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le livre impossible
Nous
avons commencé par faire le point sur la composition
du groupe. En effet, trois personnes n'ont pas souhaité
prolonger l'expérience. Des raisons différentes
ont été invoquées. Par contre, trois
autres sont arrivées : l'une d'entre elles s'était
excusée pour la première séance, deux
autres ont répondu tardivement.
Il n'était pas possible de
passer ce fait sous silence mais nous n'avons pas cherché
à expliquer le pourquoi de ce flux et reflux. Repérer
une cause ou même plusieurs à cette situation
n'est pas très utile. Par contre, le groupe est devenu
moins homogène — les nouvelles venues ont vu
le film après avoir lu les comptes rendus de la réunion,
et une trace écrite ne remplacent pas
l'expérience de la réflexion partagée.
Cela peut devenir intéressant, par les “décalages”,
les réactions inattendues que cela risque de provoquer,
ce qui correspond à l'esprit d'Ouvrir le cinéma
: se mettre en situation d'exploration pour tâtonner,
tenter d'avoir des idées.
Après une présentation
rapide des nouvelles arrivées, j'ai proposé
que l'on aborde les réactions de celles qui étaient
présentes le 15 novembre : leur présence à
la deuxième réunion ne voulant pas forcément
dire que l'approche proposée pour aborder le cinéma
dans son rapport à la connaissance avait été
acceptée sans réticences ni résistances.
Deux interventions me restent essentiellement
en mémoire :
I
La première concerne un échange
qui avait eu lieu au moment de la “pause thé”
à propos du film de Lars von Trier, “Breaking
the waves” : L'une d'entre vous, absente le 13 décembre,
avait exprimé le sentiment qu'elle s'était “fait
avoir” par le cinéaste et son film. Après réflexion,
Maryvonne, tout en partageant nombre de critiques faites au
film, considérait qu'elle n'avait pas eu ce sentiment.
En essayant de “raisonner” ce dit “sentiment”,
elle trouvait que le sujet si mélodramatique (accumulation
de malheurs inouïs sur l'héroïne du film)
et le mode de filmage (caméra “mouvementée”
et multiplication de ses “points de vue”), bref, une
outrance de la forme et du contenu avaient empêché
une véritable adhésion au film, une identification
au personnage. Françoise G. a fait remarquer que cette
façon “brutale” de filmer réduisait tout
de même l'effet de distance que l'on pouvait avoir avec
le film : on était happé, “pris” peut-être
un peu trop par le film, avec le sentiment d'une certaine
perte de liberté. Elle comprenait donc, ce que pouvait
signifier une expression comme “se faire avoir”.(1)
Cet échange a réintroduit
dans notre discussion la question de l'identification et de
la distance face à une image cinématographique,
(déjà amorcé la fois précédente
à propos de l'ennui que certaines avaient vécu,
enfants, à des repas de famille et qu'elles projetaient
sur l'enfant dans mon film). Pour nous permettre d'approfondir
ce sujet, je vous ai remis deux ensembles de textes : des
extraits des deux lettres dites “du voyant” de Rimbaud
contenant la célèbre formule “Je est un
autre” accompagnés du commentaire d'un chercheur spécialiste
de Rimbaud; de longs extraits du livre d'Edgar Morin, Le
Cinéma ou l'homme imaginaire, analysant d'une façon
intéressante le phénomène de projection/identification.
J'ai fait remarquer que le livre était déjà
ancien, qu'il fallait certainement relativiser certaines propositions
mais qu'il pouvait encore nous être très utile.
Au présent compte-rendu je joins de nouveaux textes
: l'un de Pierre Legendre, qui poursuit le fil du “Je
est un autre”; l'autre de Walter Benjamin, destiné
à introduire la séance prochaine mais qu'il
est intéressant de rapprocher des autres textes (notamment
sur la distinction que fait Benjamin entre distraction et
recueillement ou contemplation)
II
La seconde remarque est liée
à l'effet déstabilisateur déclenché
par les modalités d'approche de la première
réunion. Françoise G., a pu faire remarquer,
avec beaucoup de distance, justement, comment cet effet déstabilisateur
l'a renvoyée, de manière inattendue pour elle,
à une autre question.
Elle venait comme tout le monde, avec
sa propre “vision” — pré-vision ? —
de ce qui allait pouvoir se passer dans le groupe. Et son
“attente” personnelle était lié à
son désir de trouver des moyens pour renouer d'une
façon ou d'une autre avec le cinéma, qui a été
son domaine professionnel pendant une dizaine d'années
— comme cadreuse, mais aussi comme réalisatrice.
Et il est vrai que pour “Ouvrir
le cinéma” dans son rapport à la connaissance,
nous avons davantage commencé par parler de connaissance
que de cinéma, ou plus précisément, tenté
d'appréhender comment une image de cinéma nous
arrivait et comment nous la recevions au moyen de nos sensations,
de nos affects, et d'une pensée “raisonnée”.
Le film visionné, inclassable
par rapport aux genres cinématographiques habituels,
ne pouvait que renforcer le côté “dépaysant”,
inattendu, de cette première séance.
Mais, à sa grande surprise
donc, le second effet de notre travail a été
pour Françoise de la renvoyer à ses propres
élèves, à son métier d'enseignante
(3e section de Maternelle). Elle a pensé aux multiples
occasions où ses jeunes élèves pouvaient
être déstabilisés, sans qu'elle s'en aperçoive,
à leurs “prises de risques”, notamment dans leurs
“prises de paroles”, qui n'étaient pas forcément
repérées, ce qui pouvaient les laisser désorientés.
Les effets d'Ouvrir le cinéma
Pour résumer, on pourrait
dire que la première partie de la séance a été
consacrée à la déstabilisation, sous
différentes formes — y compris les départs
— qu'a engendré le fait d'aborder le cinéma
d'une manière inhabituelle, en rapprochant des éléments
laissés habituellement isolés.
C'est ce que j'ai voulu exprimer
en proposant une approche “anthropologique”.
Pour le dire très vite, l'image
cinématographique (et l'image — en général,
je crois) est abordée immédiatement à
partir de deux points de vue majeurs : le point de vue sémiologique
(ce que signifie l'image, ce qu'elle “veut dire”) ;
le point de vue “esthétique” ( ce qui fait du
cinéma un art ). Dans ces deux orientations, on y met
bien sûr, un peu d'“anthropologique” : on abordera
assurément des questions comme l'identification, mais
essentiellement par rapport à un travail sur le récit
ou sur le personnage.
Le fait de décider de commencer
par une orientation nettement anthropologique permet, comme
nous venons de le faire à partir de nos deux premières
rencontres, de rapprocher des questions “travaillées”
par l'épistémologie (la part d'affect dans la
connaissance) et des approches purement anthropologiques comme
on l'entend habituellement (le lien qu'établit Morin
entre la magie et la subjectivité) ou historiques (la
transformation sociale de la perception — de la contemplation
à la distraction, selon Benjamin).
Quel intérêt pour nous
? Comprendre comment “ça marche” entre le cinéma
et nous, fondamentalement, puisque nous sommes des êtres
humains.
Il y a un tel écart, (une
telle mutation ?) entre le cinéma qui majoritairement
se développe actuellement et celui dont nous voudrions
transmettre la mémoire qu'il me semble absolument nécessaire
de commencer par faire ressentir les mille et une façons
d'être “touché” (au sens utilisé
par Benjamin) par une image. Mes interventions en classe ne
sont pas autre chose que des “exercices”, des “échauffements”
de la pensée et des affects pour tenter que les jeunes
générations puissent “recevoir” différentes
formes d'images. Pour reprendre le premier paradoxe auquel
je faisais allusion dans le dossier d'intention d'Ouvrir
le cinéma : “Le plus important, ça
n'est pas le cinéma”, ce que je veux exprimer ici c'est
un peu ça : préparer le “terrain”, préparer
(ce serait ça la pédagogie) l'esprit des enfants
à recevoir des images totalement inattendues pour eux
( Alain Bergala parle d'altérité ), qu'ils
soient en mesure de les rejeter s'ils le souhaitent, mais
qu'ils soient capables d'établir un lien, un lien “séparateur”
avec elles (je fais allusion au texte de Legendre) et qu'ils
trouvent une place pour leur désir propre au milieu
de toutes les sollicitations. — pour continuer en faisant
encore allusion au texte de Legendre — pour assumer
leur propre altérité. On cite souvent le petit
Edmund d'Allemagne année zéro de Rossellini
comme figure emblématique d'un enfant “dépassé”
par le désir des autres qu'on veut lui faire croire
sien, qui n'a pas pu assumer sa propre altérité.
Prendre le temps (un luxe ?) de
réfléchir à la place du cinéma
entre la pensée rationnelle et la pensée affective,
avec tout ce que cela entraîne, est pour moi une urgence si
l'on veut qu'une certaine transmission se fasse.
***
Je m'aperçois que —
ordinateur aidant — Je donne à ces “comptes
rendus de séance” un autre rôle que celui de
trace : une façon de prolonger l'échange
— cette fois-ci par écrit, avec un peu de recul
qui permet de “poser” certaines idées pour les
faire circuler.
A cet égard, je suis incapable
de relater l'intervention de Maryvonne sur une certaine forme
de travail avec ses élèves, qu'elle a appelé
“narration de recherche”. Il y a été question
d'un carré (ou d'un rectangle) et de sa surface doublée.
Il a été aussi question, de fil en aiguille,
de son initiative (rappelons qu'elle est prof de maths) de
faire acheter par son collège une caméra numérique,
du plan — un seul — qu'ils (ses élèves
et elle) ont réussi à tourner, de leur incapacité
à en tourner, pour l'instant, un deuxième, de
son projet au sein de l'équipe de DECLIC de proposer
un projet “philosophie” de la 6e à
la Terminale, et de son intérêt pour le cinéma
par rapport à ce projet.
Beaucoup d'éléments
sont réunis dans l'expérience de Maryvonne qui
concernent inextricablement et le cinéma et le rapport
à la connaissance. Je propose qu'elle puisse, dans
un premier temps, rédiger à notre intention,
quelque chose qui “poserait” tout ça par écrit
et nous permettrait d'aller plus loin.
***
Ces échanges se sont déroulés
sans visionnement d'images, par associations de pensées,
à partir d'éléments du 15 novembre. Pour
une nouvelle venue, cela a paru assez incongru, et sans grand
intérêt. Mais il se trouve qu'une remarque similaire
a été émise à l'issue de la deuxième
partie de la réunion, après le travail sur les
images que deux d'entre vous et moi avions choisies (Fanny
et Alexandre de Bergman, Où est la maison
de mon ami ? de Kiarostami, Good bye South, Good
bye de Hou Hsiao hsien).
Pour des raisons pratiques, cette
phase du travail s'est faite de manière un peu précipitée,
trop précipitée, certainement. Elle n'a pas
donné lieu à ce que j'avais imaginé,
mais cela vient d'une erreur de ma part. Je propose que l'on
en reparle dès le debut de la séance du 17 janvier,
avec le visionnement d'un film qui n'a pas le statut de film
ni de téléfilm : je l'ai enregistré à
la télévision italienne dans un programme de
nuit consacré au cinéma et qui a été
réalisé expressément pour ce programme.
Il est intitulé “Che ci importa della luna ?”,
traduction “Qu'est-ce qu'on a à faire de la lune
?”. Le thème de la séance du 17 janvier (le
cinéma, quand il va trop vite), nous occupera en fait
je pense, pendant deux séances, car il faudra voir
aussi un extrait du journal filmé de Mekas, un épisode
des Histoires du cinéma de Godard, et laisser
du temps pour les surprises
***
D'autres textes ont été
distribués le 13 décembre : dossier paru dans
le numéro de décembre des Cahiers du Cinéma,
sur la question du cinéma à l'école;
document édité par les Salles de recherche
pour la sortie de Où est la maison de mon ami ?,
apporté par Valérie.
(31 décembre 2000)
A consulter en annexe de ce “récit” :
Je est un autre : (1)
Arthur Rimbaud ; (2)
Edgard Morin ; (3)
Pierre Legendre et Cinéma (tu dors ?),
ton mouvement va trop vite ! : Walter
Benjamin
(1) “Ce dont j'ai besoin, c'est d'une caméra toujours en mouvement (il ne s'agit pas, bien sûr, d'un principe absolu), car je crois beaucoup au pouvoir hypnotique de l'image en mouvement. C'est ce que j'appelle “endormir le spectateur”.” (Luis Bunuel, cinéaste, in Entretien avec Luis Bunuel, propos recueillis au magnétophone, à Madrid, le 15/1/1965 par Juan Cobos et Gonzalo S.J. de Erice, publié avec l'aimable autorisation de la revue “Griffith”, Cahiers du cinéma, n°191, 6/1967, p.14)
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