GENÈSE
au cours des séances
depuis le début
STYLE
à table
carnets de bord
> carnets d'annick
REPÈRES
à lire
constellation
entre nous
> jean oury
> jean-luc godard
> jean-marie straub
> georges didi-huberman
> p. j. laffitte/o. apprill
TERRAINS
TECHNÈ
PLUMES
DANS L'INSTANT
CONFIDENCES
LE COIN DES AMIS
LE COIN D'ANNICK B.
filmographie
CONTACT
RETOUR ACCUEIL
LES WIKI D'OLC
le livre impossible
<<<<<<< •• >>>>>>>
précédent — — — suivant
La sémiotique, le signe, la relation triadique [contexte1] [contexte2]
Gérard Deledalle, Lire Peirce aujourd'hui, Bruxelles, Deboeck-Westmael, 1990, p. 122-123.
« Peirce définit le signe de la manière suivante :
“Un signe ou representamen est quelque chose qui tient lieu pour quelqu'un de quelque chose sous quelque rapport que ce soit ou à quelque titre. Il s'adresse à quelqu'un, c'est-à-dire crée dans l'esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu'il crée, je l'appelle l'interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de son objet. Il tient lieu de cet objet, non sous tous rapports, mais par référence à une sorte d'idée que j'ai appelée le fondement du representamen.” [2.228]
Est signe tout ce qui répond à cette définition aux trois conditions fort bien mises en évidence par Greenlee. Première condition nécessaire, mais non suffisante : le signe doit avoir “des qualités qui servent à le distinguer, un mot doit avoir un son particulier différent du son d'un autre mot”[7.356]. Mais il ne suffit pas de percevoir un son pour le reconnaître comme signe. Deuxième condition nécessaire, mais non suffisante : le signe doit avoir un objet, mais la relation de deux objets ne suffit pas à faire de l'un le signe de l'autre : la relation de la girouette avec le vent est impuissante à faire de la girouette le signe de la direction du vent. Il faut pour cela un troisième élément : l'interprétant. D'où la troisième condition nécessaire et suffisante sur laquelle nous ne reviendrons pas : la relation sémiotique doit être triadique, comporter un representamen, un objet et un interprétant : le REPRESENTAMEN [qualités perçues d'un objet] doit être reconnu pour signe d'un OBJET par le moyen d'un INTERPRÉTANT [1.541].
Que le signe renvoie à un objet et qu'il a une signification ne heurte pas nos habitudes mentales, encore que cela ne laisse pas de poser des problèmes quand on vient à se demander ce qu'est cet objet et ce qu'on entend par “signification”. La notion d'interprétant est nouvelle. L'interprétant n'est ni le sujet qui interprète ni le signifié. L'interprétant est un autre signe dont la signification permet d'interpréter la signification du premier. »
Michel Balat, « Autour de l'icône » [Ouvrez !]
« Si l’on veut parler de l’icône, on ne peut éviter de parler des signes.
Mais s’il y a autant de définitions de signes que de théoriciens de la chose, c’est sans doute parce qu’il s’agit d’un concept difficile à cerner. Sans doute est-ce un mot dont il faudrait presque se débarrasser, au moins comme outil théorique, car quand un mot signifie trop de choses à la fois, il peut certes aider dans le vocabulaire courant à faire des variations, mais, quant au travail d’élaboration, il n’est guère utile. […]
La première est celle de Ferdinand de Saussure, qui dit qu’un signe est l’association d’un signifiant et d’un signifié. Qu’est ce qu’un signifiant et qu’est ce qu’un signifié ? C’est assez complexe, car Ferdinand de Saussure héritait de toute une philosophie. Pour lui, le signifiant était l’“image acoustique” du mot et le signifié, il l’illustre par le dessin d’un arbre, soit, le concept d’arbre. Le destin de cette simple représentation du signe aura un destin très riche. Mais sa limite est incluse dans sa définition : si le signifié est un concept, qu’en est-il de l’implication du signe dans le monde ? Seuls les concepts sont-ils signifiables ? Saussure indique avec force que, bien entendu, il tentait de fonder une linguistique et que la parole était hors du champ de sa théorisation.
De l’autre côté de l’Atlantique, depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, il y avait ce philosophe sur l’œuvre de qui je travaille depuis plus de trente ans, Charles Sanders Peirce, qui, lui, avait fondé avec une rigueur extraordinaire une sémiotique ouverte au monde, si je puis dire. Pour lui le signe est essentiellement sémiose. C’est un processus qui se produit, un développement, quelque chose qui a un cours, dont même la fin n’est pas directement saisissable. Il y a des sémioses qui ont toujours cours, au sens, par exemple, de Blanchot dans L’Entretien infini. On se rend compte que les grands tableaux qui habitent le monde sont des tableaux qui sont toujours dans la quête, ils sont toujours dans la sémiose. Si je puis dire, on n’a pas achevé la Joconde ! C’est sans doute dans l’art que les processus sont le plus marqués d’infinitude.
Un signe, c’est donc un processus. Dire “ça, c’est un signe !” c’est s’exposer à une contradiction car cette proposition est déjà dans le mouvement auquel il a donné lieu. À la place du terme “signe”, Peirce en propose un autre, un peu rébarbatif, le representamen, que j’ai traduit par un terme du Moyen Âge, représentement, un mot qui vient de Saint Bernard, un drôle de bonhomme car, entre autres, il a fait castrer Abélard. Mais je lui sais gré d’avoir inventé ce mot. Ainsi, au lieu de signe, Peirce propose représentement. Ce n’est pas une représentation. C’est en quelque sorte l’agent d’une sémiose. Par exemple, vous êtes chez vous, la radio est allumée, vous écoutez vaguement le train-train radiophonique, et puis vous entendez quelque chose qui vous sonne à l’oreille et qui vous met en action mentale. Ça arrive… […] On peut dire que ce qui attirait votre attention et vous faisait penser était “un représentement”. Le représentement est quelque chose qu’on pourrait donc concevoir comme étant l’agent d’une sémiose.
De ce point de vue-là, le mot “arbre” peut être un représentement, qu’il soit écrit, parlé ou dessiné. Mais en même temps, le dessin de l’arbre aussi peut être un représentement. Donc, vous voyez, nous sommes là dans quelque chose qui n’est pas tout à fait dans la vision saussurienne du signe. Il est commun de dire que là où la conception du signe de Saussure est dyadique, celle de Peirce est triadique. Car pour qu’il y ait un processus, il faut au moins trois positions : pour Peirce il s’agit du représentement, de l’objet et de l’interprétant.
Un représentement renvoie à un interprétant (et pas un interprète) ! L’interprétant vient représenter le même objet que celui que présente le représentement d’origine. Cela donne une couleur, une dynamique, une logique tout à fait différentes, tout un processus d’interprétation, la sémiose, qui va mener à quelque objet qui est l’objet que le représentement tentait de présenter.
Par exemple, quand vous dites “arbre”, ça peut prendre des années pour savoir de quel arbre vous parlez. Et là, il peut y avoir des interprétants en masse qui se déroulent pendant toute votre vie… “ah… je vivais heureux auprès de mon arbre…” ou alors “L’arbre de vie” d’Elizabeth Taylor…. D’interprétant en interprétant, les choses viennent à se préciser. Petit à petit, on cerne l’objet. Cet objet ne se livre pas directement comme ça à partir du représentement.
Pour reprendre les termes de Peirce, un signe est une relation triadique entre un représentement, un objet et un interprétant. Et la nature triadique de la relation se trouve dans le fait que l’interprétant devient le représentement du même objet pour un autre interprétant… qui devient lui même, un représentement du même objet pour un autre interprétant et ainsi de suite. Vous voyez, c’est un processus qui est marqué d’infinitude. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne s’achève pas. Parce que, dans la conversation courante, on clôt les interprétations. On ne va pas passer des heures à discuter autour... Si vous demandez à table un bout de gâteau, il est commun (mais pas évident !) que la sémiose s’achève à partir du moment où l’on vous donne le gâteau. On ne va pas chercher beaucoup plus loin. Certes, on peut chercher plus loin, examiner les effets des choses… “Ah, il ou elle est sympa de m’avoir donné du gâteau”… ou alors “Ah, il ou elle a hésité à me le donner”... Mais en général, si l’on n’est pas trop parano, ces signes s’achèvent gentiment, on ne sait pas quand, mais souvent au moment où est livré ce qui est demandé… Il y a des signes qui se closent. Par exemple, vous avez soif, le gosier vous pique, vous prenez un verre d’eau et cela vient clore le processus. Et bien, ce sont des signes-représentements, vous avez été attentif à des signes corporels très précis. Si en buvant le verre d’eau, vous avez toujours soif, c’est qu’il s’agit de quelque chose d’autre. Vous avez mal interprété le signe “picotements dans le gosier”. Vous avez cru clore la sémiose ouverte par le représentement, mais non… C’est ce que font les médecins ! Quand ils observent quelqu’un, ils font un diagnostic et donnent une feuille de prescription. Mais c’est une hypothèse. Parce qu’après tout le patient peut revenir en disant qu’il n’est toujours pas bien. Que ce n’était probablement pas ça. Donc, il va falloir continuer à réfléchir… On voit bien avec cet exemple, qu’on est toujours avec le même phénomène de départ. C’est ça le point important ! Il y a toujours un représentement. Dans ce dernier cas, c’est le symptôme.
Peirce indique que les représentements sont de plusieurs ordres. Dans le rapport aux objets des signes, on peut dire grossièrement qu’il y a trois types de rapport.
Le premier, celui que vous connaissez le mieux, c’est le rapport symbolique. Le rapport du mot à la chose générale qu’il signifie dans le dictionnaire : c’est presque du Saussure. Vous dites un mot, et dans le contexte, la personne interprète correctement. On s’aperçoit que les symboles, dans la vie quotidienne, ont un certain rapport à l’objet. Ce n’est pas évident ! Il faut d’abord connaître la langue. Les symboles sont des “prêts à interpréter”. C’est-à-dire, qu’à l’“intérieur” d’eux-mêmes, ils doivent receler les interprétants nécessaires à leur compréhension. Si je dis “maison”, il y a bien des interprétants préétablis qui sont contenus dans ce mot. Ainsi, vous voyez qu’il y a ce rapport particulier à l’objet, que certains appellent “codé”, ce rapport symbolique. C’est la fonction des dictionnaires. On vous dit quels sont les objets auxquels vous pouvez vous référer quand vous entendez ce mot. Il suffit après de voir dans l’espace où vous êtes, le contexte, si ça marche.
Il y a un second type de rapport à l’objet, un peu plus complexe : c’est le rapport indiciaire. Quand on montre du doigt par exemple. Ou alors, un symptôme pour le médecin : c’est un indice. Certes, pour lui, il a une valeur symbolique parce qu’il connaît les organisations des symptômes, voire des syndromes, mais il n’empêche que pour le patient, le symptôme est indiciaire de quelque chose. Une éruption cutanée, par exemple, est un symptôme indiciaire, c’est l’indice que quelque chose se passe dans le corps. Même si ces symptômes sont classifiés par ailleurs, il n’empêche que le patient et le médecin vont plutôt considérer les choses du côté du singulier. Il est très difficile de se passer des indices quand nous parlons. Déjà, du seul fait que je parle, ma parole est un indice de moi-même. D’un moi-même un peu bizarre, parce que je ne sais pas de quel “moi” je parle. Je dis moi-même pour donner un nom à ce dont le je est un indice, ou un shifter comme le disent les linguistes. Est-ce que c’est du corps qu’il est question, est-ce d’autre chose ? Les linguistes lui ont donné un nom : le sujet de l’énonciation, celui auquel renvoie le “je”. Pour dessiner ce dont il s’agit, une phrase de Lacan dit ça très bien : “Qu’on dise reste caché derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend”. C’est assez génial parce qu’il y a tout là dedans. Il y a l’objet le représentement, et l’interprétant. C’est une belle phrase ! Parce que ce qu’on entend, c’est une élaboration interprétante de ce qui se dit. Mais qu’on dise reste essentiellement caché. On ne fait pas attention au sujet de l’énonciation. Il reste toujours tapi.
Puis, le troisième type de rapport, qui nous concerne aujourd’hui, sera le rapport iconique. L’icône n’est plus un rapport symbolique à l’objet, il n’y a pas de règles a priori de lecture de l’icône, et elle n’est pas indiciaire, l’icône n’indique rien du tout. En fait, l’icône est un rapport au possible. L’icône a comme objet une simple possibilité. Le symbole avait pour objet une généralité. Si je dis arbre, cela renvoie aux arbres en général. L’indice, cela sera “cet arbre”. Mais le dessin d’un arbre, cela peut renvoyer à n’importe quoi, comme vous le savez bien. Cela renvoie à autre chose, et ce rapport mystérieux, c’est le rapport iconique, qui est le rapport avec le monde possible. C’est tout l’intérêt de l’icône. C’est ce qui nous ouvre au monde possible.
L’icône ouvre au possible. Le symbole renvoie au monde de la généralité, l’indice renvoie au monde existentiel, parce que l’indice vous indique des choses, alors que l’icône renvoie au monde de la possibilité.
C’est ainsi qu’il y a sans doute des discussions qu’il est possible de ne pas avoir sur la peinture. Par exemple un portrait ne signifie pas nécessairement la personne. On le voit bien à travers les grandes œuvres… quand on voit la Joconde, tout est ouvert. Quand, parmi les interprétants, débarquent Andy Warhol ou Salvador Dali, etc. chacun va fournir des interprétants à la Joconde, mais chacun en ouvrant des domaines du possible, en dégageant des possibilités. Fondamentalement, la question posée par la création picturale, c’est la question de l’icône. Ce qui ne nous dégage pas autant des autres dimensions du signe : je pense ici aux travaux de Francesca Caruana sur l’œuvre comme indice de l’acte, pictural par exemple.
Donc, vous voyez qu’avec l’icône, on entre dans un domaine très vaste. L’icône nous ouvre au monde de la création comme émergence du possible.
Alors de quel possible parlons-nous ? Voyez une marionnette sans visage… C’est presque une formule magique… qu’est ce que ça signifie ? On cherche… qu’est-ce que c’est ce “sans visage” ? À quel type de possibilités cela se réfère-t-il ? Bien entendu, nul n’est sans visage… il ne s’agit pas de quelqu’un. Il s’agit d’une possibilité abstraite… on voit bien tout ce qui vacille en elle comme possibilité, toute son ouverture. L’icône ouvre. Mais pas à n’importe quoi non plus. Il y a des traits de l’icône qui peuvent certes être isolés, mais qu’il va falloir rassembler d’une façon ou d’une autre. Mais sans doute faut-il se garder des interprétations indiciaires ou symboliques ! Il me semble que le travail de l’artiste, c’est justement d’ouvrir les possibilités qui se présentent dans une création parce que celle-ci vient déchirer le champ de l’existant et c’est dans ce champ du possible que nous allons puiser. […] Ces icônes nous suggèrent du possible et que du possible ! Et cela a des effets sur nous. On peut commencer à accompagner l’œuvre autour de ces possibilités que son auteur ne se sait pas nécessairement avoir ouvertes avec ce qu’il a présenté. […]
Donc, il me semble que l’art est ce monde du possible dans lequel on va puiser toute notre capacité à investir les objets. Quand on disait à Picasso “mais enfin, Maître, avouez que ce que vous peignez ne ressemble guère à vos modèles”, Picasso donnait cette réponse magnifique qui pourrait presque être une définition de l’insertion de l’icône dans le monde : “Bientôt, le monde ressemblera à ce que je peins”. Alors, bien sûr, on pourrait y voir un trait d’orgueil, mais non ! Justement ! C’est une compréhension très nette de l’élargissement du champ par des icônes. Les icônes élargissent le champ du possible. »
s