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L'agencement [contexte]


Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Champs | Flammarion, 1996, p. 65-68.
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«  L’unité réelle, ce n’est pas le mot, ni l’idée ou le concept, ni le signifiant, mais l’agencement.
C’est toujours un agencement qui produit les énoncés. Les énoncés n’ont pas pour cause un sujet qui agirait comme sujet d’énonciation, pas plus qu’ils ne se rapportent à des sujets comme sujets d’énoncé. L’énoncé est le produit d’un agencement, toujours collectif, qui met en jeu, en nous et hors de nous, des populations, des multiplicités, des territoires, des devenirs, des affects, des événements. Les noms propres ne sont pas des noms de personne, mais de peuples et de tribus, de faunes et de flores, d’opérations militaires ou de typhons, de collectifs, de sociétés anonymes et de bureaux de production. L’auteur est un sujet d’énonciation, mais pas l’écrivain, qui n’est pas un auteur.
L’écrivain invente des agencements à partir des agencements qui l’on inventé, il fait passer une multiplicité dans une autre. Le difficile, c’est de faire conspirer tous les éléments d’un ensemble non homogène, les faire fonctionner ensemble. Les structures sont liées à des conditions d’homogénéité, mais pas les agencements. L’agencement, c’est le co-fonctionnement, c’est la « sympathie », la symbiose. Croyez à ma sympathie. La sympathie n’est pas un vague sentiment d’estime ou de participation spirituelle, au contraire c’est l’effort ou la pénétration des corps, haine ou amour, car la haine aussi est un mélange, elle est un corps, elle n’est bonne que lorsqu’elle se mélange à ce qu’elle hait. La sympathie, ce sont des corps qui s’aiment ou se haïssent, et chaque fois des populations en jeu, dans ces corps ou sur ces corps. Les corps peuvent être physiques, biologiques, psychiques, sociaux, verbaux, ce sont toujours des corps, ou des corpus.
L’auteur, comme sujet d’énonciation, est d’abord un esprit : tantôt il s’identifie à des personnages, ou fait que nous nous identifions à eux, ou à l’idée dont ils sont porteurs ; tantôt au contraire il introduit une distance qui lui permet et nous permet d’observer, de critiquer, de prolonger. Mais ce n’est pas bon. L’auteur crée un monde, mais il n’y a pas de monde qui nous attende pour être créé. Ni identification ni distance, ni proximité ni éloignement, car, dans tous ces cas, on est amené à parler pour, ou à la place de… Au contraire,
il faut parler avec, écrire avec. Avec le monde, avec une portion de monde, avec des gens. Pas du tout une conversation mais une conspiration, un choc d’amour ou de haine. Il n’y a aucun jugement dans la sympathie, mais des convenances entre corps de toute nature. « Toutes les subtiles sympathies de l’âme innombrable, de la plus amère haine à l’amour le plus passionné). C’est cela, agencer, être au milieu, sur la ligne de rencontre d’un monde intérieur et d’un monde extérieur. Être au milieu : « L’essentiel , c’est de se rendre parfaitement inutile, de s’abaisser dans le courant commun, de redevenir poisson et non de jouer les monstres ; le seul profit, me disais-je, que je puisse tirer de l’acte d’écrire, c’est de voir disparaître de ce fait les verrières qui me séparent du monde.
Il faut dire que c’est le monde lui-même qui nous tend les deux pièges de la distance et de l’identification. Il y a beaucoup de névrosés et de fous dans le monde, qui ne nous lâchent pas, tant qu’ils n’ont pas pu nous réduire à leur état, nous passer leur venin, les hystériques, les narcissiques, leur contagion sournoise. Il y a beaucoup de docteurs et de savants qui nous invitent à un regard scientifique aseptisé, de vrais fous aussi, paranoïaques. Il faut résister aux deux pièges, celui que nous tend le miroir des contagions et des identifications, celui que nous indique le miroir de l’entendement.

Nous ne pouvons qu’agencer parmi les agencements. Nous n’avons que la sympathie pour lutter, et pour écrire, disait Lawrence. Mais la sympathie, ce n’est pas rien, c’est un corps à corps, haïr ce qui menace et affecte la vie, aimer là où elle prolifère (pas de postérité ni de descendance, mais une prolifération…). Non, dit Lawrence, vous n’êtes pas le petit Esquimau qui passe, jaune et graisseux, vous ‘avez pas à vous prendre pour lui. Mais vous avez peut-être affaire avec lui, vous avez quelque chose à agencer avec lui, un devenir-esquimau qui ne consiste pas à faire l’Esquimau, mais à agencer quelque chose entre lui et vous — car vous ne pouvez devenir esquimau que si l’Esquimau devient lui-même autre chose. De même pour les fous, les drogués, les alcooliques.
On objecte : avec votre misérable sympathie, vous vous servez des fous, vous faites l’éloge de la folie, puis vous les laissez tomber, vous rester sur le rivage… Ce n’est pas vrai. Nous essayons d’extraire de l’amour toute possession, toute identification, pour devenir capable d’aimer. Nous essayons d’extraire de la folie la vie qu’elle contient, tout en haïssant les fous qui ne cessent de faire mourir cette vie, de la retourner contre elle-même. Nous essayons d’extraire de l’alcool la vie qu’il contient, sans boire : la grande scène d’ivresse à l’eau pure chez Henry Miller.
Se passer d’alcool, de drogue et de folie, c’est cela le devenir, le devenir-sobre, pour une vie de plus en plus riche. C’est la sympathie, agencer. Faire son lit, le contraire de faire une carrière, ne pas être un histrion des identifications, ni le froid docteur des distances. Comme on fait son lit on se couche, personne ne viendra vous border. Trop de gens veulent être bordés, par une grosse maman identificatrice, ou par le médecin social des distances. Oui, que les fous, les névrosés, les alcooliques et ls drogués, les contagieux, s’en tirent comment ils peuvent, notre sympathie même est que ce ne soit pas notre affaire. Il faut que chacun passe son chemin. Mais en être capable, c’est difficile. »


Entretien avec Alessandro Sarti, par Igor Pelgreffi, «  L’hétérogenèse différentielle. Formes en devenir entre mathématiques, philosophie et politique.  » revue Multitudes,
2020/1, n°  78, p.  154-163
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(Alessandro Sarti)
La question sur laquelle je travaille concerne les formes, ou mieux, le devenir des formes. Je le traite en tant que mathématicien, mais dans l’esprit de la philosophie française du XXe siècle, de Gilbert Simondon à Gilles Deleuze.
Dans ce contexte, le devenir de formes est le passage d’une dimension intensive à son expression dans les formes dilatées dans l’espace et le temps. Pour Simondon, il s’agit du passage d’une dimension pré-individuelle à l’individuation des formes comme processus jamais complètement achevé. L’individu n’est jamais complètement déterminé et est au contraire perpétuellement en « formation ». Deleuze, de manière analogue, entend le devenir comme le passage d’une dimension virtuelle à son actualisation. Toutefois, il considère ce passage comme la solution d’un problème, pour lequel il reprend le calcul infinitésimal de Leibniz, et construit la morphogenèse comme actualisation d’un problème différentiel. Dans le Deleuze de Différence et Répétition, le différentiel est encore celui de la physique mathématique ou du structuralisme dynamique thomien, à savoir un différentiel défini de manière uniforme dans un espace. Seulement plus tard, dans sa forme la plus aboutie avec Félix Guattari, on parvient à une définition d’ « hétérogenèse » dans le sens d’un virtuel hétérogène, dans lequel les éléments génératifs des dynamiques sont hétérogènes et s’assemblent par « agencements ». Il s’agit d’une transformation d’une ampleur philosophique considérable. À la différence de la physique mathématique et du structuralisme où le devenir des formes découle de générateurs homogènes dans l’espace et le temps, donnant lieu à des lois externes, l’hétérogénèse introduit la possibilité de modifier les lois de manière spatiale et temporelle. L’hétérogenèse est précisément la dynamique qui permet de générer des formes nouvelles.
Le problème, c’est que pour faire tout cela, les mathématiques n’existent pas. Le problème différentiel comme l’avait pensé Leibniz n’est pas suffisant. Voilà, moi je m’occupe véritablement de ceci : comment repenser le différentiel pour le devenir de formes de l’hétérogenèse. Les domaines empiriques de ces dynamiques sont variés et concernent les dynamiques imaginatives dans les sciences cognitives, les devenirs phylogénétiques dans les sciences de la vie, la sémiogenèse dans les théories du sens, les morphodynamiques microhistoriques en sciences humaines et les dynamiques de la multitude en philosophie politique.
Avec Franco Berardi Bifo, nous avons commencé à nous pencher sur cette question des formes nouvelles à la fin des années 1990, à l’époque où j’étais à Berkeley. De ces travaux est sorti un petit ouvrage (RUN) et quelques années plus tard, un travail que nous avons présenté à la Documenta de Kassel et qui m’a laissé un très bon souvenir. Les derniers mots de RUN étaient : « Si nous prenons un modèle de type hétérogénétique, rhizomatique et multiplanaire, alors on rouvre un espace à l’espoir, à la création de formes indépendantes des automatismes qui semblent enchaîner le présent ». […]

(Igor Pelgreffi)
Certaines des brèves références que tu as indiquées renvoient à un certain post-structuralisme (à l’instar de celui de Deleuze) tandis que d’autres, probablement, concernent encore les potentialités du structuralisme. Je veux dire, c’est intéressant, le fait que ton travail semble s’inscrire dans une certaine tension dans un passage résistant, entre ces deux paradigmes qui ont tous deux profondément marqué, précisément, l’histoire de la pensée récente. (Ajouté le 18/12/2022)

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