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le livre impossible
Faire du
spectacle avec les
enfants
Faire faire du
spectacle aux
enfants
Propos de Pierre Kuentz
metteur en scène,
musicien, intervenant pour le théâtre et
le spectacle vivant en milieu scolaire
Pantin Pantine
Durant l'année scolaire 2001-2002, Pierre Kuentz a mis en scène
l'opéra "Pantin Pantine"
d'Allain Leprest (conte) et Romain Didier (musique) avec
deux classes musique du
collège Colette
de Saint-Priest et le chœur
d'enfant de la maison de la musique de cette ville, en association
avec le centre
culturel Théo Argence.
Ce travail, qui a donné lieu à plusieurs
représentations en mai 2002, s'est donc déroulé dans
un cadre pédagogique, cependant hors des dispositifs institutionnels
mis en place par l'Éducation nationale.
Pierre et moi nous connaissons depuis longtemps. J'ai pu lui proposer
une situation de parole d'apparence difficile et même violente :
je lui ai donné du temps.
Une situation que j'ai déjà expérimentée, mais
sans parole :
cf. le film L'instant fatal.
Rien de pire que de donner du temps à quelqu'un : dans un sens,
cela ne veut rien dire : nous avons tous le sentiment de vivre dans
le temps, donc personne ne peut avoir accès à cette dimension-là et
y intervenir, que ce soit en nous donnant ou en nous retirant
du temps.
En fait, je lui ai dit : « Tu as tout
le temps. »,
au sens où j'avais déclenché la caméra, après
avoir choisi un cadre, un dispositif de mise en place, sinon
de mise en scène.
À l'intérieur de ce dispositif, comme on peut le voir dans
l'extrait ci-dessous, je lui propose, quarante-huit heures
après la dernière représentation, de parler de ce
vécu-là, sachant que je ne vais jamais lui couper la parole,
pour relancer, pour conduire l'entretien, comme le fait habituellement
un journaliste :
Nous ne sommes pas dans un dispositif
médiatique
Nous (lui et moi, mais aussi, "nous", comme
position théorique) ne sommes pas en quête
d'information : il n'y a pas un émetteur,
un récepteur, et un message (sans
oublier le bruit) comme dans la
théorie
de Shannon.
Nous ne sommes pas dans un dispositif de totale maîtrise, de
contrôle tous azimuts. Nous nous plaçons dans un « autre
rapport à la
connaissance » qui ne déprécie pas
la non maîtrise,
qui ne revendique pas le contrôle
total. Mais ceci est une longue histoire… et le site d'Ouvrir
le cinéma trouve sa raison d'être dans cette
ouverture :
La connaissance
ne dépend pas seulement de ce que nos contrôlons, mais aussi
de ce qui nous échappe
Ce violent retournement implique que la connaissance ne relève pas
seulement de la conscience du sujet mais aussi de ce qui lui échappe.
Nous arrivons à la “boîte de Pandore” ouverte
par Freud :
l'insu : Unbewuwsste, traduit en français par inconscient,
expression qui tend à chosifier un concept.
Cette prise de temps, prise de parole, est un moment où il est possible
de voir l'acte de penser au travail : quand le silence compte autant
que les mots ; quand le sens s'entrevoit, entre les mots, entre
les silences.
Sur cette page, nous allons essayer de faire
apparaître ce penser "en formation", en construction, qui
dépasse
les mots de la langue. Mais le langage, propre à l'être humain,
s'il dépend de cette langue (pour nous la langue française),
ouvre à la parole, qui se lit, qui se dit, entre les mots, entre
les lignes. Une histoire qui n'en finit pas, une histoire qui
est le support, le désir,
de ce qui active Ouvrir le cinéma.
Les vidéos sont en format mp4.
Si vous n'arrivez pas à les visionner avec Quick Time,
téléchargez le logiciel libre
VLC.
Début de l'entretien [1'36 : clic sur
l'image]
Extrait : Sentir la forme [6'17 : clic sur l'image]
La transcription va être au plus près de la
parole vive, orale, pour ne pas perdre le mode associatif
des enchaînements de penser.
Pour en faciliter la
lecture, j'ai introduit des sous-titres (a.b.)
1 Les
contraintes
2 L’être
ensemble
3 (S’)empêcher
de vivre
4 Le
plateau, lieu de la mise en scène : entre liberté et
contraintes
5 L’intimidation, comme empêchement à vivre
6
Renoncer à son désir
7 Travail
avec les enfants sur le sens de l’opéra :
une économie
plurielle de conflits
8 Une économie
du rite
9 Méthode
de travail
10 Le concept
d’enfance : un point de vue d’adulte
11 Travailler
(avec) et reconnaître ses propres
fantasmes
12 La
place du fantasme de l’artiste dans un projet pédagogique
artistique
13 Sentir
la forme, éprouver dans son corps le rythme d’un
autre
14 On
tue un enfant (au théâtre)
15 Le
théâtre, espace symbolique pour
les pulsions
16 La
valeur éducative
du « déplacement » et
de la « négociation »
17
Le spectateur, son objet de jouissance
18
Jeu et rite
19
Un
même mouvement pour penser les contraires
20 Valeur
symbolique du déplacement
Annick : Je vais pas parler, je vais pas te poser
de questions… mais je suis là…
Pierre : Tu es là, d’accord…
Annick : C’est 48
heures après … Tu
as tout le temps pour te dire … à toi-même …
et à moi !… et
puis éventuellement à ceux qui écouteront,
qui regarderont la K7… des choses sur ce vécu-là … en
liaison avec d’autres vécus …
tu as une heure de temps pour toi … mais
je t’écoute … et je te regarde aussi … mais
tu as tout le temps …
Pierre
1
Les contraintes
… La preuve que c’est pas fini, c’est
que… ce
que je te disais tout à l’heure : une
fois que le spectacle est fini, il continue à travailler,
un peu… parce que la nuit en est un peu… habitée…
J’ai
continué à faire des “raccords”, cette
nuit, un peu de mise en scène, à corriger
des choses, alors que c’est fini, quoi… Le
spectacle a déjà été donné et
a priori il ne sera pas redonné, pas comme ça
en tout cas… enfin, pas avec ces enfants-là…
Donc…
C’est ça… c’est pas fini… puisque
en plus je dois en parler, là, j’en parle
là…
Je me suis posé la question, par rapport à ces
enfants, si c’était la même chose…
Voilà : je me suis demandé à quoi ça
servait de faire… pendant les moments un peu
difficiles… faire faire du spectacle aux enfants… des
fois je me suis demandé à quoi ça
servait tout bêtement.
Parce que c’est difficile, c’est même
parfois plus difficile que l’école, parce
qu’il faut qu’ils soient silencieux, il faut
qu’ils écoutent… Je fais faire des
choses parfois assez contraignantes physiquement, d’immobilité,
de lenteur, et donc à un moment, soit dans la
nuit, soit ce matin, je me suis dit : est-ce que
eux aussi ils ont le sommeil agité… Alors,
peut-être, sans doute pas pour les mêmes
raisons que moi… Si c’est le cas, ça
veut dire qu’effectivement ça fait… une
fois que c’est fini, ça continue.
Donc, peut-être que ça sert pas à rien
de faire comme ça du spectacle avec les enfants
puisque d’une manière insue ça continue à agir.
Que ça réveille la nuit c’est pas
forcément la meilleure chose mais par contre… qu’est-ce
qu’ils ont pu découvrir, vivre, qui continue à agir … c’est
tout ce qui est lié aux contraintes que je disais
tout à l’heure…
2
L’être ensemble
Il faut voir quand même que dans le spectacle ils étaient
deux classes d’enfants, ça fait deux classes
d’une vingtaine d’élèves plus
un chœur d’enfants, ça fait 80, sur un
espace qui n’était pas très très
grand, donc déjà, certaines modalités
de « l’être ensemble » sur
scène…
Par exemple, le soir de la générale, ils ont
dû comprendre que tout peut ruiner un spectacle :
Trop de sollicitude…
Une sollicitude qui consisterait à aller aider quelqu’un
qui n’arrive pas à faire ce qu’il a à faire
sur scène … aller expliquer au comédien
que le micro d’Une telle ne marche plus…
Trop de sollicitude …
et le contraire aussi ne fonctionne pas parce que … en
même temps il faut être toujours vigilant … Il
y avait une circulation de draps qui était très
importante… donc, il faut pas aller chercher… c’est
ce que je leur expliquais : il faut pas aller chercher
le drap à la place de quelqu’un mais par contre
si effectivement on voit au bout d’un moment que personne
n’est allé prendre le drap qui ne doit pas
rester sur le plateau, il faut y aller quand même !
Et ça c’était pas du tout gagné le
soir de la générale, je dirais que ces modalités-là,
elles n’étaient pas… ressenties, et
avec l’arrivée du public, plus de public le
lendemain… ça y était !
Alors peut être que ça sert à quelque
chose de faire du spectacle, pour ça… parce
que ça à voir aussi avec l’être
ensemble dans la vie : c’est la même chose :
trop de sollicitude ça ruine, ça empêche
de vivre !
3
(S’)empêcher de vivre
Enfin, c’est ça : c’est-à-dire que — à plusieurs égards
d’ailleurs — ce spectacle-là, et le spectacle en général,
pose la question de ce qui empêche de vivre, la question des entraves,
en fait.
En plus, là, d’une manière très marquée
puisque l’histoire, c’est ça… et d’ailleurs
j’ai été obligé de “corriger” l’histoire,
enfin de la déplacer, de la retourner un tout petit peu pour que
cet empêchement de vivre ait une résonance particulière
avec ces enfants.
Je vais m’expliquer.
4
Le plateau, lieu de la mise en scène :
entre liberté et contraintes
Donc, c’est l’histoire d’un enfant, ça
raconte ça, un enfant qui se tue à vélo … Il
y a un passeur qui arrive et qui va l’emmener dans
l’autre monde, mais l’autre monde c’est
quand même le monde qui est là et il peut être
spectateur de l’impact de sa propre perte et là … deux
camps se dessinent : le camp des Corbeaux d’une
part, et le camp des “p'tits Pantins”, d’autre
part, les “p'tits Pantins” étant du
côté de
celui qui est mort qui s’appelle Pantin.
J’ai eu beaucoup de mal avec ce camp des Corbeaux
parce qu’on sentait bien dans le livret que c’était
des gens un peu bornés, c’était un
peu archétypique, du cliché : trop
sages, bons à l’école, etc …
En tout cas, moi, je n’arrivais pas à retenir
que ça comme image … j’ai voulu retenir
le fait que c’était ceux qui empêchait
de vivre, qui s’empêchaient de vivre.
Enfin, il y a deux étapes : qui empêchaient
de vivre, et puis après, qui s’empêchaient
de vivre.
Et c’était intéressant pour moi de
le mettre en rapport avec la mort. Et c’était
aussi intéressant de le mettre en rapport avec
le problème du plateau.
Qu’est-ce qui fait que… C’est fou !
parce que ça avait des résonances sur … la
classe qui faisait les p'tits Pantins, ils étaient
très propositionnels sur le plateau, et la classe
qui faisaient les Corbeaux, justement, ils arrivaient
rien à proposer. Ils s’empêchaient
de vivre.
Parce que là, ça pose tout le problème
de l’invention, de la mise en scène :
c’est un rapport entre celui qui est ici et
celui qui est là, où il faut arriver à ne
pas s’empêcher de vivre : c’est-à-dire
que je puisse suffisamment proposer pour que toi tu puisses
avoir une parole qui me permette soit d’enregistrer,
de conserver ce que j’ai proposé mais de
le changer, etc
Donc, ça suppose une certaine liberté de
ce lieu… qui puisse être …qui est
sur le plateau même si la mise en scène
est très contraignante…
5
L’intimidation, comme empêchement à vivre
Donc, déjà l’histoire et le fait même de faire
du spectacle ça pointait ça, cette question de l’entrave,
de s’empêcher de vivre.
Du coup, je m’étais posé la question : qu’est-ce
que c’est dans des classes de banlieue… il a fallu que moi
je trouve qu’est-ce qui pouvait vraiment les empêcher de vivre,
et à mon avis, c’était pas … c’est pas
vraiment une sorte d’imagerie de l’enfant qui était
véhiculé dans le livret original, je pense que c’était
plutôt … j’ai cherché quelque chose de plus proche
d’eux, c’est-à-dire, l’origine de l’intimidation.
Parce que ça c’est flagrant : c’est quand même
la loi du plus fort…
Donc, le clan des Corbeaux, je l’ai mis quand même de ce côté-là,
de l’intimidation … la loi du caïd en quelque sorte.
6
Renoncer à son désir
Donc, première… disons que j’ai un
peu détourné l’histoire…
… et ce que je voulais dire aussi… et puis
il y l’âge aussi :
Cette histoire a été écrite pour
des enfants plus jeunes et là je me retrouvais
avec des adolescents, donc… ça tombait
bien parce que je… j’ai pris la classe des
plus jeunes qui étaient les p'tits Pantins, les
Corbeaux étaient un petit peu plus âgés…
On peut aussi voir cet âge-là comme très
envahi par des entraves, des empêchements… s’empêcher
d’être soi-même, difficulté de
se trouver… ça a à voir avec s’empêcher
de vivre ou être empêché de vivre.
Donc, il y avait deux choses : il y a la loi du
plus fort qui empêche de vivre… et c’était
vrai au point que… c’est vrai dans ce type
de collège — ou je pense dans n’importe
quel collège d’ailleurs — au point
qu’il y avait un petit garçon qui faisait
de la danse — il y avait quatre danseurs dans le
spectacle — un garçon qui s’appelait
Nassim — et qui s’appelle toujours Nassim
d’ailleurs ! — qui a très bien
travaillé, c’était vraiment très
touchant, — il a eu comme ça, il a eu envie
de faire de la danse…
Quand il est venu… on a fait une audition :
on ne pouvait avoir que quatre danseurs, il s’est
appliqué, c’était magnifique cette
audition. Genia les avait fait travailler par petits
groupes. Il y avait un groupe, deux garçons, ils étaient
vraiment très très bien. On ne pouvait
en retenir qu’un, on a failli d’ailleurs
garder les deux.
Donc, Nassim voulait vraiment faire de la danse et les
semaines avançaient et il se rendait compte qu’il était
le seul garçon au milieu des filles. Quand on
répétait au collège il y en a qui
se moquaient de lui et du coup un jour il est venu me
voir.
Il dansait — j’étais allé à une
répétition — c’était
vraiment … il faisait tous les gestes, vraiment,
comme ça … il les faisait ! mais c’était
sans conviction, sans… désinvesti en fait.
Et… j’ai senti qu’il fallait que j’aille
un peu lui parler. Et puis il m’a dit : oui,
je suis le seul garçon… il y en a un qui
m’a fait un bras d’honneur !… là aussi,
le fait même de faire du spectacle, ça posait
cette question-là : qu’est-ce qui fait
qu’à un moment je désire, je m’autorise… et
puis il y a des tas de choses qui vont faire entrave,
qui vont … alors, là c’est quelque
chose d’un peu social… mais qui est à l’image
des conflits qui peuvent aussi être intérieurs,
parce que lui c’est aussi un rapport à la
féminité… oui, enfin ce qui pourrait être
les attributions du féminin.
7
Travail avec les enfants sur le sens de l’opéra :
une économie plurielle de conflits
Tout ça, ça nous amène à quoi ? ça
nous amène au conflit, en fait.
Et donc, j’ai voulu vraiment, — alors
dès
le début —, travailler cet opéra
en termes de conflits.
Mais je voulais que ce conflit ne soit jamais un conflit
justement… social, ou extérieur. Je
voulais toujours qu’il y ait deux économies
de ce conflit, que ce soit aussi un conflit intérieur.
Et donc ça, par contre, effectivement, le fait … la
perte, le deuil, permet vraiment ça.
D’ailleurs, quand…
…Avant de commencer la mise en scène, je
suis allé discuter avec les enfants.
Je les faisais parler sur l’histoire, et puis je relevais
des termes dans ce qu’ils disaient
et je mettais ces termes en rapport. il y a quelqu’un
qui m’a dit : oui, mais quand quelqu’un
meurt, je ne sais plus comment il m’a dit exactement,
mais ça
voulait… en gros, ça disait que… c’était
mélangé : qu’on pouvait le détester
et en même temps le regretter.
Alors… déjà on était dans l’ambivalence… et
justement aussi dans le conflit. Et donc cette chose-là,
je l’avais vraiment soulignée comme étant
quelque chose qui devait pour moi guider tout le spectacle,
tout ce qu’on allait pouvoir faire de cette mort.
8
une économie du rite
C’était important pour moi que les Corbeaux… ça
m’était insupportable que ce soient les
mauvais ! Alors, j’ai joué ça
noir/blanc, effectivement, — les Corbeaux étaient
en noir, les p'tits Pantins en blanc, je les ai mis en
pyjama parce que j’ai voulu faire quelque chose
d’un peu lié au songe…
Parce que justement, je voulais que ce soit directement
en rapport avec une économie psychique, … mais
ces Corbeaux qui sont habillés en noir, ils s’habillent
sur scène : ils arrivent en blanc… c’est
simplement, que …
… Il y a (encore) un autre niveau d’économie
de mon récit. J’ai voulu une économie
du rite :
c’est comme si c’était des enfants
qui acceptent de jouer le mauvais rôle. Donc, ils
arrivent, comme des enfants, et ils veulent bien… parce
qu’en même temps, pourquoi est-ce que il
y aurait une classe qui aurait le mauvais rôle
et une classe le bon rôle ?
Et en plus, malgré toutes ces précautions,
le fait est que dans la réalité des répétitions,
il y avait vraiment une classe qui avait le bon rôle
et une classe qui avait le mauvais rôle.
Évidemment, c’était lié à une
différence d’âge. C’est vrai
qu’il y avait plus d’enfance dans cette classe
de 6e et moins d’enfance, donc plus de difficultés à jouer
dans cette classe de 5e, c’est sûr. Donc,
malgré ces précautions, — je ne sais
pas s’il faut faire un lien entre les deux, il
y avait quand même un peu de difficultés
du côté de la classe des Corbeaux.
En tout cas, dès le début, avant même
qu’on commence, j’avais conscience qu’on
ne pouvait pas dire : vous, vous êtes le… mauvais
rôle. Surtout que chez les enfants, c’est
pas forcément simple, le rapport entre … on
peut vite être dépassé — c’est
la mauvaise classe, les mauvais rôles —,
donc il faut essayer d’être vigilant par
rapport à ça.
9
Méthode de travail
… Il y a un autre niveau de conflit, dans ce que je viens juste
un petit peu de montrer, c’est entre le… C’est un truc
qui m’est
venu de Giorgio
Agamben…
Je procède un peu comme ça : c’est-à-dire
que je… on m’a donné l’opéra : je
l’ai
lu, je l’ai écouté (il m’a pas… totalement
emballé au départ). Après, j’ai rencontré les
enfants… et après j’ai une grande période de
lectures. Des lectures, comme ça, un peu par associations…
Il y a deux choses. Il y a des lectures…
Je voulais travailler sur la revenance, le fait que ce petit
enfant meurt mais revient.
Et donc il voit qu’il y a un groupe d’enfants — les
Corbeaux — qui
vont être dans un … j'avais d’ailleurs
du mal à trouver
la forme : quelle forme c’était ces Corbeaux
qui arrivent et… ce
qui était très difficile pour moi c’est
que c’était
vraiment des mots d’adultes…C’est une
projection de ce que serait la mauvaise enfance par un adulte.
Donc, c’était
compliqué pour moi…
Il faut peut-être commencer par ça : voilà, j’ai
trouvé le début de l’entretien !…
10
Le concept d'enfance : un point de vue d'adulte
C’est que c’est un vrai problème, cette enfance. Et
d’ailleurs ça
rejoint ce que je disais tout à l’heure : pourquoi
faire faire du spectacle aux enfants ?
La question a vraiment été évidente pour moi, parce
qu’il
y a eu une séance “jeune public”.
On a fait faire, à cause de maladresses du théâtre
(un problème de gestion), on a fait faire à des enfants ce
que des adultes ne feraient pas forcément : ils ont joué devant
800 spectateurs enfants. De la folie pure ! Ça s’est
très bien passé, vraiment très très bien, ils
ont très bien tenu le choc.
En plus, il y a eu un vrai succès !
Mais je me disais, quand
je les voyais …C’est pas possible…D’abord on
fait des demi-jauges, quand c’est des spectacles “jeune public”, … et
puis combien d’adultes ne tiendraient pas le choc ! Et puis
les exposer… des enfants aux enfants…
il y a un truc que
je trouvais très cruel, très dangereux… surtout, une
grosse prise de risque. Mais ça s’est très bien passé.
Et puis, en même temps, tout d’un coup, je voyais le spectacle
et je réalisais : mais ça, pour des enfants, ils
vont s’ennuyer ou ça va pas forcément passer, parce
que j’ai réalisé tout d’un coup que je n’ai
jamais pensé un seul moment faire le spectacle pour les enfants.
C’était avec des enfants, mais pas pour des enfants. Je me
suis un peu demandé pourquoi.
Justement, c’est quand même une affaire d’adultes.
Mais ça
c’est très vieux comme histoire parce que par
exemple les demoiselles de Saint-Cyr, quand… cette
création
de madame
de Maintenon… le premier spectacle
qu’elles
ont fait… Esther
… c’était pas du tout pour les enfants,
ce spectacle, c’était très
prisé par la Cour comme une chose un peu … étonnante
ou … j’en sais rien, mais… comme un plaisir
en fait !
Comme de la même façon les voix d’enfants :
chez Rousseau, à un moment, il raconte, il va écouter
les voix d’enfants à Venise, là…
Pour moi, cette dimension-là était présente parce
que, à tout moment dans l’opéra, je pensais qu’il
fallait ôter l’illusion que c’était… qu’on
avait affaire à de l’enfance. On avait affaire à une
projection. Déjà je trouvais que c’était une
très drôle de chose de commencer un spectacle
en tuant un enfant. …
Et donc je ne pouvais le prendre que comme un … enfin,
un symptôme, quelque chose de symbolique, je ne sais pas comment
dire ça…
De la même façon, l’enfant s’appelle Pantin. Je
trouvais ça d’une violence inouïe le fait que cet
enfant n’ait pas de prénom… il y a une petite fille
qui est amoureuse de lui et elle s’appelle Pantine. De même,
il y a un enfant qui s’appelle Corbeau, donc aussi c’est pas
un prénom d’enfant, et la fille dont il est amoureux (il y
a une histoire d’amour entre eux), s’appelle
Corbelle…
Pantine et Corbelle, à la fois c’est très
poétique
mais ça
n’existe pas… j’ai du mal à expliquer ça… Pour
moi ce sont des fantasmes d’adultes, d’enfants
qu’on
tue, qui ont des prénoms de choses, qui sont des pantins,
qui sont en lien avec du féminin qui n’existe
pas, en tout cas, en tant qu’il est nommé… ça
a avoir avec
des conflits infantiles, sans doute, mais tout ça
est écrit
par un adulte… Il faut partir de là…
Enfin, en tout cas, je voulais pas être dans l’illusion… qu’ils
auraient vraiment atteint quelque chose de l’enfance, parce que de
toute façon, l’enfance elle est perdue… voilà… c’est
même le propre de l’enfance de ce devenir… elle
est perdue y compris pour les enfants…
C’est un peu compliqué. Je pense que je manque d’éléments
pour expliquer bien… mais il y avait quelque chose un petit peu
comme ça dans ma tête.
Et donc… je trouvais que, effectivement, avoir des enfants pour
raconter ça, c’était bien, mais je pensais toujours
que je le racontais à des adultes ou… de toute manière,
moi je suis pas un enfant, ne serait-ce que ça…
11
Travailler (avec) et reconnaître ses propres fantasmes
Ce qui m’a tout de suite séduit extrêmement
dans cet opéra, par contre, c’est que j’ai
tout de suite vu — il y a un duo comme ça
entre Pantin et Pantine —, et je sais pas pourquoi … Ah,
oui!… À un moment il dit que Pantin revient
dans la cour de l’école et qu’il est
invisible. C’est pas très clair, on comprend
pas pourquoi des fois il a l’air d’être
un peu visible. Moi j’ai joué sur le fantôme,
donc du coup fantôme — drap… drap,
on n’était
plus dans une cour d’école, on était
peut-être dans un dortoir… et donc je voyais
une petite fille danser avec un fantôme ou chanter
avec quelqu’un qui n’était pas là.
Et donc, la première chose qui est venue comme ça,
vraiment, mais comme un fantasme en fait, c’était
cette petite fille qui faisait de l’équilibre… il
y avait une trace au sol d’un enfant mort, comme
la police fait quand il y a un accident, et il y avait
cette petite fille qui chantait en faisant de l’équilibre
sur la trace… donc, quand j’ai eu cette
image-là, l’opéra m’a beaucoup
plus !… Mais c’est évident qu’il
m’a beaucoup plus parce que c’est… oui,
une image fantasmatique… et qui n’est pas
du tout une image d’enfant, enfin à mon
avis… déjà, il y a déjà… elle
est déjà habitée, travaillée
par… pour moi ça ne peut être qu’un
fantasme d’adulte, je ne pourrais pas dire pourquoi
d’ailleurs… parce que c’était
mon fantasme à moi, je crois que c’est aussi
simple que ça… et donc…
12
La place du fantasme de l’artiste dans un projet pédagogique
artistique
C’est depuis ça, qu’après j’ai
construit un peu l’opéra et donc… toujours
cette question-là, je mettais…
Au fond, ça a toujours été une vraie question pour moi : je mettais
tous ces enfants au service de ce fantasme-là et
de ce plaisir de le voir se réaliser…
Alors, que reste-t-il ? C ’est peut-être
pour ça
qu’après on dort mal la nuit mais …
C’est très curieux, parce que tous les gens… même
toi d’ailleurs… « Quand même
pour ces enfants, c’est une éducation, c’est
quelque chose… »
… Oui, mais moi ça m’a toujours posé question…
… il est question là de nos désirs.
Dès lors qu’on essaie de ne pas être
dupe, c’est
compliqué de faire ça, de mettre ça
en place, même des choses bêtes.
Je me souviens celui qui faisait Pantin. Je l’ai privé une
fois de récréation mais pas parce que je l’avais
puni ! On était en train de travailler, on
n’avait pas fini, ça avançait et je pouvais
pas comme ça arrêter la séance de travail,
et on avait continué à travailler. J’avais
vaguement entendu la sonnette de la récréation…
Je ne l’ai pas refait parce que j’ai
senti vraiment qu’après ça…
…Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est
moi qui voit, qui décide de l’urgence, de l’importance
parce que c’est mon travail à moi à ce
moment-là, c’est compliqué cette affaire-là…
Mais est-ce que c’est pas aussi… est-ce que
ne se rejoue pas là tout bêtement ce que c’est
que l’enfance : c’est-à-dire cette
venue à la parole … cet… ce fait que
ce n’est que quitter un état, cette perte constante,
je sais pas bien exprimer ça, dont on aurait conscience
qu’après coup.
Enfin, donc voilà pour cette question de l’enfance.
Elle ne peut jamais être vraiment close.
Qu’est-ce que ce serait que faire faire du spectacle
aux enfants… pourquoi … c’est pas aussi
simple que ça paraît pour certains.
C’est bien que ça soit simple pour certains
parce que ça me donne du travail en quelque sorte
puisque on considère … et puis, politiquement,
c’est très très bien que ces enfants
fassent ça…
13
Sentir la forme, éprouver dans son corps le rythme
d’un autre : un savoir pratique
Après, sur ce très bien, là aussi moi
j’ai l’impression qu’il faut que ce soit
beau. Alors je pense que c’est peut-être là le
terrain qui serait en quelque sorte le terrain de la sublimation.
Ou qui pourrait être en lien avec la sublimation.
J’ai l’impression, mais comme — j’allais
dire comme les demoiselles de Saint-Cyr… que c’est
pour apprendre… c’est pas le mot « apprendre »,
je vais mettre en lien avec autre chose…
À un moment je me suis demandé, et ça
a été très très présent
quand j’ai vu mis en scène cet opéra,
ce que Meyerhold
voulait dire par… il dit : le
comédien, l’artiste de scène doit « sentir
la forme ».
Effectivement, il doit pas seulement comprendre, il doit
sentir.
Faire du spectacle avec les enfants, c’est ça
aussi effectivement, c’est peut-être le seul
moyen qu’il y a… qu’ils sentent… mais
des choses aussi bêtes que ce que c’est qu’une
ligne, ce que c’est qu’une lenteur, ce que c’est
que … c’est vraiment des choses de… du
coup, pour moi c’est là qu’il y a une éducation,
une éducation du corps.
Parce que ça a l’air très simple une
ligne mais ce n'est simple ni pour un enfant ni pour un adulte…
Par exemple, sur des mouvements… Le fait que je travaille
avec une chorégraphe, ça m’a beaucoup éclairé là-dessus.
Pour un enfant, je sentais que être sur scène,
c’était sans cesse mettre en rapport un rythme
propre, je dirais extrêmement… assez rapide
en général et là on est peut-être
en contact avec l’enfance et extrêmement … j’allais
dire tourné sur lui-même, sans forcément être
tourné vers l’extérieur… cette
mise en rapport de ce rythme propre et puis d’un rythme,
soit donné par la musique soit par l’ensemble,
et là il y a eu travail tout le temps, pas évident
chez les enfants, de sentir qu’ils doivent avoir une
réaction, qu’ils doivent avoir tel tempo et
puis après ils doivent trouver une certaine lenteur.
Ça dans la mise en scène ça y était,
dès lors qu’on a commencé à faire
des enchaînements, c’était quelque chose
qu’on a beaucoup travaillé.
Et à un moment, quand, dans la représentation
scolaire, je voyais ces grands garçons de 5e qui maladroitement
mais de manière absolument sublime se levaient — ils
devaient se lever assez lentement, venir s’installer
pour chanter autour de ce que j’ai transformé en
dépouille de Pantin — ça je
pourrais en parler après.
Quand même j’ai pris très au sérieux
l’histoire, que c’est un enfant qui mourait
mais je l’ai déplacée parce que pour
moi c’était trop cruel, mais quand même
je l’ai rejouée, enfin, je l’ai fait rejouer
avec des draps, des chiffons, ce qui fait qu’il y avait
quand même une certaine violence, en même temps,
mais, bon, déplacée.
Alors, je trouvais très très beau… Ces
garçons, je les regardais, et je me suis dit :
ils ont appris quelque chose…
Peut-être que je voulais aussi me rassurer que tout ça
n’était pas pour rien.
C’est vrai que
c’est peut-être parce que c’est vraiment
pour rien, effectivement ça sert pas à grand
chose … mais parce que c’était pour
rien que c’était quelque chose…
… Et donc, ils se levaient, comme ça, extrêmement
lentement. Ils allaient chanter près de cet amas
de chiffons, un tas de chiffons qui du coup devenait le corps
de Pantin… puisqu’il
y avait un drap déposé par-dessus… ils
faisaient ça… tout d’un coup, ils étaient
dans ce rythme-là qui n’était pas le
leur. Ils étaient allés vers ce rythme-là et
la rencontre entre leur rythme propre et le rythme — oui,
c’est plus une question de tempo — était
magnifique.
Et alors, après, ils devaient partir. Ça j’ai
vachement eu du mal à… et c’est ça
sentir la forme : c’est-à-dire, ils ne
peuvent le faire que s’ils le sentent. Mais y a qu’en
le faisant qu’on arrive à sentir, c’est… en
ce sens-là, peut-être c’est une
expérience irréductible
qui fait que ça vaut sans doute le coup de faire du
spectacle avec les enfants, parce que je ne vois pas bien
d’autres endroits où on
peut contacter ça dans sa gratuité absolue.
On pourrait mettre ça en rapport avec le sport, parce
que ça touche le corps, mais le sport est tout de
suite orienté vers le résultat… il y
a d’autres sports, effectivement, avec lequel on pourrait
mettre en rapport, c’est le surf, tout ce qui concerne
la glisse où il n'y a pas forcément
de compétition mais où il y a effectivement
une entente du mouvement.
Et donc cet aspect un peu éducatif…
Et qui était la même chose chez les … Racine,
Esther, tout ça… chez les demoiselles de Saint-Cyr… c’était
entendre la langue, c’était aussi faire un corps, éduquer
un corps, sauf que c’est plus orienté vers la
même chose, mais au fond, c’est la même
chose.
Et après — encore plus difficile !
:
Ils devaient enlever leurs chemises noires (les Corbeaux),
et puis partir…
À un moment j’ai trouvé,
j’étais vraiment… j’étais ému
de voir que, c’est pas qu’ils y arrivaient !
mais qu’ils le sentaient ! et donc ils le faisaient.
Alors, à ce moment-là je me suis dit que peut-être
tout n’était pas … que sans doute ça leur
avait apporté quelque chose. Parce que ça
c’est des choses sur …
Par contre, ça
franchement, après, il faudrait que ça continue à travailler … en
eux ou en tout cas … d’avoir éprouver ça,
sans en avoir peut-être conscience, peu importe,
avoir éprouver ça
un moment, c’est pour toujours, on peut pas leur enlever
et c’est …
Tout ça … c’est
la ville ! C’est être nombreux dans un
endroit ! C’est partager un
espace… après c’est
tout un… Là, je sens qu’il y a une ramification
qui est énorme.
Et puis,
d’avoir éprouvé dans son corps ce
que ça
pouvait être que le rythme d’un autre… C'est tout ça
qui joue…
À ce moment-là,
je me dis : oui, tout ça n’est sans
doute pas pour rien, mais on a été obligé de
passer par cette chose très très bizarre de… d’un
truc fou ! une histoire d’un enfant qui se tue
à vélo…
14
On tue un enfant (au théâtre)
… Mais parce qu’effectivement, il faut bien
tuer quelque chose pour … c’est … bon,
en même temps, c’est pas nouveau,
tuer
des enfants. Le théâtre commence comme ça, c’est
lié au … c’est Iphigénie, c’est
tout ça… mais ils le tuent pour pas de vrai,
quoi !…
15
Le théâtre, espace symbolique pour les pulsions
Alors, c’est très bizarre… je parlais
du conflit, tout ça… là aussi je me
suis dit que c’était « éducatif » — donc
il y avait cette chose — une (inaudible) —,
que je viens d’évoquer — c’était éducatif… je
m’en suis rendu compte quand j’ai dû … puisque
j’ai dit que j’avais travaillé sur le
conflit, enfin…
Alors, il y a eu des moments… j’ai voulu des
moments de chahut, j’ai voulu des moments de moquerie,
des choses… tout ce qu’on ne supporte pas au
fond, quand on est… surtout quand on est dans des
ZEP, des endroits, des collèges réputés
difficiles… Bon y a rien de plus difficile à supporter,
le chahut d’une classe, y a rien de plus, comment dire,
humiliant, non mais même abject que la désignation
d’un bouc émissaire… j’ai fait
jouer ça à un moment, sauf que là c’est
intéressant parce que c’était celui qui
intimidait tout le monde pendant tout le spectacle. Alors ça,
j’ai eu vachement de mal à le faire !
Alors, tuer des enfants au théâtre… Il
fallait arriver à trouver
un espace… comment
symboliser, en fait ? et ça, de toute manière,
c’est le…
Là aussi, je pense que c’est
important de faire du spectacle avec les enfants parce que … j’ai
pas les mots pour le dire parce que je n’ai pas assez
de connaissance là-dessus, mais je sens, j’ai
un peu lu, ce que Julia Kristeva quand… elle était
partie sur des exactions commises au Kosovo pour dire… elle
parlait de brisure de l’Occident, de l’appareil
psychique de l’Occident, qui avait oublié son
théâtre au fond, … bon, c’est en
lien avec ça.
Là, le théâtre a une importance parce
que… j’ai du mal à expliquer …C’est
trouver un espace symbolique pour les pulsions, pulsions
de destruction, qui peuvent s’exprimer dans le chahut,
dans la bagarre, dans … ça c’était
difficile à faire ! Je faisais des exercices.
Je faisais : « Chahut ! hop ! » « Couper
le chahut ! hop ! » on faisait du rythme
avec ça ! On y arrivait en exercices; après,
le soir de la générale ça a été hhhh !
Moi je voulais une sorte de dortoir, au fond, débordé par
ces pulsions… donc, le soir de la générale
c’était pas très impressionnant, alors
que pendant toute l’année ils étaient
capables de mettre la salle de répétition à feu
et à sang, donc je leur ai dit carrément.
C’est ça qui était compliqué.
Je leur ai dit : vous savez bien, vous le faites tout
le temps, mais il s’agit de le faire d’une manière
déplacée et vous n’y arrivez plus.
16
La valeur éducative du « déplacement » et
de la « négociation »
Donc, c’est cette chose-là qui est une éducation,
c’est ce déplacement… donc là aussi ça
a un sens de faire du théâtre avec les enfants,
du spectacle, spectacle ou théâtre, c’est
ce déplacement-là. C’est-à-dire
qu’à un moment … peut-être il s’agit
d’une question de maîtrise aussi… y a
un double mouvement à la fois de reconnaissance de
tout ce qu’il peut y avoir de pulsionnel, de la nécessité d’une
décharge …
…Reconnaissance, mais… déplacement.
Et c’est là aussi où le spectacle est à mon
avis une sorte de négociation… de toute façon,
faire du spectacle, faire de la mise en scène, c’est
que de la négociation… toutes négociations,
on pourra en parler… mais le spectacle est cet espace
entre deux, deux négociations, entre ce qui pourrait — comme ça,
hein —, être une éducation ultra-libérale,
libertaire, je sais pas comment dire le mot, sans interdits,
ce qui n’a aucun sens, et l’autre, l’opposée,
qui est aussi absurde et aussi dangereux qui est l’éradication
absolue !
C’est le malentendu, Élisabeth Roudinesco explique
bien ça,
le malentendu entre Freud et les États-Unis :
les États-Unis
ont accueilli Freud comme ça, parce que ils pensaient éradiquer
les pulsions… non ! Le théâtre,
il a justement… il est … ce double mouvement
de … à la fois de reconnaissance et de déplacement.
En ce sens-là effectivement, c’est éducatif.
Je me suis posé la question : quand on lit Athalie,
Esther… d’ailleurs, après, ça
a été interdit, elles ont fait Esther, les
filles, et après ça… je sais plus par
cœur la phrase, mais… « puisque ça
a eu du succès, on ne continuera pas ».
17
le spectateur, son objet de jouissance
Alors, après… je pense que c’est aussi
pointer la question de l’objet de jouissance, du spectateur, à ce
moment-là, mais bon… ça c’est
encore autre chose, mais je me disais : quand même,
de jouer comme ça ces histoires tragiques, c’est
des histoires aussi pulsionnelles, il s’agit bien de
la même chose ! maintenant, ces histoires ne veulent
plus rien dire aux enfants donc on a transformé tout ça…
Enfin, là encore, je me suis dit… non, je peux me
dire (c’est maintenant, en parlant), que c’est
pas pour rien effectivement … il y aurait une vertu
du spectacle avec les enfants.
18
jeu et rite
Alors, tout à l’heure je voulais parler de ça,
je sais plus pourquoi, mais je vais en parler maintenant,
c’est cette histoire du rite… et du jeu…
Parce
que… quand… j’y ai pensé tout à l’heure
quand j’ai raconté que je faisais venir les
Corbeaux avec… qu’ils acceptaient de jouer le
mauvais rôle, de se mettre en noir… là encore,
je pense que,…c’est une manière de… je
vais quitter le rite et le jeu…
Il y en a qui ont trouvé absurde autour de moi que
je les fasse habiller comme ça, mettre cette fameuse… ils
avaient un grand foulard noir et une chemise brune ! quand
même…
Surtout à un moment… en plus, tout ça
est tombé entre les deux tours … enfin, j’ai
répété avant, mais il y avait les deux
tours de l’élection présidentielle, le
deuxième tour étant aujourd’hui… donc,
après… donc, je pouvais pas m’empêcher
quand je les voyais avec leurs foulards noirs et leurs chemises
brunes … de faire une résonance avec le fascisme,
comme empêchement à vivre, comme étant
en rapport direct avec la vie… un pouvoir sur la vie.
Et justement je voulais absolument, c’est ce que je
disais tout à l’heure, qu’au bout de cet
opéra, les enfants n’aient pas le sentiment
que d’un côté, il y avait les bons et
de l’autre les méchants, mais que c’était
la même chose… Pour moi, c’était
très très important, que je voulais ôter
cette illusion.
Mais en même temps, quand ils arrivaient avec leur
chemise, il y avait un côté très ritualisé puisque
ils arrivaient, comme ça, lentement, ils distribuaient
les foulards noirs et ils mettaient leurs chemises noires.
Je leur disais : c’est comme si vous alliez faire « Halloween »,
mais une sorte d’Halloween imaginaire… On peut
imaginer que vous êtes dans une sorte de dortoir et
que tel jour, d’une manière très très
régulière, vous savez que vous allez faire
cette fête des morts. Et peut-être qu’il
y a un lien avec l’un d’entre vous qui aurait été mort à un
moment. Parce que, c’était le problème
du temps de cette histoire, aussi.
Là encore, ça pointait quelque chose comme
la nécessité du théâtre, c’est-à-dire
que… au théâtre, …oui, c’est ça,
on extermine sa mère, on tue son père si on
est Œdipe, si c’est Oreste, on tue sa mère !
c’est… mais tout ça, je me disais que
dans leur corps, à ce moment-là, les enfants éprouvent
qu’ils vont investir comme une chose, donc… séparée
d’eux, mais pour les faire leur ils vont investir le
principe du mauvais, ce que j’appelais tout à l’heure
les pulsions.
Mais en même temps, les Corbeaux ce sont ceux qui — les
fascistes, c’est pareil, — pendant tout l’opéra
sont ceux qui vont empêcher une sorte de vertige autour
de cette mort. Ils ne sont pas seulement une pulsion mais
ce qui empêche cette pulsion de s’exprimer. C’est
tout comme, c’est Freud de toute manière, c’est
adossé l’un à l’autre ! et ça
je trouve que du coup c’est dans leur corps qu’ils
s’en rendent compte, en mettant ces chemises… ils
doivent attendre… et ils m’ont posé des
questions parce qu’ils trouvaient que c’était… paradoxal,
en fait.
Et c’est très compliqué d’expliquer
un paradoxe aux enfants. Je crois que le mieux, c’est
de le vivre. Je pense que c’est plus simple, enfin
c’est pas plus simple, peut-être que ça
s’explique pas… donc… alors, voilà… alors
du coup tout ça en même temps a une dimension
très rituelle… parce que justement… le
théâtre en tant qu’il est lié au
rite est… j’arrive plus à l’exprimer… le
théâtre est un espace de ritualisation de tout ça.
Et …
Alors, là il y avait une histoire… c’était
que… j’avais du mal à comprendre cet
opéra …
C’est que, ce qu’il racontait,
c’était que ce petit enfant se tuait à vélo
et puis…
Au fond, les p'tits Pantins, quand cet enfant est mort, chantent « Entrez,
entrez, au petit bal du vélo cassé » puisqu’il
est mort à vélo, donc ça devient une
sorte de fête et les Corbeaux auraient été dans
quelque chose de beaucoup plus figé.
Mais j’avais
du mal à mettre des mots sur cette opposition, et
quand on a du mal à mettre des mots sur des oppositions
c’est que l’opposition n’est pas claire,
c’est peut-être que c’est pas… quand
je lisais ou que j’écoutais, je me disais :
oui, il les oppose, il les oppose mais… pour moi,
c’est pas si opposé que ça ! Parce
que sans doute, c’est que c’est paradoxal, quoi !
et… du coup… j’ai perdu ce que je voulais
dire…
Il les oppose… j’avais une insatisfaction parce
que… ça m’avait l’air trop systématique
et c’est là que j’ai dû beaucoup
chercher parce que je me suis dit… et en fait,
cette chose-là, elle avait déjà été beaucoup
travaillée puisque Agamben il renvoie à la
mort de Patrocle où effectivement il y a à la
fois… comment dire…
…On voit bien dans la mort de Patrocle comment on
peut pousser très très loin le… les
paroxysmes à la fois de la lamentation et de la ritualisation… et
c’est la même personne. C’était ça
qui était difficile… je trouvais difficile
que dans Pantin Pantine ce soit tellement opposé,
que ce soit pas les mêmes personnes.
Moi, je voulais
que ce soit les mêmes personnes… parce que… j’ai
du mal à expliquer ça… on sentait bien
qu’il y avait les Corbeaux qui auraient eu une manière
un peu… qui faisaient le deuil comme le font les grands,
donc, c’est-à-dire quelque chose lié à la
tradition, quelque chose peut-être de figé,
quelque chose qui se serait ossifié dans le rite.
Donc, effectivement, c’est vrai, c’est un moyen
de ne pas faire le deuil, parfois, je pense que c’est ça
que ça veut dire… mais c’est ne pas voir
que dans le rite il y a toute une dimension extatique de
vertige, de transe pratiquement… alors, c’était
compliqué, parce que ça, ça avait l’air
d’être plutôt du côté des
p'tits Pantins qui étaient dans le petit bal des vélos
cassés, alors que moi, je pense qu’on peut pas… pousser
un point paroxystique comme ça. Le rite peut être
du côté du vertige… donc…
19
Un même mouvement pour penser les contraires
Du coup c’est aussi pour ça que je voulais que
les Corbeaux et les Pantins soient la même chose, quoi… alors,
après, toute l’histoire, pour moi, consiste à raconter
comment… les modalités du deuil… comment
est-ce que… comment petit à petit ces enfants-là arrivent à … Je
voulais pas que, d’un côté il y aurait
un bon rapport à la mort, qui serait le côté des
p'tits Pantins et un mauvais rapport à la mort qui
serait celui des Corbeaux. Ça m’énervait,
je trouvais que c’était une duperie, une illusion,
il faut à un moment… et d’ailleurs, même
les enfants me l’ont dit quand ils disent que c’est
mélangé, etc… il faut à un moment,
accepter de mettre une chemise noire et de l’enlever…
Là, je dis « chemise noire » en évacuant
toute la dimension historique et politique, mais en même
temps, il faut peut-être aussi accepter… une
des manières de penser le fascisme, c’est aussi
d’accepter de penser à l’intérieur
de soi tout ce à quoi c’est susceptible de répondre… de
préservation du moi ! Tout bêtement parce
que ça procède d’une libido, aussi et
donc… voilà…C’était que
je voulais vraiment qu’on sente qu’il y avait
besoin des deux : besoin de la chemise, besoin d’enlever
la chemise, que … il y avait le vertige et…
Là aussi Agamben me donne une réponse parce
qu’il dit que souvent l’anthropologie… je
me souviens plus du détail, mais on oppose rite et
jeu — les p'tits Pantins auraient été ouverts
sur le temps du jeu, un temps ouvert, aiôn, mais
il dit que c’est compliqué : Patrocle,
c’est à la
fois… Patrocle meurt, tout est extrêmement ritualisé et
c’est la naissance des jeux olympiques, c’est-à-dire
l’ouverture sur un temps dont on ne connaît pas
l’issue puisqu’on ne sait pas quel est le vainqueur
quand on fait un jeu… Il explique qu’il y a
malgré tout des jeux où l’on sait qui
va gagner, bon…
En tout cas que le rite devienne un jeu c’est que le
rite ouvre sur un temps, sur un présent impossible,
et ç’est ça faire le deuil. C’est
accepter, au fond, que, …quelque chose de l’ordre
de la transmission, mais que cette transmission soit en lien
avec du devenir de la vie etc… alors, ça, ça
concerne bien l’enfance aussi, ça concerne bien
qu’est-ce que c’est qu’éduquer … donc
là aussi… j’ai négocié…
En
envisageant l’histoire dans les termes dans lesquels
j’essayais de l’envisager, je me disais qu’effectivement, ça
pouvait apporter quelque chose aux enfants, sinon je trouvais
que ça plaquait beaucoup d’illusions et beaucoup
d’antagonismes desquels on n’arrive pas à sortir,
entre… parce que c’est la même chose
que… quand on dit …on voit bien le retour du
refoulé… que tout est de la faute de 1968,
etc… donc c’est les mêmes antagonismes
dont on n’arrive pas à sortir… il faut
interdir, d’un côté, il est interdit d’interdire,
de l’autre… non, justement, il faut pas… enfin,
j’ai pas à donner ce qu’il faut et faut
pas faire ! mais… il y a une illusion dans cette
opposition… systématique ou … dos à dos.
Il faut arriver à penser… ces oppositions sont
« adossées » en
fait.
20
Valeur symbolique du déplacement
Alors, là, je ne parle pas, je m’en rends compte,
je ne parle pas de Pantine… j’ai montré tout à l’heure
comment elle fait…
Il y avait une très drôle de chose dans cet
opéra quand je l’ai écouté, quand
je l’ai lu …c’est en ce sens-là que
je trouvais qu’il était pas très très
bien fichu… c’est que ça a l’air
d’être une affaire très très importante
et puis, elle fait un duo avec Pantin, et on n'en entend
plus jamais parler. Et on n’était même
pas à la
moitié de l’opéra. Alors, c’était
un peu… ça va quand on raconte l’histoire,
mais qu’est-ce qu’on en fait quand on est sur
scène… j’en fais quoi de cette Pantine… et
puis, elle a plus rien à dire… elle dit, elle
a une intervention dans une chanson, comme ça, mais
bon, c’est trop maigre pour — retenir une phrase
au milieu d’une chanson — pour qu’elle
ait une existence scénique, c’était pas évident,
par contre, effectivement, en ce sens-là, cet opéra
est dans la lignée
baroque de grande grande symétrie : il y a un
autre duo qui reprend la musique entre Corbeau et Corbelle
et…
Qu’est-ce que j’en ai fait de ça ?
Du coup, Pantine, je l’ai fait sortir… l’image
dans la tête c’était vraiment le film
de Pasolini, Théorème, je voyais cet homme
qui part qui marche sur le volcan… y a un côté un
peu Empédocle… donc, c’était ça
pour moi : Pantine, elle entend une… ça
me permettait d’esquisser une… quelque chose
autour de la voix : elle entend cette voix ; qu’est-ce
qui fait qu’il y a des gens qui entendent des voix ?
c’est un vrai problème ! — qu’elle
entend cette voix de Pantin et du coup elle sort…
Après, plus loin dans l’opéra, on voit
finalement Corbeau et Corbelle qui n’arrivent pas à s’aimer… on
voit à un moment, ils dansent…
Dans l’histoire, au départ ils étaient
ridicules. Ils essayaient de, plus ou moins, d’être à l’image
de Pantin et Pantine et c’était… ça
devait être rendu… moche.
Je trouvais ça compliqué alors du coup j’ai
plutôt fait que… ils essaient de danser, il
lui marche sur les pieds, du coup elle lui met une claque… et
du coup… moi, je pensais que plutôt ils arrivaient
pas à s’aimer…
De quoi c’est parti tout ça ? quand j’ai
discuté avec les enfants, — il y en a un qui
me dit, — alors là j’ai trouvé que
c’était gagné,…
Puisque si je reprends tout ce que je viens de dire :
j’ai terminé sur le problème de la transmission,
et après je dis : je parle pas de Pantine et
en quoi Pantine est liée à la transmission ?
Bah justement c’est là je pense, quand j’ai
discuté avec les enfants, il y en a un qui m’a
dit — c’est celui qui joue Corbeau. D’ailleurs,
je pense qu’il a joué Corbeau, donc le chef
des Corbeaux, parce que je trouvais très pertinent
tout ce qu’il me disait… c’est plus sur
ses idées que… après, il m’intéressait
parce qu'il était plus grand que les autres, sa voix
avait mué donc… j’ai demandé l’autorisation à celui
qui dirigeait si je pouvais faire, alors que c’est
pas écrit comme ça, que lui chante avec une
octave en dessous, chante avec une voix d’homme.
Donc, y a l’histoire de la mue : c’est dans
le corps aussi qu’il y a cette transformation… et
puis l’histoire de la voix… Pantine entend une
voix et au fond tout ça conduit — mais il y
a peut-être que moi qui le voit — elle s’en
va et ça conduit à ce que Corbeau avec sa voix
d’homme peut chanter dans sa nouvelle voix avec Corbelle,
qui jusque là… quand ils dansaient ensemble — ça
va très vite au théâtre on peut pas tout
expliquer, elle lui avait mis une claque, etc…
Et donc Selim, le garçon qui jouait Corbeau, qu’est-ce
qu’il m’avait dit ? « Oui, mais
des fois il suffit que quelqu’un » — on
avait fait une grande discussion sur la mort… enfin,
il faut que j’explique
mieux… sinon on peut pas comprendre…
… la première chanson du spectacle, une des
premières chansons du spectacle, c’est donc… Pantin
se promène et les filles se battent entre elles pour
savoir… pour revendiquer leur rapport avec Pantin…
Annick : Y a plus qu’une
minute à peu près…
Pierre
C’est vrai ?… il faut que j’aille
vite… Selim me dit : on en revient du coup à la
notion d’héritage, et il me dit : des fois
quelqu’un meurt, on l’a même pas connu,
mais ça nous change… mais c’est l’idée
même qu’il soit mort. »
À partir du moment où il a dit ça et ça
pouvait être entendu par tous je me disais que c’était
gagné parce que là on était sur le problème
de la transmission.
Et donc, c’est exactement ça : comment
donc Pantine, en… je voulais que en faisant partir
Pantine, il y ait quelque chose comme ça qui se transmette,
qui se déplace et qui rende possible la vie à ceux
qui s’empêchaient de vivre avec leur veste noire
et que ce déplacement, cette transmission, parce qu’on
a réfléchit à ce que c’était
qu’un héritage, qu’un leg, il est essentiellement… déplacé… il
est symbolique…
s