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le livre impossible
Annick Bouleau
Le roman d’Ouvrir le cinéma, premier et dernier chapitre ?
Pouvoir faire
Est-ce que je peux le faire ? Ecrire quelques pages en me passant de citations ? Non, ce n’est pas cela que je voulais dire quand m’est venu sous les doigts ce titre en caractères gras : pouvoir faire. Je pensais plutôt à : pouvoir faire un roman, de toute la matière accumulée depuis novembre 2000. Un Tout organisé, en somme. Et j’ai soudain trouvé la métaphore malheureuse, car j’en faisais un cliché, un modèle pour esquiver la difficulté de l’écriture. Et même ! moralement, intellectuellement, inacceptable puisque le parti pris d’Ouvrir le cinéma, c’est justement de ne pas fixer les choses dans un montage organisé mais, au contraire, d’en faire un agencement désordonné qui permettra à qui veut bien s’y risquer de suivre le fil de la pensée associative (Laisser venir, sans chercher à être intelligent, pouvoir enfin se reposer, se retrouver, être un peu ailleurs, comme l’exprimait Max Dorra dans un récent entretien avec Alain Veinstein[1]). Cela veut dire aussi : laisser les « collures » apparentes.
Et pourtant, Max Dorra trouve un style pour faire une sorte de roman qui accueille et rebondit grâce aux citations, tout en travaillant leurs pensées dans son propre discours :
… épouser un moment sa singularité telle que ses métaphores la laisse deviner. Et glisser dans ses images mêmes — comme un virus se loge dans l’ADN du noyau — mes propres concepts. Il ne s’agit pas ici d’identification — où je tenterais de loger du sens, le mien, dans le code de l’autre —, mais d’un mouvement inverse. Une sorte de judo où j’adopterais un moment le rythme de l’autre pour l’attirer vers moi et récupérer un peu son énergie. (La Syncope de Champollion, p.23).
Retour furtif et provisoire vers là où nous en étions en mai 2002, par une re-lecture d’Olc 12 : me rafraîchir la mémoire sur l’état de notre topographie, comme l’écrit Paola. Il y était déjà fortement question du pouvoir faire opposé à un savoir faire, plus traditionnel dans l’expérience pédagogique.
Etre amené à résoudre des problèmes simplement techniques pour produire des objets pouvait nous aider à agir, ce qui suppose une réflexion sur le « produire » : réfléchir sur nos attitudes, nos gestes, y compris le geste de penser, de « raisonner ». Produire quelque chose de concret, matériel, nous permettrait de trouver des raccourcis pour arriver à des pensées complexes. En somme, c’est en questionnant, remettant en questions nos propres outils et nos propres objets produits que l’on allait pouvoir acquérir un certain savoir sur leur puissance, ce qui est en leur pouvoir, ce qu’ils peuvent.
Ce qui revient à questionner le cinéma par le cinéma.
Là était l’hypothèse proposée au groupe. Il fallait la poser comme si elle était vraie : vraisemblable, donc. Il fallait l’expérimenter pour voir si elle était efficace et pouvait ouvrir des voies nouvelles, des pistes pour approcher le, les, cinéma(s), à la fois dans ce qu’il(s) a(ont) de connu et d’inconnu.
Pour nous, il s’agissait donc de ne pas dissocier l’agir et le produire, et ce, avec une caméra. L’action de créer naîtrait-elle d’un conflit non résolu entre ces deux opérations ?
Mais le pouvoir faire ne s’accommode pas si aisément du savoir faire — passant à l’acte, — en passer par l’expérience de l’action, actualiser un geste devient un avoir su faire ce geste. Cela me fait penser à Ernesto [2] qui ne veut plus aller à l’école « parce qu’on m’apprend des choses que je ne sais pas », dit-il. Pour pouvoir apprendre, il faudrait en quelque sorte déjà savoir ? Pour voir ce que ça donne, il faudrait déjà l’avoir vu ? Mais pas au sens où cela existerait quelque part et qu’il n’y aurait plus qu’à le faire venir à la lumière. Non. Plutôt au sens d’un possible, d’un latent qui se met à naître, à exister dans l’expérience même du vécu, comme s’il avait toujours été actif, là, de toute évidence, en toute évidence.
C’est exactement ce que je ressens quand je me mets dans un état d’attention aux événements de la vie : quand ils m’arrivent dessus. Filmer le temps d’un lieu, relève de cette expérience.
Penser avec le corps, filmer comme un pied
Le Panthéon à Rome (juillet 2002).
J’y vais car Didi-Huberman en parle à propos des « découpes » dans le travail de James Turrell. J’y vais avec beaucoup de cérémonie. Je n’y suis pas entrée depuis plusieurs années. Je veux être présente (!?) à l’événement : comment ce trou béant qui domine le dôme va-t-il m’apparaître un fois franchi le seuil du temple-basilique ?
Mots d’aujourd’hui. Sur l’instant, je ne peux absolument pas le verbaliser ainsi. Je suis prise par la chaleur, l’émotion, les corps des touristes qui me frôlent. C’est la réverbération sonore qui vient la première à ma rencontre, à peine entrée dans le cocon géant. Je me sens un peu perdue. Le trou, à pic, à la verticale, oblige à renverser la tête très fortement. C’est pénible. Je sors discrètement ma caméra, comme si je sortais un mouchoir ou un guide touristique. Déjà je ne suis plus seulement dans le Panthéon, mais dans notre monde, celui que je construis dans la distance à ce qui est là dans le même espace que moi. Sans parler des strates de temps qui envahissent forcément la mémoire. Je raccorde les oreillettes à la prise casque de ma Sony. J’ouvre l’écran latéral. Je mets le déclencheur en position camera. Et je fais opérer à la machine le même mouvement de renversement que j’ai dû faire moi-même avec la tête quelques instants auparavant, tandis qu'à présent j’incline mon corps vers l’écran. J’éloigne la caméra de mes yeux, mais je la rapproche de mon corps, de mon ventre. Je retire le bouchon de l’objectif. Et je cherche le trou.
Pendant tout ce temps, les sons qui m’arrivent dans les oreillettes m’isolent et me rendent participante, tout à la fois. Je construis mes distances. J’entends un bruit d’appareil photo que l’on recharge, des langues étrangères, de la réverbération. Dans un même mouvement, tout cela me rentre par les oreilles pour devenir, par un mouvement inversé, comme des extensions de mon corps plus que des événements extérieurs localisables. Je ne cherche pas à les localiser d’ailleurs, trop concentrée sur la recherche du trou. Le zoom est au maximum. Ça n’arrête pas de bouger, de trembler même, sur l’écran. Trop sombre. J’ouvre le diaph. Je ne sais pas ce que je vois. Je redresse la tête pour chercher des repères. Je ne reconnais plus rien. A nouveau je renverse la caméra. Je vois du blanc. Le bleu du ciel, isolé par le trou, avec un diaph très ouvert, est devenu blanc. J’appuie sur on. Le blanc est lacéré dans l’angle supérieur droit du cadre, en saccades, par des lignes obliques bleu gris plus ou moins longues et rapides. Il fait chaud. Je ne respire presque plus. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs car ça n’empêche pas l’image de trembler comme une folle sur l’écran. C’est une bataille entre la ligne oblique et moi : j’essaie de l’éliminer du cadre pour le laisser occupé tout entier par le blanc. Travail de Titan. Je décide de procéder à des zooms arrières, légers, au sens que l’espace sur l’écran s’élargit par petites touches, mais rythmées. Je ne me souviens plus si je compte mentalement ou si je le fais en fonction de ce qui me rentre par les oreilles. Le trou cyclope me fait petit à petit les gros yeux : il me regarde de toute sa monumentalité, au milieu des étages de caissons, fenêtres bouchées, qui le font exister. J’ai l’impression d’être à l’intérieur d’un œil qui verrait du blanc. Comme le blanc opaque du nuage qui a envahi ma fenêtre quelques jours plus tôt, sur les collines, et dans lequel j’ai avancé le zoom. Je ne me rends pas encore compte que je tiens là un premier raccord pour un « film » (un film ?) à venir. Combien de temps ça dure ? Je ne sais plus. Stop caméra. Bonheur. De filmer. D’exister. Mais c’est la même chose.
L’homme et l’enfant
Commençons par l’enfant
Nous entendons la cloche d’une église. Avec le son, je pense que nous sommes dans un port. Nous entendons un bruit d’eau, je pense que c’est la mer. L’écran est complètement vide, il a un fond blanc. Je pense que le bruit qu’on vient d’entendre est le départ d’un grand bateau à hélice. Car c’est ces hélices qui font le plus de bruit. Cela se calme. Nous entendons toujours les mouettes. Un (illisible) vient de partir. Le fond est toujours blanc, l’image toujours vide. Un autre bateau vient de partir. La cloche d’une église sonne. Une voiture roule. Un léger moteur de bateau. Nous entendons beaucoup la mer. Une voiture vient de passer. Elle a éclaboussé quelque chose. Nous entendons bien la mer. Une voiture vient de passer. Nous entendons les mouettes.
Une lueur bleue vient de traverser à plusieurs reprises l’écran. Je pense que c’est le sol ciel et la lueur blanc resté le il y a une bouche d’égout qui donne sur la mer. Des personnes parlent en marchant sur le port. Je ne sais plus ce qu’est la chose que j’appelais « égout ».
Nous changeons complètement de décor. Il y a un carré rouge qui se déplace dans un fond noir. Nous nous en rapprochons. Il est maintenant sur le côté gauche. Il est passé du côté droit. Cela me fait penser au travail que nous avons fait sur les rêves. Je pense que le carré rouge est une entrée qui aboutit je ne sais où.
Nous voyons un ciel bleu chargé de nuages. Une voiture vient sûrement de tomber en panne, vu le bruit. Il y a eu un éclair, vu le bruit.
Nous changeons de décor. Nous entendons des bruits de pas. Nous avons maintenant quelque chose de marron sur l’écran. Un mur est fendillé, c’est ce que l’on voit sur l’écran. Nous voyons un plafond. Nous entendons une petite sonnette. Nous voyons toujours la même chose. Nous voyons une entrée. Nous entendons des sifflements. Nous voyons des dalles. Une pièce qui a un trou dans le sol. On veut nous montrer le trou. Nous revoyons maintenant le trou. En fait, peut-être que ce que je crois être un trou n’est que l’éclairement du soleil. Nous voyons un fond noir. Une fenêtre. Nous voyons la fenêtre et à côté d’elle un tableau.
Nous changeons de décor. Il y a un bruit qui est fait par des personnes. Nous sommes dans une salle, une ouverture est éclairée. On entend des personnes qui tapent dans leurs mains. La fenêtre est tellement éclairée qu’on ne la voit plus.
Nous changeons de décor. Il y a des vitres des « bocales » avec des formes qui bougent à l’intérieur. Nous nous rapprochons des bocales. On voit maintenant très distinctement une partie du bocale. Nous entendons des bruits de gouttes qui tombent dans l’eau. Nous voyons toujours une partie du bocale. Il y a des personnes qui parlent.
Nous sommes maintenant dans un restaurant. Des personnes discutent. Nous entendons bien le bruit des verres. Des serveurs amènent des assiettes. Il y a une lanterne. Quelqu’un parle dans une autre langue. Il y a un serveur qui est un petit peu enveloppé. Nous entendons les bruits des assiettes qui s’empilent. Des gens passent. Il y a un plafond orangé. Nous entendons le bruit d’une machine. Nous entendons le bruit d’une moto. Nous entendons le bruit d’un téléphone. Quelqu’un vient de casser un verre…
C’est la façon dont un enfant, un garçon de CM1 instaure par une écriture en direct, dans la pénombre d’une classe parisienne, une relation avec l’ Etude I, le même film que nous avons visionné pour commencer notre séance du 5 mars, avant les images de Paola. L’enfant est disponible aux formes visuelles et sonores vidéoprojetées sur l’écran de fortune installé devant le tableau noir. Dans le même temps, il est disponible à ses interprétations et sensible à l’équivoque, au leurre des images. Il prend ses distances tout en construisant et s’installant dans sa distance, le temps de la projection… Quand l’enfant devient notre maître…
Revenons à l’homme
L’homme, c’est Max Dorra.[3]
L’enfant faisait partie d’une classe parisienne où je suis intervenue sur les questions d’image et de cinéma, en partant de l’origine visuelle de l’écriture.[4] Avant d’arriver au cinéma, il avait été, entre autre, question de hiéroglyphes.
Et Max Dorra, en partant des hiéroglyphes va venir frôler le cinéma. Son livre résonne très fort, en écho avec notre manière de chercher nous aussi à frôler et non pas affronter (comme une chose) le cinéma. Après Galimberti, Rovatti, Merleau-Ponty, Maldiney, Didi-Huberman, il s’installe chez nous…
Un petit livre, délectable, à glisser dans toutes les poches, et notamment dans celle des enseignants qui se risquent à parler de cinéma avec leurs élèves.
Citations montées cut, qui cachent la citation de citations…
Les hiéroglyphes, de fait, ont une particularité unique : ils rendent visible le va-et-vient, la relation fusionnelle, amoureuse et guerrière, entre les images et les mots.
Lire un texte, écouter un rêve, c’est rester attentif à démêler ce qui, dans le même temps, cherche à expliquer, à convaincre (les concepts) et à impliquer en impressionnant (les métaphores). Les mots d’une part, les images de l’autre nous « attaquent » par deux versants à la fois. Cette simultanéité, distrayant l’attention, est sans doute la condition de leur efficacité.
… épouser un moment sa singularité telle que ses métaphores la laisse deviner. Et glisser dans ses images mêmes — comme un virus se loge dans l’ADN du noyau — mes propres concepts. Il ne s’agit pas ici d’identification — où je tenterais de loger du sens, le mien, dans le code de l’autre —, mais d’un mouvement inverse. Une sorte de judo où j’adopterais un moment le rythme de l’autre pour l’attirer vers moi et récupérer un peu son énergie.
C’est alors, dans une écriture, que l’on perçoit un rythme, le plus secret de tous peut-être. Le plus intime. La durée pendant laquelle l’auteur a pu supporter les mots de tous, les lieux communs, jusqu’à ce qu’une métaphore lui ait permis de se retrouver.
Selon vous, ce qu’on appelle penser correspondrait simultanément (cette simultanéité n’était pas nécessairement consciente) à deux registres différents. L’un, logique, analytique, bref digital, opératoire. L’autre, analogique, propice à l’appréhension globale des structures, bref associatif.
L’essentiel restant le va-et-vient permanent, le « métissage » complexe entre deux modes de pensée complémentaires.
Le cerveau, l’objet le plus complexe de l’univers — mon deuxième organe préféré, dit Woody Allen —, recèle en effet 1015 synapses, mais la plus importante de toutes est la synapse imaginaire, celle qui nous relie au cerveau des autres. Synapse imaginaire, diagonale des identifications, qui permet d’inscrire nos structures dans le symbolique de l’autre, pour essayer de le comprendre — et de tisser de nouvelles connexions.
Que veut dire aimer quelqu’un ? Toujours le saisir dans une masse, l’extraire d’un groupe, même restreint auquel il participe, ne serait-ce que par sa famille ou par autre chose ; et puis chercher ses propres meutes, les multiplicités qu’il enferme en lui, et qui sont peut-être d’une tout autre nature. Les joindre aux miennes, les faire pénétrer dans les miennes, et pénétrer dans les siennes. […] Albertine est lentement extraite d’un groupe de jeunes filles, qui a son nombre, son organisation, son code, sa hiérarchie […] mais Albertine a ses propres multiplicités que le narrateur, l’ayant isolée, découvre sur son corps et dans ses mensonges — jusqu’à ce que la fin de l’amour la rende à l’indiscernable.
C’était quelque chose qui ne filmait pas les choses mais qui filmait les rapports entre les choses. C’est-à-dire, les gens voyaient des rapports ; ils voyaient un rapport avec eux-mêmes.
C’est Balzac, je crois, qui disait souvent, au début des derniers chapitres de ses romans : « Et maintenant les faits parlent d’eux-mêmes ! »
Est-ce que tu veux dire que… Je traduis dans mes mots… quand c’est la métaphore qui a le dessus, il y a chaque fois une petite révolution, quand c’est le cliché… la Terreur…
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux.
Détruire, dit-elle, et du sens naît. Comme s’il avait fallu cette destruction, destruction de cloisons peut-être dans la mémoire, pour qu’il se délivre. Duras, quand je la lis, je me surprends — un peu comme on prendrait sur le fait un tricheur, un voleur — à utiliser pour la comprendre, pour débusquer le secret de ses mots étrangement vivants, mes propres souvenirs.
Voilà pourquoi il est si difficile de définir, ou même de parler du sens, ce miracle dont on sent bien qu’il doit tout de même avoir une explication…[…] quelque chose à quoi on ne peut avoir accès que par la bande, lorsque l’écriture d’un autre vous a déconcerté, déstabilisé, entrouvert.
Quand Mallarmé écrit [in Victorieusement fut le suicide beau]
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête…
Il ne veut pas dire ‘coucher de soleil’. Mais il affecte le lecteur de telle sorte que le coucher de soleil sera l’unité non verbale de la multiplicité des couleurs.
Le sens, au lieu d’être affirmé, sera découvert.
Tu vois, pour moi, c’est le cinéma, ça. Tu montres un visage très rose, beau, les yeux clairs, presque blancs, nacrés, tu vois, et tu dis qu’elle regarde une couleur violette. Alors le mot “violet” envahit tout. Et c’est la couleur du plan. La couleur du plan, c’est la couleur du mot.
Ecriture, musique, film. Raccords improbables, dissonances non résolues, adjectifs déroutants, font de nous des appareils de projection. De projection de sens. Ils inversent un flux symbolique, réveillent la mémoire, mettent à l’épreuve son bruissement. Arrêt sur l’image, un sens est à nouveau possible. Place au montage.
Le secret du montage, notamment dans les films de Godard, c’est qu’il raccorde des images comme fixées à des temps différents d’une déflagration. Ce qui fait surgir l’imprévu, imprime son rythme — battement, syncopes — à un montage, c’est sans doute la perception, entre les plans, de ces décalages horaires, comme il peut en exister entre les voyageurs, dans une foule, à la sortie d’un aéroport.
Le regard de l’autre, problème philosophique majeur, n’a pratiquement jamais été abordé, sauf par Sartre et par Lacan. Peut-être parce que, passer de l’œil au regard, c’est franchir un seuil, perdre conscience, d’une certaine façon. A partir de cette limite, les concepts ne sont plus valables. Si l’on veut tenter de comprendre quelque chose, il est indispensable d’associer.
Ainsi Eisenstein a raison, le montage est un processus dont la généralité déborde largement l’usage qui en est fait au cinéma ; Les hiéroglyphes en sont d’ailleurs un exemple particulièrement troublant… […] Alors, une langue, le copte, apparaît, qui nécessairement suppose les conventions d’un alphabet, mais aussi, entre sons et concepts, un code scellé par un groupe, bref la présence de l’autre. Aller à l’autre, sans se perdre soi-même, c’est ce que semble dire l’écriture hiéroglyphique, elle qui pendant des millénaires a tenu à conserver l’analogique, les représentations de choses, alors même qu’elles sont en train de glisser vers les représentations de mots.
Si Champollion s’est évanoui lorsqu’il a vu cela, c’est peut-être parce que, conséquence immédiate de sa découverte, les hiéroglyphes s’étaient soudain mis à le regarder.
L’écriture hiéroglyphique étonne parce qu’elle rend visible, entre les images et les mots l’infinité des mouvements possibles.
Godard, ainsi, entrelace les mots et les images, comme s’il fallait prendre à revers l’histoire de l’écriture pour inventer ses propres hiéroglyphes.
7 avril 2003
[1] Max Dorra, La Syncope de Champollion, entre les images et les mots, Gallimard, 2003. France-Ulture, Du jour au lendemain, 15 mars 2003.
[2] En rachâchant de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (1982) à partir du conte pour enfants de Marguerite Duras Ah! Ernesto, Harlin Quist, 1971.
[3] Merci Sabine pour m'avoir signalé l'émission de Alain Veinstein.
[4] Cf. les citations d'Anne-Marie Christin dans Olc15.
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