencontres avec tout ce qui « est », par exemple quand le marbre rencontre la lumière du soleil ou le ruissellement de la pluie, cela va mettre en évidence, une « tendance », un « désir » de la matière-marbre qui va laisser l'être apparaître. « …étant blancheur, il ne “demande” aussi qu'à briller sous le soleil, ou, étant dureté, il ne “demande” enfin qu'à s'opposer à la pénétration de la pluie. » C'est par nature, phusei que le marbre se révèle dans sa blancheur ou sa dureté.
Il n'en est pas de même lorsqu'il devient statue. « Le devenir-statue du marbre suppose une autre origine, il suppose une mise en mouvement extérieure à la phusis.
De même, la mer peut être phusei […] “ce rire innombrable des vagues” que nomme Prométhée dès qu'il ouvre la bouche. Elle peut aussi être la “mer grisonnante” de Sophocle, démontée par la tempête de l'hiver. Mais ce n'est pas phusei qu'elle offre une route aux navires qu'elle porte et qui la traversent.[…] Avoir origine non pas en soi-même, mais en quelque chose d'autre suppose une altérité plus essentielle que la simple altérité de l'agent et du patient. » [Beaufret, p. 139-140]
Cette dernière phrase résonne fortement en écho avec d'autres phrases lues chez Lacan, Freud ou Oury. Comme celle-ci, par exemple : « Mais, si la vérité du sujet, même quand il est en position de maître, n'est pas en lui-même, mais, comme l'analyse le démontre, dans un objet, de nature voilé — le faire surgir, cet objet, c'est proprement… » [Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse [1964], Seuil, Points Essais, 1990, p.13-14.]. Pour l'instant, je ne sais pas ce que je peux faire de ce rapprochement. On verra bien.
Quand le marbre se révèle blancheur, c'est par nature, phusei. Quand il se révèle statue, le mouvement d'origine est extérieur à son être, dans la techne du sculpteur.
« L'œuvre d'art n'est pas l'imposition d'une forme à une matière inerte, mais plutôt l'éclosion corrélative d'un monde [techne] et d'une terre [phusis]; le temple n'est en lui-même que sur sa terre qui sans lui ne serait qu'un morceau de planète. La Grèce sans le temple serait, dit Focillon, un “lumineux désert”, et non la manifestation proprement “poétique” de ce qu'elle est au plus profond d'elle-même.
Le rapport de la techne et de la phusis ne s'avère en effet qu'au plus intime d'une poïesis — d'une “poétique” originelle. Pour les Grecs en effet, si poïesis s'oppose à phusis, ce n'est qu'à l'intérieur d'une mimesis, d'une unité ou d'une affinité plus essentielle. En d'autres termes, c'est la phusis qui est elle-même et de fond en comble poïesis. Ici ce n'est pas à phusis que poïesis s'oppose, mais à pathesis. Ou plutôt, poïesis forme unité avec la pathesis elle-même.[…] Telle est la poésie physique du marbre et de la mer, capables l'un et l'autre, d'une poésie toute différente, celle du marbre comme escalier monumental ou statue de marbre, celle de la mer comme route maritime. Ce n'est plus leur poésie physique, mais leur poésie technique. Sans doute une telle “poésie” est-elle rigoureusement parlant, plutôt celle du soleil, du vent et du navigateur. […] Le marbre et le soleil s'allient étroitement dans la “poésie” originelle du marbre ensoleillé.
Au contraire, dans la perspective moderne qui sera la perspective de la “causalité”, tous ces rapport qui sont l'être même du monde grec se trouvent brutalement simplifiés. » [Beaufret, p. 143-144]
Je me sens profondément
en accord avec cette pensée dans ma façon de vivre la relation à ce qui m'entoure lorsque je filme. C'est à partir de cette «poésie»-là que j'ai envie d'aborder la question du sens et du mouvement. Que j'ai également envie d'approcher le texte de Penone (lorsque j'aurai trouvé sa version italienne). Et que je pourrais peut-être commencer à écrire, non pas sur, mais avec [en relation] mes films. A commencer par Controtempo.
Rapprocher deux textes, deux auteurs, pour comprendre davantage ce qu'il en retourne lorsqu'on abandonne la notion romaine d'action pour se rapprocher de la poétique grecque.
« […] de loin en loin, par un accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la vie [active]. La nature a oublié d'attacher leur faculté de percevoir à leur faculté d'agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d'agir; ils perçoivent pour percevoir, — pour rien, pour le plaisir. […] C'est donc bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents arts; et c'est parce que l'artiste songe moins à utiliser sa perception qu'il perçoit un plus grand nombre de choses.»
Henri Bergson, « La perception du changement », La Pensée et le mouvant, p.1373, cité par Georges Didi-Huberman, « La danse de toute chose », Mouvements de l'air, Etienne-Jules Marey, photographe des fluides, (avec Laurent Mannoni), Gallimard, Art et artistes, 2004, p. 272.
« Si l'on traduit poïen par faire, lui-même interprété comme l'action d'une cause efficiente, alors, répétons-le, le grec parle le latin et tout est dit. La question reste cependant de savoir si tel est le secret de l'œuvre. Il est bien naturel d'employer le mot faire sans trop penser à ce qu'il dit et jusqu'à dire de Mallarmé que son affaire à lui est de faire des
poèmes. […] À vrai dire Mallarmé ne fait rien
du tout, mais il est poétiquement en rapport avec la langue qu'il parle. C'est de ce rapport à la langue que le poème enfin lui devient parole, la parole étant là pour nous ouvrir accès à ce que la langue ordinaire ne cesse de nommer sans le faire paraître. […] La poésie nous dit de son côté un autre poète, tout son sens est de “donner à voir”. Éluard et Mallarmé parlent ici comme Aristote. Par son rapport à la langue, nous enseigne Aristote, le poète éveille en elle une aptitude secrète à dire, le mot signifiant montrer, ce dont jamais elle ne fut distante, mais qu'elle dit quand elle devient par exemple un poème de Mallarmé, ce devenir étant à son tour un acheminement qui relève du même secret que l'acheminement du bois jusqu'au meuble. Être l'homme d'un tel secret, c'est là être poète — là où un autre souvent plus prisé n'est jamais qu'un faiseur […] »
Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger,, Minuit, 1973, 1987, p.125-126.
Poète avant d'être artiste…
Un petit garçon devenu homme me raconte comment sa peur enfantine du noir s'est trouvée ré-actualisée lorqu'il dut faire avec la solitude, le temps d'une nuit, dans une immense bergerie isolée sur un mont du Cantal en l'absence des propriétaires-amis (et même du chien des propriétaires-amis). Le propriétaire-ami lui raconte à cette occasion comment, lui-même enfant, il a fait face, regardé sa propre peur de la nuit et du noir. Il s'est assis sur une pierre isolée (c'était une nuit corrézienne) et il a attendu en se disant : « J'ai peur de la nuit qui me regarde : eh bien, maintenant c'est moi qui vais regarder la nuit ». Et la nuit est devenue son amie.
Je ne peux pas m'empêcher de penser à la difficulté rencontrée par certaines personnes au cours du travail de groupe d'Olc face à la posture que nous propose une certaine phénoménologie qui serait d'inverser le sens du regard : c'est la montagne qui me regarde (Cézanne, Maldiney) ; c'est l'image qui me regarde (Didi-Huberman).
Le regard, comme force pour éloigner ce qui nous mettrait en danger.
La nuit ennemie, le monde ennemi. La relation, comme rapport de force.
J'écoute Gil Evans (The Individualism of Gil Evans). J'ai rassemblé tous les récents mini-post it sur lesquels j'écris — à peine éveillée ou presque endormie — les mots, les phrases, nées du sommeil, du rêve ou de la rêverie. Je leur fais confiance. Ils sont comme des francs-tireurs ou des avant-coureurs de ce qui me travaille. Cette façon de faire est banale, courante, pour moi. Quand les fils associatifs sont un peu trop nombreux, un peu trop noués, mais que pourtant tout semble là, oui, cela m'arrive, de me glisser en plein jour sous les draps, de laisser la conscience s'éloigner, afin que le travail se fasse, non pas malgré moi, mais à un autre niveau.
Flottent puis accostent souvent des affirmations péremptoires ou des questionnements absurdes en apparence ou bien trop logiques. Il faudra ensuite, les yeux grands ouverts, trouver un ordre à ces visions de l'obscur.
Il me semble que Jean Oury a parlé un peu de ça dans son dernier séminaire de décembre à Paris. Je retourne à mes notes et je lis : « reprendre le problème du penser ». Qu'il faudrait « entretenir une machine » (pas une usine mais un être auto-organisateur comme le rappelle Pierre Johann Laffitte) à « articuler toujours quelque chose ». Le sommeil, le rêve, la rêverie participent à cette production machinique.
Alors voici quelques traces de ce penser du jour et de la nuit, poussé sur le terreau des lectures et du travail quotidiens :
C'est du mouvement qu'il faut partir et non de l'arrêt. Le fixe, le stable, n'est qu'un accident du mouvement.
Sans oublier qu'il y a mouvement et mouvement. Il y a le mouvement comme force, qui va pousser, agir sur (actus) et le mouvement comme dynamique, qui va donner à voir, laisser apparaître (energeia). Ce mouvement-là comme rythme, pulsation.
« Mais il ne s'agit pas d'aller plus loin. Nous aimerions seulement tenter d'arriver une fois là même où déjà nous avons séjour. »
Martin Heidegger, Acheminement vers la parole (1959), Gallimard, Tel, 1976, p.14.
Comment se fait-il que pour Controtempo, j'ai eu besoin de commencer dans le blanc et sur un arrêt
J'ai trouvé dans un texte de Michel Balat la différence entre interprétation et traduction. Au tout début de mon carnet en mai 2004 j'avais listé ces termes : représentation, illustration, traduction, interprétation. Je venais d'assister au séminaire d'un chercheur de l'Ehess, historien de l'art (Giovanni Careri) qui recevait un chercheur d'Italie, sémiologue (Omar Calabrese). Careri avait fait allusion dans sa présentation de Calabrese au fait que lui (Careri) préférait le terme d'interprétation à celui de traduction (Calabrese travaille apparemment à partir de ce terme). Donc pour approcher les images, ils employaient deux concepts dont je n'arrivais pas à faire la distinction.
Grâce à Michel Balat, je découvre une très grande différence entre ces deux termes. Reste à savoir comment il peut être fait usage de cette différence dans le travail sur les images. Il y aura la fonction "interprétante" et la fonction de traduction. Par définition, une fonction n'est pas attachée à une personne, mais elle tourne. Comment repérer ces deux fonctions ?
Pour l'instant, revenons à Michel Balat. Il s'appuie sur la Pythie de Delphes pour nous aider à distinguer la traduction de l'interprétation.
La pythie de Delphes était une prêtresse d’Apollon, qui avait comme mission, en dehors de celle de fêter Apollon, de rendre des oracles ; la pythie de Delphes était très célèbre dans l’Antiquité parce qu’elle avait rendu des oracles fameux (en particulier celui sur Crésus). Elle avait son jour de consultation.
Pour recevoir un oracle, que fallait-il faire ? L’oraculant (celui qui postule à recevoir l’oracle) était reçu dans une pièce spéciale qui s’appelait l’Adyton, par ceux qu’on appelait les herméneutes. Ces herméneutes, je les ai baptisés les manticiens. La mantique est l’art du devinement, le manticien est celui qui devine. Donc, l’oraculant arrivait chez le manticien, à qui il disait ce qu’il voulait savoir : la fonction du manticien était alors de lui dire comment il fallait poser la question à la pythie. Le lendemain arrivait le grand moment de la rencontre avec la pythie, assise sur un trépied au-dessus de la faille. L’oraculant posait sa question et, après un moment de recueillement, elle poussait des cris. Bien entendu, l’oraculant ne comprenait rien aux cris, il lui fallait un traducteur. Il retournait donc à l’Adyton, où le manticien traduisait ce qu’avait dit la pythie, généralement sous la forme d’une énigme, un petit poème, deux, trois ou quatre lignes, parfois une ligne, peut-être selon la durée des cris de la pythie.
L’interprète, ce n’est pas le manticien mais l’oraculant, suivant la conduite à laquelle donnait lieu la « traduction » de l’énigme. Lorsque la pythie de Delphes lance à Crésus : « Quand un mulet sera roi des Mèdes, ne rougis pas de fuir, ô Lydien, le long du fleuve Hermus », Crésus crut son royaume indestructible ! Or Cyrus, son vainqueur, était bel est bien un « mulet », fils d’une jument, une princesse mède, et d’un âne, un Perse de condition modeste.
Michel Balat, “Peirce et la clinique”, Revue Protée , Volume 30, numéro 3, hiver 2002, Autour de Peirce : poésie et clinique, p.20. http://www.erudit.org/revue/pr/2002/v30/n3/
Traduire aurait donc des liens avec deviner ?
Être face à une image : c'est une situation complexe comme tout événement de l'existence (Cf. Le sens du précaire de Laffitte) qui ne peut pas, à la différence du “compliqué” se simplifier, s'analyser.
Face à une image : qu'est-ce qui relève du psychologique (de l'imaginaire ?) ? qu'est-ce qui relève du logique ( du symbolique ?) ? (Cf. Deledalle et la distinction qu'il fait entre sémiologie et sémiotique). A quel moment et de quelle façon faire intervenir la fonction « interprétante » et la fonction « manticienne » ?
Il faudrait aller relire certains textes déposés dans Constellation et
relatifs à l'interprétation (Fédida, Moscovici, Foucault), ainsi qu'à la technè : le texte de Vassalli, « la psychanalyse naît de l’esprit même de la technique grecque », où il est question d'usage conjectural de la raison et du possible.
Vivre l'image
J'ai relu mes traverses de quatre séances du groupe : Olc13, Olc14, Olc15, Olc16, écrites entre novembre 2002 et mars 2003. Je leur ai donné un titre à chacune :
Pour écrire ces traverses, sur mon chemin, j'ai rencontré des pensées qui ont fait sens pour moi et qui m'ont préparée à « entendre » un texte de Pierre Fédida, Du primitif, dont je cite quelques lignes dans Mauvaise posture, où j'essaie de faire le récit de mon parcours professionnel. Cet écrit de Fédida, à son tour, me permet de revenir à Didi-Huberman et à sa proposition fondamentale : Être devant une image, c'est être devant le temps. Arrêtons la chaîne et…
… Reprenons :
Ouvrir le cinéma, ce serait donc (entre autre) ça : vivre l'image.
S'en tenir à ce paradoxe, à cette contradiction, d' « habiter la distance », selon l'expression de Rovatti, entre elle et moi, bouleverse des oppositions millénairement établies : entre objet/sujet, intérieur/extérieur, caché/découvert, profondeur/surface. Et même avant/après.
Habiter la distance : Devant l'image, en face de l'image, nous introduit alors à un autre vécu du temps, non « représenté selon une spatialisation d’esprit perspectiviste » comme le dit Fédida, et qui nous fait passer du statut de spectateur à celui de voyant.
Quand l'image se manifeste dans les éclats de la rencontre, qu'elle soit une image de l'autre (je regarde une image) ou une image mienne (je crée une image), en acceptant le paradoxe de la vivre (habiter) en même temps que de la penser (Rovatti, avec Merleau-Ponty, je crois, dit survoler) on peut retrouver la valeur de « la surface de l'apparition » (Fédida, encore). Le détour que nous avons fait depuis, par les Grecs, grâce à Jean Beaufret, me facilite l'accès à ces pages de Fédida qui étaient demeurées longtemps totalement inaccessibles.
La surface de l'apparition : le cinéma est là.
Dans un film très ancien (1985), L'instant fatal, à partir d'un travail sur le visage, c'est de cela dont il est question. J'étais partie d' « ailleurs » et pourtant…
Pense-bête
Pour « habiter la distance », ne pas confondre l'opposition et la contradiction.
Bien faire la différence entre trace et empreinte. Quelque chose s'inscrit dans une matière : on peut en voir l'empreinte. Parfois l'empreinte disparaît : on ne voit plus rien mais la chose est toujours active, efficace. Il en reste une trace, qui va se manifester sous des formes inattendues, incompréhensibles. L'image peut être une trace. Relire le chapitre III, « L'image-symptôme. Fossiles en mouvement et montages de mémoire. » du gros ouvrage de Georges Didi-Huberman, L'Image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2002.
Finalement ce n'est pas L'Image survivante que je suis allée cherchée mais un chapitre de Devant le temps, où Georges Didi-Huberman questionne l'image à partir des écrits de Carl Einstein (1) (2) (3) (4)
Je suis allée vers ce chapitre 3
« L'IMAGE-COMBAT. Inactualité, expérience critique, modernité. » pour y retrouver le passage où je me souvenais avoir lu quelque chose sur la position de voyant, face à l'image. J'y ai trouvé beaucoup plus que ça. Je vais pouvoir faire le lien avec Du primitif de Fédida. J'ai retenu certains passages, en les titrant, pour faciliter les rapprochements avec mes notes précédentes, m'y retrouver et avancer sur le chemin…
Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Minuit, 2000. Extraits du chapitre 3 L'IMAGE-COMBAT, p. 159-232.
L'expérience visuelle
Quelle concrétion temporelle formons-nous lorsque nous sommes engagés dans l’acte du regard, dans l’expérience visuelle ? De quelle concrétion temporelle l’image à ce moment nous fait-elle don ? D’abord d’une très étrange façon de présent : ce n’est pas le présent de la « présence » — si l’on entend par là ce que Derrida a justement mis en question dans la métaphysique classique (1) —, mais le présent de la présentation qui devant nous s’impose plus souverainement que la reconnaissance représentationnelle elle-même (ainsi, devant le Portrait d’Ambroise Vollard de Picasso, n’est-ce pas Ambroise Vollard qui est d’abord « présent », mais un espace pictural si spécifique qu’il reproblématise devant nous toute la question de la représentation anthropomorphe). Or, qui dit présentation — comme on dit formation — dit processus, et non stase. Dans ce processus, la mémoire se cristallise visuellement (par exemple sur l’histoire du genre « portrait » avant que Picasso ne le bouleverse), et en se cristallisant elle se diffracte, se met en mouvement, bref, en protension : elle accompagne le processus et, ce faisant, elle produit le futur contenu dans la suite du processus (nous obligeant par exemple à modifier ce que nous attendons, à partir de Picasso, de toute représentation anthropomorphe). Il y a donc, dans l’expérience visuelle ainsi envisagée, un cristal de temps qui engage simultanément toutes les dimensions de celui-ci : ce que Benjamin nommait une « dialectique à l’arrêt » — « ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation(2) ».
(1)Cf. J. Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit,1972, p. 1-78.
(2)W. Benjamin, Paris, capitale du XIXè siècle, op. cit., p. 478.
La vision est création
Voilà pourquoi la défense du « réalisme » par Carl Einstein ne doit pas être comprise comme un engagement vis-à-vis d'un certain style de représentation, mais comme la défense d'un certain genre de processus métamorphiques capables, comme il dit souvent, de « créer du réel » :
«L’erreur fondamentale du réalisme classique semble résider dans le fait qu’il identifiait la vision avec la perception, c’est-à-dire qu’il déniait à celle-là sa force essentielle de création métamorphe. Cette attitude positiviste rétrécissait la portée créatrice de la vision, tout comme elle écourtait l’étendue du réel. Celui-ci était un tabou préétabli et la vision était limitée à l’observation passive. Or, cette conception positiviste n’embrasse qu’un minimum de réalité : le monde visionnaire se situe au-delà d’elle, et les structures secrètes des processus lui apparaissent comme négligeables. Toute perception n’est qu’un fragment psychique. Mais à cette tendance de l’adaptation patiente s’oppose la passion de l’anéantissement d’une réalité conventionnelle, la frénésie de l’élargissement du réel. […] Le véritable réalisme ne veut pas dire imitation, mais création d’objets. […] Une réalité en croissance se substituera à l’ancienne réalité rigide. Réalité ne signifie plus répétition tautologique. »
Carl Einstein, Georges Braque, (1931-1932), trad. E. Zipruth, Paris, Éditions des chroniques du jour, 1934.[p. 219]
Ouvrir le voir
Une conclusion, somme toute fort simple — mais exigeante —, s’impose à présent : voir ne signifie percevoir que dans les champ des expériences triviales, ou plutôt dans le champ des conceptions triviales de l’expérience. Si nous voulons œuvrer le voir (dans l’activité artistique), si nous voulons penser le voir (dans l’activité critique), alors nous devons exiger beaucoup plus : nous devons exiger que le voir assassine le percevoir, si l’on entend pas ce dernier mot ce qu’Einstein entend ici — une « observation passive » de la « réalité tautologique ». Nous devons exiger que le voir élargisse le percevoir, l’ouvre littéralement « comme on ouvre une caisse », selon l’expression déjà citée à propos de l’espace cubiste. Mais cette ouverture, nous devons, une fois de plus, la comprendre temporellement : ouvrir le voir, cela signifie prêter attention — une attention qui ne va pas de soi, qui exige travail de la pensée, remise en question perpétuelle, problématisation toujours renouvelée — aux processus anticipateurs de l’image. Ce sont probablement, aux yeux de Carl Einstein, les processus les plus fondamentaux, les plus éthiquement et épistémologiquement nécessaires de toute image authentique. Ils signent, une fois encore, l’importance particulière du cubisme dans la culture — dans la vision — du XXe siècle :
« Vint l’éclair du cubisme. […]
Voir, c'est deviner
« Il se trouva enfin quelques hommes qui voulurent autre chose que se borner à peindre et à confirmer un monde vieilli. […] Sans doute ces peintres avaient-ils à peine pris connaissance de la transformation qui s’était opérée dans les autres domaines. Mais ce qui importe c’est que des hommes se mirent au travail, qui étaient possédés par une réalité future. […]
… que l’espace n’était qu’un croisement labile entre l’homme et l’univers. Or, la vision n’a de sens humain que si elle active l’univers et y jette son trouble. La divination visuelle équivaut à l’action, et voir signifie mettre en mouvement la réalité encore invisible. […]
On a trop souvent considéré l’art comme une tentative d’ordonner l’image donnée de l’univers ; pour nous, l’art représente surtout un moyen permettant de rendre visible le poétique, d’augmenter la masse des figures et le désordre du concret, et d’accroître, partant, le non-sens et l’inexplicable de l’existence. C’est justement en détruisant la continuité du devenir que nous acquérons une chance minime de liberté. Nous soulignons en un mot la valeur de ce qui n’est pas encore visible, de ce qui n’est pas encore connu. » [C.E., Georges Braque, p.66-67 et 113-114].
Devenir voyant : ouvrir le temps
La vision dont Einstein nous parle ici n’est donc pas faculté, mais exigence, travail : elle rejette le visible (c’est-à-dire le déjà visible) et revendique l’oscillation du visuel ; elle rejette l’acte du voyeur et revendique celui du voyant. Manière ultime de comprendre l’image-symptôme : qu’est-ce, en effet, qu’un symptôme, sinon le signe inattendu, non familier, souvent intense et toujours disruptif, qui annonce visuellement quelque chose qui n’est pas encore visible, quelque chose que nous ne connaissons pas encore ? Si l'image est un symptôme — au sens critique et non clinique du terme —, si l’image est un malaise dans la représentation, c’est qu’elle indique un futur de la représentation, un futur que nous ne savons pas encore lire, ni même décrire. La notion d’image renoue en ce sens avec un « antique pouvoir prophétique » qui libère le « réel futur » dans la « dissolution de la réalité conventionnelle » (C.E., Braque, p.31-33). Mais elle n’est qu’une image — la réside sa fragilité, sa gratuité, mais aussi son pur effet de vérité désintéressée : en ce sens elle peut ignorer le dogmatisme des prophéties de type religieux ou idéologique. L’image est un futur en puissance, mais elle n’est pas messianique. Elle n‘est, dit Einstein, qu’un « intervalle hallucinatoire » : elle « irrationnalise le monde », ne réalise que ce qu’elle « pressent », et c’est pourquoi Einstein voulut, dans des mêmes lignes, se démarquer explicitement de tout sociologisme (l’image comme « symptôme culturel » tel que l’entendait Panofsky et tel qu’on l’entend encore aujourd’hui [1]) comme de tout prophétisme marxiste. Sans doute l’imagerie — l’iconographie — délivre-t-elle des messages, des « signes d’époque », comme on dit. Mais l’image, elle, brouille les message, délivre des symptômes, nous livre à ce qui se dérobe encore. Parce qu’elle est dialectique et inventive, parce qu’elle ouvre le temps. »
[1] Sur deux manières contradictoires d'entendre le mot « symptôme » — la panofskienne et le freudienne —, cf. G. Didi-Huberman, Devant l'image. Question posée aux fins de l'histoire de l'art, Minuit, 1990, p.171-218.
L'expérience de l'écriture : écrire le voir
Être historien de l’art, c’est faire quoi, au juste ? C’est regarder, et tenter d’écrire ce que le regard ouvre dans la pensée. C’est donc être l’écrivain d’une expérience qui n’est pas narrative, qui demeure suspendue au seuil d’une expérience spatiale et d’une expérience intérieure. « Le problème capital reste la différence entre ces deux catégories : celle du tableau et celle de la langue » avait écrit Carl Einstein en 1929(2).
Dans le Georges Braque, il se défendit d’emblée de vouloir « imiter en paroles » les couleurs, les figures et les lumières du peintre cubiste, façon d’exprimer son refus de toute « critique d’art » — y compris « littéraire » — qui se contenterait, comme c’est souvent le cas, de broder sur l’expérience visuelle au lieu de la penser :
« […] on prétendit exprimer par des mots ce qui était visible et, assourdis par leur propres aboiements, les gens oublièrent l’abîme infranchissable qui sépare la parole de l’image. Les coiffeurs descriptifs, qui se plaisent à friser un tableau de Cézanne avec force métaphores, ou qui noient dans des phrases un vert d’Ingres, méconnurent ce fait qu’un phénomène optique ne se laisse jamais traduire par des mots d’une manière complète ou même suffisante. Le non-sens pénible qui caractérise les racontars lyriques est dès lors prouvé. Des décorateurs verbeux exploitent les œuvres d’art au lieu d’essayer de les faire entrer dans le cadre d’une vue […] »
Une vue, c’est-à-dire une pensée visuelle.[…] …l’obsédante question, chez Einstein, de l’écriture — de sa faiblesse et de sa puissance conjuguées. Faiblesse, lorsqu’elle « boite lamentablement à la remorque des peintres ». Puissance, lorsqu’elle fait de l’expérience visuelle son propre symptôme, lorsqu’elle parvient — ce que tentait déjà Bébuquin — à indiquer la « transformation des sensations de l’espace », mais aussi la « transformation d’un sentiment du temps […] ressenti simultanément en diverses dimensions ». Nous ne sommes pas loin, semble-t-il, de James Joyce.
(2) C. Einstein, « Notes sur le cubisme », Documents, 1929, n°3, p.147 (Ethnologie de l'art moderne, André Dimanche éditeur, 1993, p.27)
Caprese Michelangelo. Je me trouve dans un paysage léonardesque.
La montagne (l'Apennino centrale) — un mare di verde — comme me dit une femme du coin, laisse apparaître la ligne souple des crêtes, le bleu du ciel, les formes multiples des nuages et la lumière solaire qui s'y inflitre pour faire de l'ombre sul mare di verde. Je commence à penser au retour à Paris. Je sais que mes amis vont me demander des images. Et que je vais rentrer bredouille. Ils ne vont pas comprendre (« Alors, quoi ! Qu'as-tu fais de ta caméra ? »)
Ce matin, sur la terrasse de la Buca di Michelangelo,
en sirotant mon café, organisant mes notes pour la mise à jour de Constellation, je suis face à l'un de ces paysages. Je ne peux pas me contenter de choisir un cadre et d'appuyer sur le bouton rouge. Ils (mes amis) seraient forcément déçus. Quand ce qui nous arrive devient une forme. Je me souviens de l'extrait d'une interview de Georges Didi-Huberman avec lequel j'ai conclu mon texte Enseigner avec le cinéma. Je ne sais pas encore, face à ce paysage, comme faire — avec ma caméra — pour que ce qui m'arrive devienne une forme. Enregistrer la réalité est insuffisant. Et pourtant, il ne s'agit que de cela. Cela viendra, sans forcer, sans raisonner. Je suis déjà dans un mouvement qui me porte vers un à-venir.
Cela me rappelle la période où j'ai filmé des visages romains pour L'instant fatal.
Tel jour, telle heure, j'irai Piazza del Popolo, avec ma Paluche et tout son arnachement. La personne vers laquelle je me dirigerai, pour lui demander de me donner un bout de sa vie — un temps, une image —, existe déjà. Elle ne sait pas que nous allons nous rencontrer, j'ignore les traits de son visage, et pourtant son image, d'une certaine façon, est déjà là, dans l'à-venir. Elle fait partie de ma vie, en attendant le moment ou elle va apparaître sur le mini-moniteur de contrôle que je porte au cou.
Il me semble enfin comprendre l'expression de Walter Benjamin : l'image, une « dialectique à l'arrêt » (cf. Constellation — « La vision »).
Et aussi, que le percevoir n'épuise pas le voir (Didi-Huberman).
« Comment tout ce qui nous arrive devient une forme »
« …un des problèmes les plus intéressants dans l’œuvre de Pascal Convert : comment dans une œuvre d’art, ne pas s’épancher, ne pas raconter sa vie, ne pas faire toute une histoire avec ses affects, mais comment non plus ne pas croire être complètement détaché de tout… […] comment produire une forme qui ait une intensité mais que cette intensité soit impersonnelle…
Voilà ! Tout l’enjeu de ça c’est d’essayer de voir comment se construit une œuvre intense : en tant qu’elle est intense, elle nous concerne, donc elle est fatalement anthropomorphe, elle parle du sujet, elle parle de notre histoire, de l’existence, de tout ce que vous voudrez ! mais elle est complètement impersonnelle. Voilà, c’est ça qui m’intéresse.
Ici, on touche à des problèmes, des grands enjeux, à mon avis, de la critique d’art, de l’esthétique aujourd’hui. C’est-à-dire comment échapper au dilemme de l’épanchement affectif d’un côté, qui souvent ne parle que de celui qui regarde et pas du tout de l’œuvre, — et il faut respecter l’œuvre, et comment dans un autre sens, toucher a ce qui a été nommé par des phénoménologues comme Erwin Strauss autrefois, ou même en France comme Henry Maldiney, la dimension pathique : pathique, pathos mais le pathos non pathétique, le pathos des Grecs. Pathos, ça veut dire subir : le pathos dont parle Euripide quand il dit : nous devons apprendre par l’épreuve, pathei mathos. C’est çà l’enjeu : revenir à une sorte d’esthétique de l’empathie mais qui ne soit pas une empathie psychologique qui ne soit pas une empathie des souvenirs d’enfance ! de tout ce qui m’arrive ! dans ma vie ! mes histoires d’amour ! … ce qui compte, c’est comment tout ce qui nous arrive devient une forme. »
Georges Didi-Huberman, philosophe, historien de l’art, interviewé par Alain Veinstein, dans l’émission de France-Culture, Du jour au lendemain, en 1999, à l’occasion de la publication de son petit livre consacré à l’œuvre de Pascal Convert, La Demeure, la souche, chez Minuit.
2
Tre ossessioni : testimoniare, amare, guadagnare —
Ricordi di miseria — La richezza del sapere
Il privilegio del pensare
Tra orizzonti che il tramortito blu
umbro copre di assolate fiumare
e crinali arati che si perdono su
nel cielo, così tersi da incrinare
la cornea, o in valli che aprono
lucidità di baie, tu, ignara
macchina — per cui non sono che gravidante
peso sul cuoio — e tu, che la guidi,
e che in quel peso al tuo fianco
— mentre gli parli, intenditore e prodigo —
vedi fin troppo vita…, c’è qualcosa
che, irrelato, misto di tenerezza e odio,
di sgomento entusiasmo e di smaniosa
noia, accade invisibile a voi.
E in questo accadere una mostruosa
distruzione si compie, pur splendendo di gioia.
È l’io che brucia. […]
3
Riapparizione poetica di Roma
Dio, cos’è quella coltre silenziosa
che fiammeggia sopra l’orizzonte…
quel nevaio di muffa – rosa
di sangue — qui, da sotto i monti
fino alle cieche increspature del mare…
quella cavalcata di fiamme sepolte
nelle nebbia, che fa sembrare il piano
da Vetralla al Circeo, una palude
africana, che esali in un mortale
arancio… È velame di sbadiglianti, sudice
foschie, attorcigliate in pallide
vene divampanti righe,
gangli in fiamme : là dove le valli
[…]
Pier Paolo Pasolini, « La richezza » (1955-1959), in La religione del mio tempo , Garzanti, 1995, p. 19 et 29.
« Une langue n'est pas un système de signes, elle est rapport au monde »
(Jean Beaufret. Cf. mardi 12 octobre 2004)
I
Je ne me résous pas à traduire la poésie de Pasolini, ni à en chercher l'édition française.
j'ai eu besoin de revenir à lui, Pasolini, pour questionner, ouvrir, la citation de l'interview de Didi-Huberman ( « Comment tout ce qui nous arrive devient une forme, 20 août 2005).
Dans ses écrits, Pasolini a exposé la part la plus intime de sa vie. Sa poésie est la moins impersonnelle qui soit et en même temps, son travail sur la langue italienne lui permet de faire de sa vie, une forme. Dans son œuvre, il a autant questionné l'image que la langue.
D'un simple voyage en voiture au milieu des collines de l'Ombrie il fait une poésie pour dire ce moi qui brûle (« l'io che brucia »). La contemplation de la lumière qui flambe sur une plaine entre mer et collines le pousse à invoquer Dieu (« Dio, che cos'è quella coltre silenziosa che fiammegia sopra l'orizzonte » — Dieu, quelle est cette couche silencieuse qui flamboie sur l'horizon… »
Écouter la poésie en la lisant, même sans connaître la signification de tous les mots. Buter sur le tramortito; glisser sur le blu umbro; se griffer aux crinali arati va faire sens avant de livrer, dictionnaire aidant, la signification de ces vers. Ainsi, les mots gardent en retrait toutes les images dont ils sont lourds, et que la lecture va laisser apparaître, à son rythme.
II
Ciabattare a Riccione [Riccione années 70] [Riccione aujourd'hui]
J'aime la plasticité de la langue italienne. Par exemple, sa capacité de jouer avec le verbe à l'infinitif.
En italien, les tongs, les savattes, les chaussures non fermées, on les appelle des ciabatte. On porte surtout des ciabatte en été, en vacances, quand on prend son temps. Avec des ciabatte, la démarche se fait plus lente : on traîne un peu les pieds. On s'ennuie, peut-être ; on drague, aussi.
Cet été, je ne sais plus où, dans un journal certainement, j'ai trouvé cette expression, pour ironiser sur le tourisme de masse dont Riccione, sur la côte adriatique, est l'emblême : Ciabattare a Riccione.
III
Dove vaï ?
J'ai pris au sérieux la remarque de mes voisines, en Italie, selon laquelle, la manière française « Où vas-tu ? » pour dire « Dove vaï ? » était laide. Comment une langue peut-elle être laide ou belle ? Comment porter un jugement esthétique sur une langue ? Je me suis souvenue de la lettre de Beaufret à Heidegger (« Car c'est de vous que nous l'avons appris : une langue n'est pas un système de signes, elle est rapport au monde. »)
Faudrait-il aller voir du côté du « rapport au monde » ? Pour commencer, j'ai choisi d'en reparler avec Liliana et Dina en les filmant. Pour voir la langue en acte, participant à la construction d'un monde, avec les corps, les gestes, la voix…
Dovevaï [Voir] [Mp4 7,5 Mo 2'43].
« Je me rappelle une observation que ma femme a faite lorsqu'elle a commencé à parler italien : "Comme c'est drôle, vous, les Italiens, vous dites toujours que tout est beau ou laid, jamais que c'est bon ou mauvais". En effet nous disons un beau plat de spaghettis, jamais un bon plat ; un beau steak, jamais un bon steak. S'il en est ainsi dans le langage, de même, fatalement, dans la conception de la vie. »
Roberto Rossellini -et Ingrid Bergman, in Entretien avec Roberto Rossellini, par Maurice Schérer et François Truffaut, Cahiers du cinéma, n°37, juillet 1954, p.10.
Rendre le sujet à son histoire
C'est étrange comme formulation. D'habitude on rend un objet à quelqu'un — Michel rend un livre à Paul. À la rigueur, Paul rend un service à Michel. Ou encore, la copine de Michel lui rend sa liberté parce qu'il ne la rendait plus heureuse, mais ce n'est pas pour ça qu'il rendra l'âme !
Donc, mis à part un film ou un tableau qui rendent bien l'atmosphère d'une époque, c'est toujours quelqu'un qui rend quelque chose (ou quelqu'un, en position d'objet : "Rends-moi ma femme, pourrait s'écrier Michel, si sa copine est partie avec Paul). On est dans le système sujet/objet : qui rend quoi ?
Mais rendre le sujet à son histoire ! Je suis démunie parce que même si le verbe reste transitif, cela ne correspond pas à une typologie du genre 'qui rend quoi?'. Cela paraît totalement formel (comme un slogan publicitaire, du style 'Je suis Morgan de toi', la syntaxe est correcte, on a simplement mis un mot, le nom de la marque, à la place d'un autre mot, amoureuse ou folle, par exemple. Et en voyant sur les murs de la ville 'Je suis Morgan de toi', les jeunes filles liront 'Je suis folle de toi', et iront acheter Morgan…
http://www.morgan.fr/
Pour continuer, remettons la formule dans son contexte :
« La psychanalyse n'est ni une science ni un art mais un entre-deux, en un sens assez vaste et précis du terme. Elle permet que s'opèrent certains actes symboliques qui, non pas remplacent une valve ou un ressort, mais démortifient le sujet et le rend à son histoire. Sans l'expurger de “tout mal” : dans une vie sans aucun mal, c'est le bien qui va mal tourner.
Daniel Sibony, psychanalyste, écrivain, “La fureur des auteurs du Livre noir de la psychanalyse relève de l'irrationnel. En finir avec la psychanalyse ?”, Libération, “Rebonds”, mardi 13 septembre 2005.
Ce n'est donc pas un publicitaire qui parle, mais quelqu'un qui s'intéresse au psychique, au « mal d'exister », comme il écrit dans ce même article. Ce qu'il y a peut-être de commun, cependant, entre Morgan et Sibony, c'est un certain usage de la logique formelle dans l'usage de la langue.
Et c'est peut-être en m'intéressant d'abord à la forme de cette formule « rendre le sujet à son histoire », qu'elle va me porter vers des territoires que je ne connais pas encore.
En attendant la suite, et pour faire quelques pas vers la logique formelle :
http://logique.uqam.8m.com/histoiredelalogique.html
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