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le livre impossible
Friedrich Nietzsche
“Il faut apprendre à aimer”
in Le Gai Savoir, n. 334, Gallimard, Folio Essai, p.223.
Extraits de “Ce qui manque aux
Allemands” in Crépuscule des idoles ou comment
philosopher à coup de marteau, Gallimard, Folio
Essai, p.55-56.
I
Voici ce qui nous arrive dans le domaine
musical : il faut avant tout apprendre à entendre
une figure, une mélodie, savoir la discerner par
l'ouïe, la distinguer, l'isoler et la délimiter
en tant qu'une vie en soi: ensuite il faut de l'effort et
de la bonne volonté pour la supporter, en dépit
de son étrangeté, user de patience pour son
regard et pour son expression, de tendresse pour ce qu'elle
a de singulier: — vient enfin le moment où nous
y sommes habitués, où nous l'attendons,
où nous sentons qu'elle nous manquerait, si elle faisait
défaut; et désormais elle ne cesse pas d'exercer
sur nous sa contrainte et sa fascination jusqu'à ce
qu'elle ait fait de nous ses amants humbles et ravis, qui
ne conçoivent de meilleure chose au monde et ne désirent
plus qu'elle-même, et rien qu'elle-même. —
Mais ce n'est pas seulement en musique que ceci nous arrive
: c'est justement de la sorte que nous avons appris à
aimer tous les objets que nous aimons maintenant. Nous
finissons toujours par être récompensés
pour notre bonne volonté, notre patience, notre équité,
notre tendresse envers l'étrangeté, du fait
que l'étrangeté peu à peu se dévoile
et vient s'offrir à nous en tant que nouvelle et indicible
beauté : — c'est là sa gratitude pour
notre hospitalité. Qui s'aime soi-même n'y sera
parvenu que par cette voie : il n'en est point d'autre. L'amour
aussi doit s'apprendre.
II
Afin de demeurer fidèle à mon tempérament,
qui est foncièrement positif et qui ne se livre
à la critique et à la contestation qu'indirectement
et à contrecœur, je m'empresse d'exposer les trois
tâches pour lesquelles des éducateurs sont indispensables.
Il faut apprendre à voir, il faut apprendre
à penser, il faut apprendre à parler
et à écrire: Le but de ces trois disciplines
est une culture raffinée. Apprendre à voir:
habituer l'œil au calme, à la patience, à
laisser les choses venir à lui, à suspendre
le jugement, apprendre à faire le tour du particulier
et à le saisir dans sa totalité. C'est là
l'école préparatoire élémentaire
à la vie de l'esprit: ne pas réagir immédiatement
à toute sollicitation, mais savoir jouer des instincts
qui retiennent et isolent. Apprendre à voir;
au sens où je l'entends, c'est presque avoir ce que
le langage non philosophique appelle la force de volonté:
ce qui est essentiel, c'est ici de ne pas vouloir faire
quelque chose, de savoir suspendre sa décision. Toute
attitude anti-spirituelle, toute vulgarité vient de
l'incapacité de résister à une sollicitation:
on est contraint de réagir, on obéit
à chaque impulsion. Dans bien des cas, une telle contrainte
est déjà un signe de maladie, de décadence,
un symptôme d'épuisement. Presque tout ce que
la grossièreté non philosophique définit
par le mot “vice” n'est que cette impuissance
physiologique à ne pas réagir. Conséquence
pratique de cette éducation de la vue: par la suite,
lorsqu'on devra apprendre quelque chose, on sera devenu
lent, méfiant, réticent. On laissera approcher
tout d'abord avec un calme hostile tout ce qui est inconnu
et nouveau, on en retirera prudemment la main. Etre
ouvert à tous vents, se prosterner obséquieusement
devant chaque petit fait, et empressement à se jeter
sur les autres — et sur tout ce qui est autre —,
bref la fameuse “objectivité” moderne relève
du plus mauvais goût, c'est par excellence le
contraire de la distinction.
Apprendre à penser: dans nos écoles,
on n'a plus la moindre idée de ce que c'est. Même
dans les universités, et jusque parmi les plus savants
des philosophes, la logique commence à dépérir,
en tant que théorie, en tant que pratique, en tant
que technique. Qu'on lise des livres allemands: on
y a complètement oublié que pour penser, il
faut une technique, un programme, une volonté de maîtrise,
qu'il faut apprendre à penser comme on apprend à
danser, comme une sorte particulière de danse…
Qui, parmi les Allemands, connaît encore, d'expérience,
ce léger frisson que la démarche légère
de l'esprit répand dans tous les muscles? (…)
On ne peut exclure la danse, sous toutes ses formes,
d'une éducation raffinée: savoir danser
avec ses pieds, avec les idées, avec les mots. Est-il
encore besoin de dire que l'on doit aussi savoir danser avec
sa plume — qu'il faut apprendre à écrire?
s