Travailler 'avec' Godard ?
du mode d'existence technique d'un poème |jlg|
Composé par effet de la proposition de la revue LIGNES de contribuer à leur numéro 71 Jean-Luc Godard, Encore et après juin 2023
Si l'on considère ce texte en tant qu'objet technique, la variation publiée dans Lignes est un objet technique à qui l'on a retiré deux pièces. On peut s'attendre à des effets sur son fonctionnement.
Si on le considère avec les outils de la sémiotique triadique peircienne, on assiste à l'émergence d'une série de sémioses, trois, à ce jour, dites variations:
La première, occupe une certaine place, lance le mouvement de penser dans Il est possible d'entendre beaucoup de choses dans ce que vous dites livret publié sur le site en juillet 2021. [Ouvrez!]
La deuxième est celle de Lignes;
La composition initialement proposée à la revue, avec toutes ses pièces, devient la troisième. C'est la variation offrant le plus de possibilités pour la poursuite du travail qui va se développer depuis ce chantier Godard.
Voici les pièces de la troisième
Son de cloche, comme pour annoncer le couleur
Boîte à outils: Lacan (2), Goldstein, Simondon, Bailly
Mémento
Godard poème
Notices bibliographiques commentées manque à sa place dans la V2
Godard poème: Chronique, Au pied de la lettre, Les règles d'un jeu, À haute voix
Le moment de conclure manque à sa place dans la V2
Vous pouvez télécharger la troisième ici [Ouvrez!]
reprise
L'art de l'embrayage, la fonction inchoative
Le vivant| L'existant
L'après coup, sa fonction dans la lecture
Comment ça va avec le savoir?
Savoir sur | Savoir avec
La relation | L'avec
L'avec | Le montage
poème lacan | godard poème
godard poème | simondon poème | Individuation
godard | jlg | godard poème
Point de vue | Facteur d'échelle
Les fondations secrètes de la nouvelle vision
Badiou, Deleuze et le cinéphile
«Une nouvelle méthode!»
Reprise du chantier
L'art de l'embrayage, la fonction inchoative
Godard à le chic, je trouve, pour faire office d'embrayeur, assurer cette fonction inchoative dont j'ai entendu parler dans les séminaires de Jean Oury à Sainte-Anne (Il y a du Lacan avec ses quatre discours là-dessous je crois)
« Faire ce qu’on peut et ne pas faire ce qu’on veut ; faire ce qu’on veut à partir de ce qu’on peut, faire ce qu’on veut de ce qu’on a et pas du tout rêver l’impossible. »
On retrouve dans ces mots de Godard qui faisaient démarrer le moment de conclure comme une invitation à découvrir avec Raphaël Célis ce que Weizsäcker nomme le pentagramme pathique:
Le vivant | L'existant
«… cinq verbes modaux de la langue allemande: wollen (vouloir), können (pouvoir), dürfen (être autorisé), sollen (être moralement obligé), müssen (être contraint). Ces cinq verbes composent ce que Weizsäcker nomme le pentagramme pathique, et chacun d'entre eux correspond en effet à une catégorie pathique, c'est-à-dire à un mode de frayage (Bahnung) de la vie pulsionnelle vers sa réalisation existentielle. Voici comment il les définit: "Ces catégories, que nous comparons à des axiomes, renvoient à des passions, à des affects, à des épreuves dont la fluidité a été en quelque sorte fixée dans des formes grammaticales. Comme il s'agit de verbes modaux, ils peuvent être déclinés et personnalisés. Dans leur usage, nous pouvons déjà entrapercevoir comment une personnalité se structure.»
En effet, comme l'expriment ces verbes, l'homme n'est jamais ce qu'il est que dans son rapport à ce qu'il n'est pas, à ce qu'il veut, à ce qu'il doit accomplir, à ce qu'il peut ou pourrait, et ainsi de suite.
Ce que la psychanalyse thématise en la forme d'un "manque" ne porte encore ici que la marque de l'indétermination, de la potentialité, de l'impuissance parfois (être contraint), mais aussi du clivage entre soi et soi: l'homme est un être qui veut et ne peut pas, ou l'inverse, un être qui doit mais ne veut pas, un être qui désire mais dont ce désir n'est pas autorisé, etc. Le pentagramme pathique et sa combinatoire constitue ainsi la quintuple racine de la vie pulsionnelle et détermine les vecteurs intentionnels dominants en fonction desquels l'existence humaine est destinée à prendre des formes changeantes entre sa naisssance et sa mort. Car si la mort délimite la frontière extrême du pouvoir (können) ou anticipe sur l'ultime concession qui fait triompher la contrainte (müssen), l'espace du jeu que l'individu, dans la temporalisation de sa vie va creuser entre la possibilité et la nécessité n'est jamais rigoureusement prévisible, ni encore moins mesurable. Pourtant, c'est de l'écart ainsi creusé par la découverte d'un équilibre nouveau, ou d'un réaménagement du contexte d'existence que dépend le plus souvent l'issue d'une maladie ou le dépassement d'une souffrance.»
L'après coup, sa fonction dans la lecture
Dans votre position de lecteur, vous avez trouvé des outils à l'entrée de l'atelier, mais sans mode d'emploi. Les adapter, les forger pour notre usage, c'est une part du travail de lecteur.
Seulement après votre première rencontre avec godard poème je vous ai proposé de partager les lectures où j'ai repéré ces outils. À vous d'y aller voir ou pas. Dans l'après coup, que va devenir godard poème — pour vous — ?
Comment ça va avec le savoir?
Sur la colonne de gauche, dans les fragments cités d'un article de Giovanni Vassalli relatif à la technique de la psychanalyse, vous trouverez un passage concernant le verbe horan |voir en Grec ancien. C'est à propos de Charcot que Freud qualifiait de voyant. Vassalli signale comment ce verbe pouvait dans son usage changer de signification et passer de voir à savoir. Intéressant pour notre enquête.
Savoir sur | Savoir avec
John Grote, Exploration philosophica (1865), cité par Wiliam James, La Signification de la vérité, une suite au Pragmatisme (1909), Antipodes, 1998, p. 34.
«Notre connaissance peut être considérée de deux façons, ou en d’autres termes il y a deux manières pour nous de parler de “l’objet” de la connaissance. Ou bien nous usons du langage suivant : nous connaissons telle chose, tel homme, etc. ; ou nous usons de celui-ci : nous savons telle et telle chose sur cette chose, cet homme, etc. Le langage, en général, obéissant à la sûreté de son instinct logique, distingue entre ces deux emplois de la notion de connaissance, l’une étant [gnonai], noscere, kennen, connaître, l’autre étant [eidenai], scire, wissen, savoir. À l’origine, la première peut être considérée comme la plus phénoménale, suivant l’expression dont je me suis servi; c’est la notion de connaissance en tant que connaissance directe ou familiarité avec ce qui est connu; notion qui peut être plus proche de la communication phénoménale ou corporelle, et moins purement intellectuelle que l’autre; telle est la sorte de connaissance que nous avons d’une chose perçue directement, par les sens, ou indirectement, sous forme de représentation schématique, de Vorstellung. L’autre, que nous exprimons par des jugements et des propositions, et que les Begriffe ou concepts renferment sans que nulle représentation d’image ne soit nécessaire, est à l’origine la notion de connaissance la plus intellectuelle. Il n’y a aucune raison cependant pour que nous ne puissions pas exprimer notre connaissance, de quelque nature qu’elle soit, à condition toutefois que nous ne l’exprimions pas confusément des deux manières à la fois, dans une même proposition ou un même raisonnement.» (commentaires à venir)
La relation | L'avec
(bientôt)
L'avec | Le montage
(bientôt)
poème lacan | godard poème
(bientôt)
godard poème | simondon poème | Individuation
«Chacun de nous porte son poème en lui. Le poème de sa vie.» (Jeanne Benameur, citée par Pascale Leray. cf notices bibliographiques) (en devenir)
godard | jlg | godard poeme
(bientôt)
Point de vue | Facteur d'échelle
Revenir sur mon expérience de filmer avec la Paluche: décentrage du regard et de la visée: filmer avec la main, le bras, le corps, mais plus avec l'œil qui ne fait que contrôler. [Ouvrez!]
De la nécessité de s'intéresser aux sciences contemporaines
«Si la philosophie a fondamentalement besoin de la science contemporaine, c'est parce que la science croise sans cesse la possibilité de concepts, et que les concepts comportent nécessairement des allusions à la science, qui ne sont ni des exemples, ni des applications, ni même des réflexions.»
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, Minuit, 1991, p.153.
La notion d'observation est 'bousculée' par les sciences contemporaines
«De nos jours, les ruptures d'échelle n'ont fait que s'accentuer. Mais le problème philosophique s'est toujours révélé le même: obliger l'homme à faire abstraction des grandeurs communes, de ses grandeurs propres; l'obliger aussi à penser les grandeurs dans leur relativité à la méthode de mesure, bref à rendre clairement discursif ce qui s'offre dans la plus immédiate des intuitions.»
Gaston Bachelard, cité par V. Bontems. Cf. colonne gauche ci-contre.
(en devenir)
Les fondations secrètes de la nouvelle vision
Michel Cassé, Du vide et de la création, Odile Jacob,1993, 2001, p. 15-17.
Deleuze cite un autre passage du livre au début de son texte «L'actuel et le virtuel»
«Le vide, au sens de néant, est un sujet impossible que j’abandonne volontiers aux philosophes. Le néant absolu est ce qui n’a pas et n’a aucune propriété physique. L’homme de science ne peut, par conséquent, rien en dire. Comment une non-entité pourrait-elle être le sujet d’une proposition?
Plus modestement, ce livre part du constat que l’univers n’est pas vide, mais presque. Il appartient au physicien de donner un sens à ce «vide» et à ce «presque». C’est à tel prix que prend forme et langue une cosmologie du vide.
note: Il est regrettable que nous ne disposions pas d'un mot plus précis pour exprimer les propriétés de l'espace physique expurgé de particules réelles. On se demande comment il peut être appliqué sans discrimination par le mathématicien, le tonnelier, le philosophe et le physicien.
Je n’ai à vous donner que des matières perdues, des symétries abstraites et des brisures accidentelles, et le plus pauvre du corps, le vide physique au centre même des corps. Pauvre, classiquement, mais le verbe quantique excède toute parole ordinaire et de bon sens. Sous le coup de fouet sémantique, la description change profondément et les évidences se renversent. Le dépouillement se fait abondance, le vide n’est plus l’absence. Il rassemble toute la puissance de la physique et la redonne indéfiniment. Peuplé, surpeuplé même, est ce que nous croyons déserté. Si nous pouvions procéder à une sociologie du microcosme et visualiser les différents protagonistes, le spectacle évoquerait plutôt la foule d’un marché oriental que la solitude monastique.
L’inventaire systématique du moindre centimètre cube d’espace frappe de stupeur: les paires virtuelles électron-positon côtoient toute une faune de quanta-photons, gluons, particules W et Z et bosons de Higgs — pour sacrifier à la langue vernaculaire des physiciens.
On peut s’étonner d’y voir encore à travers.
Les «anges» microscopiques du vide ne laissent pas la matière indifférente. Les légions de particules virtuelles convoquées par le vide mettent en relation les particules réelles et durables de la matière. Ce vide émerveillant n’est pas seulement à l’origine des forces mais aussi de leur différenciation, tant en portée qu’en intensité. Les variations du vide sont les fondations secrètes de la nouvelle vision; Simple vue de l’esprit? Délire physico-mathématique? Aucunement! Les processus physiques virtuels, manigancés par le vide, ont une influence observable sur certains phénomènes physiques, comme par exemple l’émission de lumière par les atomes. Ces effets, certes légers, sont attestés expérimentalement et la théorie en rend compte avec une précision inégalée.
Le vide classique, rendu invisible par sa simplicité et son dépouillement, devient quelque chose de nouveau et de différent. Aujourd’hui, il est présumé contrôler la dynamique des corps matériels. Définie comme description des interactions qui affectent le mouvement des particules et des objets dans l’espace et dans le temps, cette discipline constitue le fil d’Ariane de la physique, qu’on l’habille de la livrée newtonienne ou du voile quantique. Le vide physique, en l’occurrence, est à l’interaction ce que l’espace est aux relations géométriques. Ce rien est plein de symétries et de lois. Il présente donc un vif intérêt métaphysique tout à la fois comme substance et principe d’organisation.
Il est comme s’il n’était pas. Parfaitement neutre mais totalement habité, il s’offre comme une bénédiction aux lecteurs du Tao.
« Sans nom, il représente l’origine de l’univers
Avec un nom, il constitue la Mère de tous les êtres. »
« Il y avait quelque chose d’indéterminé
avant la naissance de l’univers.
Ce quelque chose est muet et vide.
Il est indépendant et inaltérable.
Il circule partout sans se lasser jamais.
Il doit être la mère de l’univers. »
La science moderne, à l’instar du Tao, est prête à lui accorder la préséance dans la chaîne des formes matérielles. Dans la chaude jeunesse de l’univers, il précède la lumière et la matière.
Je donnerai à voir et à penser le vide merveilleux que s’est donné la théorie quantitative-relativiste. J’adoucirai le choc du vide sur les esprits. Élevé dans la pensée au plus haut et au plus brûlant des cieux de la physique, il sera littéralement entrée en matière. Je dirai les métamorphoses du haut vide et finalement, je le trouverai si beau que je me permettrai d’en douter.
(en devenir)
Pour la route : Badiou, Deleuze et le cinéphile
«Les droits de l'hétérogène sont donc à la fois impératifs et limités. Aucune pensée ne peut commencer que sous l'impulsion violente d'un cas-de-pensée. Il est exclu de procéder à partir d'un principe. Et chaque commencement, étant une impulsion singulière, présente un cas singulier. Mais la destination de ce qui commence ainsi est la répétition, où se déploie le différentiel invariable d'une ressource de puissance.
Prenons pour exemple le cinéma. D'un côté, Deleuze multiplie les analyses singulières d'œuvres, avec une confondante érudition de spectateur libre. Mais d'un autre côté, ce qui est finalement produit va au bassin de capture des concepts qu'il a, de toujours, institués et liés: le mouvement et le temps, dans leur acception bergsonienne. Le cinéma, dans la prolifération de ses films, de ses auteurs, de ses tendances, est un dispositif contraignant et dynamique, où Deleuze vient occuper la place vide de qui devra une fois encore, sous la puissance massive du cas, parcourir ce dont il est capable, refaçonner ce qu'il a déjà produit, répéter sa différence, en la différenciant plus encore des autres différences. C'est pourquoi l'usage des deux énormes volumes sur le cinéma a toujours paru difficile aux cinéphiles. La plasticité locale des descriptions de films y semble versée au bénéfice de la philosophie, et nullement à celui du simple jugement critique, dont le cinéphile alimente son prestige d'opinion.»
Alain Badiou, Deleuze «La clameur de l'être», Pluriel, 2013, p.27.
«Une nouvelle méthode!»Capture écran d'une des nombreuses copies du film "En rachâchant" trouvées sur youtube
(En l'état le 24 juin 2023… et en devenir…)
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moi j'aurais voulu 'avec', tu comprends ? pas 'sur' !…'avec' !…
T'as toujours voulu que l'amour vienne du travail, des gestes qu'on pouvait faire ensemble…
Bien avant Sauve qui peut (la vie), il me semble, Godard a mis dans la bouche de ses acteurs des phrases énonçant d'une façon ou d'une autre cette injonction : « pas sur ! mais avec ! »
Comment peut se manifester ce déplacement de posture ?
Cette page va peut-être devenir comme le germe pour un nouveau mouvement de découverte…
Les fragments de textes que vous allez lire ont pour fonction de former une sorte de base (basis, la marche, en grec), sur laquelle marcher, s'appuyer, en vue d'accompagner le travail avec, et par conséquent la lecture «Du mode d'existence technique d'un poème |jlg|»
À ce jour, l'enquête débute avec trois mots: technique, relation, technè.
Mais se fait déjà jour une autre piste: du côté de l'anthropologie médicale avec Viktor von Weizsäcker (un autre chantier d'Ouvrir le cinéma)
Quelques lignes d'un article de Raphaël Célis, université de Lausanne, pour annoncer ce travail à venir:
«Weizsäcker s'appuie essentiellement sur les méditations de son ami Franz Rosenzweig dont il il avait lu et annoté l'ouvrage intitulé L'Étoile de la Rédemption. Rosenzweig qui fut, avec Martin Buber l'un des premiers philosophes allemands à prendre ses distances par rapport à l'héritage de l'idéalisme allemand et de son apriorisme transcendantal, fut aussi à l'origine d'une conception nouvelle de la subjectivité, laquelle plutôt que d'opposer d'emblée celle-ci à un objet, à un non-moi, s'efforce de la penser, commme le fit, plus tard E. Levinas en France, comme un être avec et pour autrui. De ce fait, en place de se présenter comme une instance identique à elle-même qui, pareille à l'ego cartésien, oppose son inébranlable certitude au flux changeant des apparences, cette subjectivité s'avère décentrée d'entrée de jeu par l'intrigue où elle se découvre de manière pré-réflexive dépendante d'autrui, que ce soit dans la reconnaissance ou le conflit. Autrui n'est donc pas d'abord pour ce sujet le pôle d'une visée cognitive ou d'une représentation, il est d'abord ce qui rend possible sa propre existence comme existence humaine.»
La place de la technique dans la culture
… et ne pas confondre technique et technocratie.
Des fragments tirés de l'article de Vincent Bontems «Encyclopédisme et crise de la culture», Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2006|3, tome 131, p. 311-324. Édition électronique.
«Avec la substitution de la machine à l'homme comme opérateur, avec le métier à tisser automatique et l'équipement de nouvelles fabriques, commence la frustration de l'ouvrier et apparaît le luddisme en réaction. La notion de progrès se dédouble alors, devenant pour une part angoissante et agressive, ambivalente: on n'arrête plus le progrès, mais il n'a plus de sens pour l'individu. C'est à cette période de déphasage qu'appartiennent les «idéologies progressistes» de Saint-Simon et d'Auguste Comte qui font l'éloge du banquier, qui a l'intelligence des ensembles, pour qui le progrès garde un sens. Karl Marx est le philosophe qui prend conscience de ce déphasage et entretient un rapport ambivalent à l'appareil de production: l'aliénation ressort des rapports de propriétés; elle apparaît quand le producteur n'est plus possesseur des moyens de production.
Mais le capital et le travail définisssent deux modes inadéquats, incomplets et symétriques de rapport à la réalité technique: "Le travail possède l'intelligence des éléments, le capital possède l'intelligence des ensembles;
mais ce n'est pas en réunissant l'intelligence des éléments et l'intelligence des ensembles que l'on peut peut faire l'intelligence de l'être intermédiaire et non mixte qu'est l'individu technique. L'aliénation n'est pas premièrement économique et la réunion du capital et du travail ne suffirait à l'abolir: c'est l'expulsion de l'homme hors de la position centrale du système de production et son remplacement par la machine qui est le point obscur du système économique et le ressort de l'aliénation humaine. La socialisation des moyens de production ne saurait en soi émanciper l'humanité: elle n'est possible que si la société a acquis l'intelligence de la participation des machines. Le producteur ne doit pas seulement posséder la machine, il doit la comprendre.» (p. 314)
«Le marxisme manque le lieu où se joue l'aliénation de la même manière que le schème hylémorphique rate l'opération de la prise de forme, laissant échapper la vérité qui se loge dans la zone obscure du processus d'information, à l'intérieur même du moule ou de l'appareil de production.» (p. 315)
Un peu plus loin, Vincent Bontems introduit une citation de Gilbert Simondon:
«Il est bien difficile pour un ouvrier (il conviendrait d'employer le terme neutre d'"opérateur") de connaître la technicité à travers les caractères et les modalités de son travail quotidien sur la machine. Il est difficile aussi pour un homme qui est propriétaire des machines et les considère comme un capital productif de connaître leur technicité essentielle. C'est le médiateur de la relation entre les machines qui peut seul découvrir cette forme particulière de sagesse. Or une telle fonction n'a pas encore de place sociale: elle serait celle de l'ingénieur d'organisation s'il n'était préoccupé du rendement immédiat et gouverné par une finalité extérieure au régime des machines, celle de la productivité.» (p. 315)
Vincent Bontems reprend:
«L'emprise de l'idéologie productiviste fait obstacle à une réflexion sur l'organisation technique orientée dans la perspective d'une action émancipatrice. Cette techno-politique serait à la fois antitechnocratique, la technocratie résultant de l'indifférence et de l'incompétence des décideurs vis-à-vis des techniciens (qui se trouvent dès lors investis d'une d'une responsabilité politique incontrôlée), et antitravailliste: elle ne vise pas la réhabilitation mais la suppression du travail: "Le travail doit devenir activité techique."
La question de la relation
Question importante pour qui fait usage de la technique du montage
dans quelque domaine que ce soit
I
« Per Aristotele, la relazione è una proprietà della sostanza. È il cio' della sostanza che è verso qualcos'altro (Categorie, 7, 6a, 36-37. Tra tutte le categorie, per Aristotele, la relazione è quella che ha 'meno essere e realtà' (Metafisica), XIV, I, 1088a, 22-24 e 30-35). Possiamo pensare diversamente?.»
Carlo Rovelli, Helgoland, Adelphi edizioni, Milano, 2020, note n°100, p.215.
Voici une proposition de traduction : «Pour Aristote, la relation est une propriété de la substance. C'est ce qui de la substance est vers quelque chose d'autre. De toutes les catégories, la relation est pour Aristote celle qui a le moins d'être et de réalité. Pouvons-nous penser différemment?
»
Une traduction française a été publiée sous le même titre chez Flammarion en 2021.
II
Toujours Vincent Bontems, cette fois-ci à propos de Gaston Bachelard, dans «Quelques éléments pour une épistémologie des relations d'échelle chez Gilbert Simondon. Individuation, Technique et Histoire», Appareil, 2|2008, "Autour de Simondon". Édition électronique
«En désubstantialisant l’objet des sciences, son épistémologie tend, en effet, à imposer la relation comme la catégorie fondamentale pour toute ontologie des sciences contemporaines. Son interprétation philosophique des travaux d’Einstein affirme en particulier, dans La Valeur inductive de la la relativité, que «l’essence est une fonction de la relation ».
Mais, s’il appelle une nouvelle ontologie de ses vœux, Bachelard ne franchit jamais le seuil de celle-ci et son analyse demeure sur le plan de l’épistémologie :
La relativité s’est alors constituée comme un franc système de la relation. Faisant violence à des habitudes — peut-être à des lois — de la pensée, on s’est appliqué à saisir la relation indépendamment des termes reliés, à postuler des liaisons plutôt que des objets, à ne donner une signification aux membres d’une équation qu’en vertu de cette équation, prenant ainsi les objets comme d’étranges fonctions de la fonction qui les met en rapport.
(R)établir le contact avec la technè grecque
technè est une notion qui figure déjà dans la boîte à outils d'Ouvrir le cinéma. Pour cette nouvelle investigation avec Jean-Luc Godard, le texte de Giorgio Vassalli, «La psychanalyse naît de l'esprit même de la technique grecque» va être relu. Et dans un premier temps, seront déposés sur la page les passages qui semblent importants pour éclairer notre méthode de travail.
«Il faudrait en premier lieu insister sur le fait que ce que Freud entend par technè n'est pas ce qu'aujourdhui nous entendons généralement par technique»
Voici le plan du texte: Freud abandonne l'expérimentation - Les mots sont l'outil essentiel du traitement psychique - À l'école de erraten - L'Esquisse: un essai qui, comme méthode, ne pouvait réussir -
La compétence de la technique devient la voie royale dans l'Interprétation des rêves - Sur le chemin de la vérité historique - Sur l'histoire de la raison conjecturale - Deux définitions irréconciliables de la psychanalyse - Réflexions sur le concept aristotélicien de technè - Technique, empirisme, spéculation: quelques réflexions.
1 «Quand je reparcours les cas qui marquent l’histoire de mon travail, j’en reviens sans cesse à ceci: que chaque conception s’est présentée à moi directement comme le précipité d’un grand nombre d’impressions nées de l’expérience. Plus tard, chaque fois que j’eus l’occasion de reconnaître qu’une conception était erronée, son remplacement par quelque chose de nouveau et, je l’espère, de meilleur s’est toujours produit de la même façon: fondée sur des expériences tant anciennes que nouvelles, une idée me venait à l’esprit [le verbe est einfallen], et c’est à cette idée que je soumettais alors le matériel.» (Freud 1930)
Freud abandonne l'expérimentation
2 Siegfried Bernfeld a montré, dans sa biographie, que, lorsqu’il était encore physiologiste, Freud a fait se correspondre outils et objets de la recherche.
3
… Charcot, en qui Freud rencontra un mentor incomparable: c’était quelqu’un qui apprenait en observant. Charcot, écrivit Freud, était capable d’utiliser son «don spécial» avec toutes sortes de patients atteints de maladie nerveuse chronique, et il le décrivit non comme un penseur méditatif mais plutôt comme un visuel ayant un don artistique — un voyant: «il avait coutume de regarder toujours et à nouveau les choses qu’il ne comprenait pas, d’en renforcer l’impression jour après jour, jusqu’à ce que soudain la compréhension surgit.»
4
Un «voyant»: le mot fait sans aucun doute référence à la grande tradition de la mantique des Grecs — divination et prédiction. Provient également de la tradition grecque l’emploi du verbe voir (horan), lorsque l’action de voir est achevée et que son sens change de manière frappante en devenant un savoir reposant sur des résultats et sur une présence (oida). La certitude n’est pas laissée à une vérification extérieure par expérimentation, mais se fait jour dans le processus de la perception visuelle elle-même.
5
Quoi qu’il en soit, ce qui devait devenir une forme classique de l’expérimentation semble avoir été déjà écarté par le jeune chercheur. Voir, puis entendre — les formes sensorielles de la perception — convenaient à son exploration de l’esprit. Tandis que l’expérimentation, liée aux certitudes factuelles et à une validité générale, ne laissait que peu d’espace à la raison conjecturale qu’il valorisait tant.
6
«Nous avons pu découvrir certains procédés techniques qui nous permettent de combler les lacunes qui subsistent dans les phénomènes de notre conscience et nous utilisons ces méthodes techniques comme les physiciens se servent de l’expérimentation.» (Freud 1939) Mais en 1886, ce n’est que le tout début d’une réponse qui a été découvert; elle est cependant décisive, car elle laisse ouverte la question de savoir d’où vient finalement la connaissance de l’esprit dès lors que l’on a renoncé à l’expérimentation.
Les mots sont l'outil essentiel du traitement psychique
7 Psyché est un mot grec que l’on traduit par âme. Traitement psychique veut dire par conséquent traitement de l’âme. On pourrait donc supposer qu’il faille entendre par là: traitement des manifestations morbides de l’âme. Ce n’est pourtant pas la signification de ce mot. Traitement psychique signifie plutôt: traitement prenant son origine dans l’âme, traitement — de troubles psychiques ou corporels — à l’aide de moyens qui agissent d’abord et immédiatement sur la vie de l’âme. Un tel moyen est avant tout le mot, et les mots sont bien l’outil essentiel du traitement psychique.» (Freud 1890)
8 Il y a dans ce même texte une rapide et peu fréquente référence à une crypto-technique de la psychanalyse, qui vaut la peine d’être soulignée, en relation avec ce qui précède. Comme on le sait, explique Freud, la proximité des processus physiques et des expressions affectives conduit à des explications thérapeutiques surprenantes. «Ainsi, ce qu’on appelle ‘lire dans les pensées’ (Gedanken erraten, mot à mot: deviner les pensées) peut s’expliquer par de petits mouvements involontaires chez le ‘médium’, au cours d’expériences où l’on doit, par exemple, retouver grâce à lui un objet caché. L’ensemble du phénomène pourrait être plus justement décrit comme ‘trahir les pensées’»
Le jeu de mot — erraten: deviner, verraten: trahir — recèle une dynamique fondamentale que Freud utilisera dans sa technique analytique ultérieure. Il se souvenait vraisemblablement ici des cours de Franz Brentano sur Aristote, suivis lorsqu’il était étudiant et où il avait appris que deviner était une technique de la rhétorique grecque autorisant un savoir à prendre forme autrement que par les voies de la science naissante déjà officielle.
Dans le contexte de cette perspective historique large, Freud met alors en évidence l’élément au sens propre «incalculable» qui accompagne tout processus mental.
À l'école de erraten
9 Freud décrivait sa technique de suggestion avec une clarté frappante: « Comme cette insistance me coûtait beaucoup d’efforts, je ne tardai pas à penser qu’il y avait là une résistance à vaincre, fait dont je tirai la conclusion suivante: par mon travail psychique, je devais vaincre chez le malade une force psychique qui s’opposait à la prise de conscience (au retour du souvenir) des représentations pathogènes» et un peu plus loin: «De tout cela naît, pour ainsi dire automatiquement, l’idée d’une défense.»
La façon dont la technique elle-même accomplit le travail de recherche et fait naître une théorie «pour ainsi dire automatiquement» ne pouvait être plus clairement exprimée. Freud n’a jamais modifié ses vues sur la relation fondamentale entre technique (et non pratique ou clinique!) et théorie. L’émergence de la théorie à partir de l’observation, poursuivie sans relâche, conduisit Freud à désigner des concepts — le refoulement, la résistance, l’association, la trace de représentation et le transfert — comme des «termes techniques». Dans cette même ligne, c’est comme précondition technique qu’il proposera, cinq ans après les Études sur l’hystérie, que, pour interpréter un rêve, l’attitude de l’analyste à l’égard des idées qui viennent (Einfälle) à l’esprit du patient doive être libre de toute critique. Ce moment pivot de la technique a donné lieu comme on le sait, à la règle fondamentale, c’est-à-dire que c’est la technique qui se fait l’architecte du cadre.
10 C’est ce mot de «deviner», et son emploi répété, qui décrit l’acte technique précis qui ouvre l’accès à l’inconscient. Quand on a deviné juste, la résistance disparaît et le patient devient capable de reproduire les impressions pathogènes et de les articuler avec une émotion. […] Autrement dit, deviner est une forme précise d’interprétation. Dans l’histoire de la technique, elle remplace l’ «extorsion pénible de l’hypnose».
L'Esquisse: un essai qui, comme méthode, ne pouvait réussir
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Au début de la deuxième partie de l’ «Esquisse», intitulée «Psychopathologie», Freud donne un aperçu méthodologique de l’ensemble du travail. Il faut citer le texte, qui est tout à fait remarquable et écrit avec précision: «La première partie de ce travail contenait ce qui pouvait être déduit, plus ou moins a priori, à partir des hypothèses fondamentales, modelées et corrigées en fonction de l’état des choses dû à diverses expériences (tatsächlichen Erfarhungen). Cette seconde partie (celle qui va suivre) vise à deviner (erraten), par l’analyse des processus pathologiques, d’autres particularités du système établi sur les hypothèses fondamentales. Dans une troisième partie, basée sur les deux précédentes, je tenterai de construire tout ce qui caractérise le cours des phénomènes psychologiques normaux.»
Nous voyons que Freud ne réduit pas sa psychologie scientifique naturelle à une unique méthode, mais qu’il la différencie de trois façons. Il travaille en déduisant (ableiten), en devinant (erraten) et en construisant (aufbauen). Chacun de ces trois procédés doit être testé dans l’exploration et le traitement de la psyché. La première méthode se rapporte naturellement à la supposition fondamentale « Q » (le quantum). D’une manière analogue, Freud l’appliquera ultérieurement aussi à la pulsion. En 1915, dans la fameuse introduction de «Pulsions et destin des pulsions», il remarque que même la plus exacte des sciences ne peut commencer avec des concepts définis de façon tranchante. Pour introduire les pulsions, il accepte que les concepts fondamentaux indispensables aient une nature a priori: «Dans la description, déjà, on ne peut éviter d’appliquer au matériel certaines idées abstraites que l’on puise ici ou là et certainement pas dans la seule expérience nouvelle».
Cette formulation est une réminiscence kantienne des catégories a priori de la connaissance — bien que Freud ait pleinement conscience que ni Kant ni la philosophie ne permettraient d’accéder aux processus inconscients. Les concepts fondamentaux de la science «ont, en toute rigueur, le caractère de conventions, encore que tout dépende du fait qu’elles ne sont tout de même pas choisies arbitrairement, mais au contraire se trouvent déterminées par d’importantes relations au matériau empirique, relations que l’on croit deviner avant même de pouvoir les reconnaître et en faire la démonstration».
Du point de vue de l’épistémologie, cette phrase est extrêmement singulière. Le fait que deviner les connexions significatives peut précéder leur découverte montre toute l’importance que Freud accorde à la méthode conjecturale, même dans l’ «Esquisse». C’est en devinant que les concepts fondamentaux sont mis en correspondance avec le matériel clinique et peuvent ensuite être décrits comme des conventions. Même lorsqu’ils semblent fixés dans des définitions, ils ne sont jamais purement vrais ou faux, mais, toujours, plus ou moins appropriés. La nature de la recherche freudienne reste redevable à cette forme particulière d’acquisition des connaissances. C’est de la même manière qu’est reconnu le caractère inconscient du psychisme ou, comme Freud y insiste fortement dans son essai sur l’inconscient, qu’il est méconnu.
Ces observations ont été au fondement d’une discussion, d’ailleurs toujours actuelle, sur le processus le plus important et le plus énigmatique de la formation des hypothèses dans le champ scientifique. L’établissement d’un concept fondamental, d’une thèse, est lié d’avance à une supposition, une «hypo». Cela ne saurait être révoqué par la vérification subséquente, parce que le lien avec la convention précédente demeure.
Le deuxième procédé qui se rapporte à l’exploration des processus pathologiques dans l’«Esquisse» est deviner. Déjà employée par Freud, cette description technique trouve là sa légitimation épistémologique. Du fait de son adéquation à l’exploration de la psyché et à la découverte des fantasmes dans les rêves, deviner va bientôt acquérir une position de premier plan dans la méthode psychanalytique. Tout en ne nécessitant pas d’explication du fantasme, deviner se rapporte à la «manière» du fantasme qui lui-même est de nature conjecturale.
La troisième partie de l’ «Esquisse», celle qui concerne la construction, subira une transformation radicale dans le chapitre VII de L’Interprétation des rêves.
On pourrait dire qu’avec la base physiologique de l’ «Esquisse» Freud a, comme expérimentalement, engagé une démonstration pour voir si l’entreprise allait réussir ou échouer. Mais il savait qu’elle allait échouer et qu’il lui fallait s’en détourner pour des raisons de méthode. C’est ce qu’il avait pressenti déjà en 1891 dans ses recherches sur l’aphasie. Mais c’est en 1897 que, spécifiquement, l’«interpolation» du monde fantasmatique le confirma dans sa conviction, après quoi il devint incapable de croire à sa théorie de l’hystérie. Ainsi l’ «Esquisse» expose-t-elle de manière claire et nette un procédé stérile de recherche psychique — procédé que pourtant nombre des suiveurs de Freud préfèrent conserver. Peut-être voyons-nous mieux à présent pourquoi ils ne pouvaient faire autrement.
La compétence de la technique devient la voie royale dans L'Interprétation des rêves
12 Je ferai d’abord ressortir de ce rapide aperçu que les transformations de L’Interprétation des rêves par rapport à l’«Esquisse» figurent une rupture méthodologique profonde, même si nombre de problèmes soulevés dans l’ «Esquisse» se retrouvent par la suite. Mais il n’était plus possible de renouer avec l’épistémologie de l’«Esquisse», et c’est la raison pour laquelle Freud ne voulut jamais la publier. L’Interprétation des rêves mit en place la psychanalyse comme méthode et lui permit de se différencier plus clairement des autres aires de la recherche — physiologie, biologie, et plus tard sciences sociales et philosophie. Et c’est sans surprise que nous constatons que la nouvelle manière d’accéder au psychisme n’est aujourd’hui pas moins controversée que son objet, l’inconscient.
13 L’enthousiasme initial de Freud pour l’observation directe des formes organiques au microscope n’est plus de mise. Mais c’est la comparaison métaphorique qui élargit la vision aux suppositions et à l’écoute par où l’expérience analytique trouve sa forme optimale. Le rêveur voit plus et loin, les yeux fermés, en dormant. L’hallucination ouvre plus précisément que l’état de veille le chemin des souvenirs d’enfance. Ainsi en va-t-il de Tirésias, le patron mythologique de l’analyse, dont la cécité fit un voyant. Son entrée dans le palais de Thèbes annonce, chez Sophocle, le début de la découverte du drame.
14 La méthodologie de L’Interprétation des rêves a quelque chose de tout à fait inattendu. En effet, Freud ne se réfère plus à la science de son temps, en train d’acquérir son prestige, mais il retourne à la grande tradition antique de la technè grecque, que même le XVIIIe siècle avait à peu près totalement oublié et qui avait depuis longtemps cessé d’intéresser en quoi que ce soit la psychiatrie du tournant du siècle.
Il faudrait en premier lieu insister sur le fait que ce que Freud entend par technè n’est pas ce qu’aujourd’hui nous entendons généralement par «technique» — à savoir une pratique qui repose sur une capacité fonctionnelle parfaite correspondant à un modèle mécanique. Selon la tradition antique, ce dont il s’agit repose bien plus sur cet usage particulier de la raison qui est adapté à la production artistique: la poièsis.
C’est sans aucun doute dans ce sens précis que Freud comprend sa méthode qu’il a désignée d’un nomen actionis: psychanalyse. Deviner avait encore peu d’importance dans l'«Esquise». Dans L’Interprétation des rêves, que Freud désigne spécifiquement comme un travail technique, deviner est élevé au sens de méthode première de recherche et de traitement. Ce qui est soutenu là, c’est que la psyché n’est connaissable que par des moyens qui transcendent le caractère formellement calculable de la science. L’âme, encore et toujours, se révèle incalculable, elle échappe à la preuve et est abyssale. En elle réside le daimôn.
Sur le chemin de la vérité historique
15 «Pour l’analyste, la construction n’est qu’un travail préliminaire». Cette déclaration inattendue se rapporte au procédé d’un analyste qui pourrait vouloir s’en tenir au simple signalement de la résistance qu’il a devinée. Mais l’analysant doit pouvoir être convaincu par sa propre expérience de la force de la motion pulsionnelle refoulée. Il faut lui accorder le temps de faire connaissance avec sa résistance1.[…] Construire ne prend pas la place de deviner mais en est plutôt une forme, élargie et spécifique. […] La construction ouvre un espace dans lequel la conviction du patient quant à son souvenir peut se faire jour. Mais jusqu’à ce que cela se produise, la construction reste comme en suspens. […] Mais, et il faut le souligner, la construction n’a toujours «que la valeur d’une conjecture incertaine». La construction n’a pas pour Freud d’autorité particulière et, par rapport à la question de la vérité historique, il montre avec précision qu’elle est une simple préparation à l’arrivée de la conviction. La conviction — Überzeugung — n’est pas pour lui le résultat d’un effort cognitif, mais quelque chose qui s’est fait jour grâce à la perlaboration des résistances, comme le montre la racine, oubliée, du mot conviction en allemand — Zeugung —, qui veut dire engendrement. Cela illustre encore une fois qu’en psychanalyse thérapeutique et recherche sont conjointes, et que le concept de recherche est contenu dans celui de technique. C’est par la technique que l’analyse poursuit ses recherches.
La conviction ainsi entendue ne résulte pas d’une argumentation rationnellement menée qui, indépendamment du sujet, conduirait à une exactitude logique concluante. La conviction analytique commence lorsque aux mots corrects de ce qui est deviné s’ajoute l’affect. Lorsque les souvenirs des fragments oubliés de l’histoire de la vie sont redécouverts par la technique de la construction, ils produisent dans la vie du patient un effet inattendu et convaincant. Freud crée, pour cet événement, un concept dont la signification n’a que moyennement retenu l’attention de la littérature analytique: le concept de vérité historique. Il ne s’agit ni de la vérité de la science ni d’une Weltanschauung idéale, mais de la vérité d’un être humain qui a pu voir, à partir de ses plus anciens souvenirs, le destin de ses pulsions, qui lui a été soumis et peut en être guéri.
Sur l'histoire de la raison conjecturale
16 Toucher juste (das Richtige zu treffen) est ce que Freud entend par erraten (deviner). Deviner n’est pas une simple interrogation qui resterait indéfinie, mais un acte conjectural qui se dit lui-même avec la justesse du tir et produit chez l’autre une conviction grâce à ce qui est ainsi trouvé. Ce processus mental est fondamentalement distinct d’une logique construite sur des faits univoques qui s’amplifie en une théorie et conduit à des applications.
17 Le modèle formel emprunté aux sciences cognitives et les amalgames de la perspective herméneutique sont de pauvres substituts pour imaginer et deviner les processus inconscients. Et les efforts de l’empathie pour humaniser les mécanismes prétendus sans âme de la technique n’auraient non plus rien eu pour satisfaire Freud et sa méthode. Freud, lui, résista à l’idée d’étayer sa technique sur un modèle de recherche scientifique moderne, qu’il ne trouvait pas adapté pour aller de l’avant dans le nouveau royaume, son inquiétante étrangeté, son caractère incalculable. À la lumière de son expérience hypnotique, il introduisit, avec la règle fondamentale, un cadre qui lui permettait de dépister dans l’inconscient, comme un détective, des fragments polymorphes de preuves. Là, les allusions, les petites touches, les signes, les analogies étaient plus importants qu’un ensemble de faits précis qui, comme Freud le disait, fournissent une «exactitude apparente» et sont incapables de «remédier au manque de preuves convaincantes de nos exposés analytiques».
Le concept d’expérience (au sens d’ «expérimental») redéfini par Freud est autre chose que ce que Galilée réclama pour la science moderne de la nature. Le système de connaissance de Galilée provenait de représentations de la nature qu’il s’efforçait de convertir en lois fondamentales formulées par les mathématiques. Loin de partir de nouvelles observations, comme on le pense souvent, Galilée travailla avec des hypothèses sur le principe du mente concipio («je conçois par la pensée». Il soumettait ses représentations à l’expérimentation, pour les vérifier ou les récuser. Cette nouvelle méthode ne visait plus à déterminer la bonne approche de l’objet à connaître, mais était considérée comme une méthode unifiée reposant sur les mathématiques, à laquelle il conviendrait de tout soumettre, y compris l’objet psychique. Descartes, son contemporain, l’appela mathesis universalis. L’empirisme concret, sensoriel, de la culture de la techné, qui était encore celui de Léonard de Vinci, fut ainsi abandonné au profit d’un empirisme expérimental quantitatif. Tout cela, Freud le savait clairement, qui, dès 1893, avait douté de la pertinence de l’expérimentation pour explorer la réalité psychique.
Deux définitions irréconciliables de la psychanalyse
18 La définition de Freud est bien connue des psychanalystes: «Psychanalyse est le nom: 1/ d’un procédé d’investigation des processus psychiques, qui sont pratiquement inaccessibles par d’autres voies; 2/ d’une méthode de traitement des troubles névrotiques, qui se fonde sur cette investigation; 3/ d’une série de notions psychologiques acquises par cette voie et qui se rassemblent progressivement en une discipline scientifique nouvelle.» […]
La définition proposée par les Statuts de l’Association internationale de psychanalyse est notablement différente: «Le mot psychanalyse se réfère à une théorie du fonctionnement et de la structure de la personnalité, à l’application de cette théorie à d’autres domaines des sciences, et finalement à une méthode thérapeutique spécifique. Ce corps de connaissances repose sur les découvertes psychologiques fondamentales de Freud et en dérive.»
On sous-entend clairement que le champ scientifique s’est développé à partir de découvertes psychologiques faites sans relation particulière à une technique. L’autre point frappant est qu’ici la méthode thérapeutique vient «finalement», à la façon d’une application de la théorie qui l’a précédée: la théorie est un meilleur garant de la science analytique que la technique. Le principe de la psychanalyse comme technique — tel que Freud le conçut — est ainsi renversé, et ses origines sont obscurcies.
Réflexions sur le concept aristotélicien de la technè
Ici, reportez-vous à la page technè de Constellation, la boîte à outils pour les chantiers d'Ouvrir le cinéma.
Et pour compléter:
19 Le concept aristotélicien de technique, tel qu’il est exposé dans L’Éthique à Nicomaque, montre à l’évidence qu’il existe trois sortes de différence entre la technique et la science: en ce qui concerne d’abord leur objet, nécessaire ou possible; en ce qui concerne leur théorie, antérieure ou subséquente; enfin, en ce qui concerne leur existence temporelle, continuelle ou naissante. Aux objets correspondent des modes de connaissance spécifiques différents: pour la technique, c’est la raison conjecturale supposante, pour la science, la rationalité logique — des deux la plus connue de nous. Lorsque Freud appelle la psychanalyse une science, il se réfère essentiellement au savoir obtenu par sa technique elle-même. Elle est donc d’abord et avant tout une technique. Il en va de même chez Aristote de l’efficacité thérapeutique telle qu’il l’évoque dans une définition qu’il donne de la technique : Technè est l’origine (archè) et la forme (eidos) de ce qui naît et a un effet chez un autre (en heterô).
L’histoire des sciences enseigne que c’est dans la rhétorique grecque que s’est développée la forme la plus importante de l’activité productive de la technique ainsi définie. Pour Aristote, le langage est un genre de discours (logos) qui doit trouver des arguments convaincants dans le royaume non nécessaire et contingent des affaires humaines. Ce qui signifie que «l’étant contingent est un défi à la raison qui, par rapport à sa vérité, ne peut se confronter au hasard et à la potentialité différente d’être qu’en prenant le moyen (rhétorique) de la technè ». Dans un monde où il n’y a, d’un côté, que hasard et chaos et, de l’autre, que nécessité sans lacunes, aucun argument convaincant ne serait jamais requis, c’est-à-dire qu’il serait superflu de s’occuper de la contingence par la rhétorique: superflu serait de même tout entretien thérapeutique.
Il faut insister ici sur ce que sous-entend «parler» dans la conception rhétorique: parler est nécessairement adressé, et doit éveiller une conviction. C’est différent de ce que sous-entend le concept de langage dans la linguistique structuraliste. Son inventeur, Ferdinand de Saussure, décrivit la langue comme un système «de pures valeurs que rien ne détermine en dehors de l’état momentané de ses termes». La psychanalyse, qui a si profondément foi en ce que Freud appela «la magie des mots», est plus proche du concept de la rhétorique. Dans le miroir de la rhétorique, le langage est purement «l’outil essentiel du traitement de l’âme».
Le langage comme rhétorique est une conception qui a exercé jusqu’à la fin de la Renaissance une influence décisive sur notre culture. Sous l’influence de la science moderne, celle que l’on trouve chez Bacon et Descartes, la signification de la «technique» a évolué vers l’aspect pratique ou praticable de la science — la technologie. Le langage a suivi, et a été compris comme quelque chose de purement formel dont la disposition à communiquer a accru le champ d’utilité et d’application. La disposition rhétorique du langage a quasi visiblement perdu son importance, jusqu’à n’être plus reconnue que comme l’expression d’une apparence, belle, sans doute, esthétiquement, mais sans contenu. La psychanalyse s’en est en partie ressentie.
(page ouverte le 25 février 2023, en l'état le 23 juin … et en devenir…)
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